Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
Une cliente au guichet dans Welfare
Le Majeur en crise

« Welfare » de Frederick Wiseman : Nouvelle donne, le New Deal en lambeaux

Des Nouvelles du Front cinématographique
L'institution dit ce qu'il en est de ce qui est, sauf quand advient le réel qui l'empêche de coïncider avec elle-même. Cette non-coïncidence de l'institution a des incidences qu'emprunte Frederick Wiseman comme on descend dans la mine, comme une taupe creuse ses galeries. Un film a valeur d'emblème quand il est un paradigme : c'est Welfare. Le propre de l'assistance sociale y est saturé de toutes les formes de l'impropriété, mal-logement et chômage, addictions et pathologies, le porte-monnaie vide et la faim dans le pays le plus riche. À chacune des interactions entre agents et usagers, l'institution frôle la destitution. Une cour des miracles apparaît alors au cœur de l'État-providence et l'on ne sait pas si c'est un miracle ou un cauchemar de voir persévérer l'institution à l'heure critique des nouvelles donnes. Welfare apparaît aujourd'hui comme l'archéologie d'une hégémonie du capital devenue planétaire et totale. Quand elle est gagnée par les plus riches, la lutte des classes renoue alors avec la violence de ses prémisses : la guerre aux pauvres y sert de guerre à la pauvreté.

Sémantique et pragmatique
(de la contradiction à l'antagonisme)

L'institution, toute institution, toujours, est ambivalente. Une contradiction la caractérise qu'il est impossible de trancher. À la vérité, tout un rapport social est le foyer inavoué d'un antagonisme.

Le sociologue Luc Boltanski a en effet montré que cet « être sans corps » qu'est l'institution est polarisé entre la sécurité sémantique qu'elle est censée assurer à ses usagers, en leur disant « ce qui en est de ce qu’il est », et la dimension pragmatique d'existences échappant à ses cadres symboliques(1). C'est pourquoi la critique lui est consubstantielle, avec ses épreuves spécifiques : une épreuve de vérité (l'institution coïncide-t-elle vraiment avec ce qu'elle dit qu'elle est ?) ; une épreuve de réalité (l'institution répond-elle favorablement aux demandes de ses usagers ?) ; une épreuve existentielle (l'institution n'est-elle pas réellement mise en difficulté par des flux de réalité plus fortes qu'elle ?). On dira qu'une grande partie du travail cinématographique de Frederick Wiseman investit précisément l'écart entre sémantique et pragmatique, cette contradiction qui fait toute l'ambivalence de l'institution et dont la polarisation détermine la possibilité d'en faire la critique.

L'institution dit ce qu'il en est de ce qui est, sauf quand advient le réel qui l'empêche de coïncider avec elle-même. Cette non-coïncidence de l'institution a des incidences qui sont des failles et que suit Frederick Wiseman comme la taupe creuse ses galeries, comme on descend dans la mine.

Dedans gronde le dehors
(miracle ou cauchemar ?)

Welfare aurait à cet égard une valeur de paradigme, un exemple valable pour tous les exemples(2). Welfare est un film paradigmatique au point qu'avec quelques autres, il peut apparaître comme emblématique de toute l'œuvre de Frederick Wiseman, l'une des plus importantes du cinéma qui s'est imposée dans le courant des années 1970 en rappelant qu'il n'y a pas qu'à Hollywood que le cinéma est grand, ce que l'on savait déjà avec d'autres géants comme Jonas Mekas.

L'institution y apparaît comme un monde, que l'on pourrait définir avec Alain Badiou comme « un lieu où se trouve une collection de multiplicités, ayant entre elles des relations »(3). Un monde non pas clos sur lui-même mais inséré dans un vaste tissu alvéolaire que lacère le réel des rapports sociaux, leur violence transversale. La monadologie wisemanienne est l'étude rigoureuse des consensus idéaux à l'épreuve des multiplicités conflictuelles, Leibniz revu et corrigé par Durkheim.

Les bureaux gris de l'assistance sociale de Waverly dans l'État de New York dans Welfare abritent ainsi un petit monde en soi, avec ses agents et ses usagers, ses bureaux et ses salles d'attente bondées, ses procédures et sa paperasserie, et ses conventions comme de petits rituels, attendre son tour, plaider sa cause pour le demandeur et, pour son réceptionniste, défendre ou clore un dossier. Si elle est comme un dedans, l'institution s'enfle toutefois des fortes pressions du dehors, elle s'en fait l'écho même si elle le voudrait en sourdine, à l'étouffée. C'est comme si l'on voyait ses murs se lézarder, et des vagues se fracasser ad nauseam sur les rochers en participant imperceptiblement à leur érosion.

Avec la présence exceptionnelle d'un troisième terme, qui n'est autre que le cinéaste lui-même en étant son propre preneur de son et un opérateur à ses côtés, en l'occurrence William Brayne (présent de Hospital en 1970 à Sinai Field Mission en 1978), le film documentaire qui prend tout le temps pour documenter l'institution en ses règles se documente lui-même comme exception non neutre et disponible, qui peut servir ou desservir le cours des interactions, parfois dans l'exaspération des causes et des antagonismes inavoués qui les caractérisent. La critique des écarts entre le droit (avec son aspect sémantique) et le fait (et son autre côté, pragmatique), Welfare s'en fait non seulement la chambre de résonance mais il la provoquerait lui-même, en fonctionnant comme un amplificateur.

Le cinéma documentaire avait inauguré la synchronisation de l'image et du son à la fin des années 1950, avec un film comme Primary (1958) de Robert Drew auquel ont participé de grands opérateurs, Richard Leacock, Albert Maysles et Donn Alan Pennebaker. Le cinéma direct inauguré au début des années 1960 par Jean Rouch et Mario Ruspoli en France, au Canada avec Gilles Groulx, Michel Brault et Pierre Perrault s'est appuyé sur les innovations techniques d'alors, la caméra 16 mm Éclair-Coutant et le magnétophone Nagra. Quinze ans plus tard, Welfare démocratise radicalement le geste inaugural de Robert Drew et la foule des anonymes de l'assistance sociale peut désormais accéder à une dignité dans l'image cinématographique, égale à celle de John F. Kennedy.

Deux clients au guichet dans Welfare
© Meteore Films

Ainsi, quand un homme déballe tous ses papiers qui tombent de ses poches comme des détritus en signes d'une existence rendue à l'état de rebut, quand un autre interpelle un agent de sécurité afrodescendant en essayant de le coincer avec perversité dans sa rengaine raciste ou bien quand un troisième, la toute dernière figure du film, interpelle tout le monde et personne en convoquant à la fois ses longues études dans le paranormal, Lincoln, Dieu et Godot, ce sont autant de scènes qui font saillie dans l'institution et son chaos organisé. Ce sont des performances, voire des exhibitions qui sont l'expression du degré de réflexivité engagé et accentué par le processus même de Welfare, qui tient lieu de miroir pour ses comédiens d'occasion en tenant pour nous de la loupe grossissante.

Quant au cinéaste, on peut le reconnaître dans l'une de ses figures favorites, le balayeur apparenté au chiffonnier, qui ramasse les restes non pour s'en débarrasser mais pour les archiver en traces(4).

Et pourtant l'institution tient. Elle tient comme la Terre tourne selon le mot fameux de Galilée. L'institution tient, elle résiste à l'entropie, on n'y croirait à peine. Peut-être est-elle souvent prise en flagrant délit de ne pas satisfaire à ses obligations, il n'en reste pas moins qu'elle ne s'effondre pas, pas encore en tous les cas. Mais l'on ne sait pas s'il en va d'un miracle ou d'un cauchemar (quand l'anomie sociale n'est pas corrigée par l'institution mais ce qu'au contraire elle entretiendrait).

De Balzac à Robert Frank
(et puis Bosch, et Sue, et Beckett, et Kafka)

Le terrible dans Welfare, c'est que le propre de l'institution se voit saturé de toutes les formes de l'impropriété, le chômage et le mal-logement, les addictions et les pathologies, le porte-monnaie vide et parfois même les guenilles. Et puis la faim, la faim dans le pays le plus riche du monde. Ce qui est terrifiant dans le film de Frederick Wiseman, c'est que l'assistance sociale semble, à chacune des interactions entre agents et usagers, hantée par sa propre destitution, aux limites de la faillite.

L'assistance sociale est un dispositif qui, après la krach de 1929 et sous l'impulsion de Roosevelt luttant contre la récession, devait substituer à la charité religieuse puis laïque la solidarité nationale en digue aux pressions sociales. Elle a conduit en réalité à dresser un filet de survie que finance l'impôt en distribuant du revenu plutôt que de la cotisation assise sur le salaire comme sur le modèle alternatif de la sécurité sociale française(5). Et quand s'effiloche le filet de sécurité pour des raisons de paupérisation des classes populaires les plus fragilisées, l'assistance reflue dans la réification bureaucratique et la cour des miracles. Quelles différences, alors avec l'URSS, avec Franz Kafka ?

Que voit-on dans Welfare ? Un agent qui tient à bien faire son travail mais pour des raisons davantage professionnelles que morales. Un autre semble avoir baissé les bras tandis qu'une troisième ne peut plus s'empêcher désormais de verser dans une forme de cynisme euphémisée. L'institution fatigue aussi ses représentants, elle les éprouve, les use. Le développement des machines informatiques, loin de fluidifier le travail par le truchement du traitement des données, contribue à l'amplification des processus d'abstraction bureaucratique que contredit l'inflation proportionnelle des malheurs, ces vagues qui montent plus haut. Qu'entend-on encore dans le film de Frederick Wiseman ? Un couple fracassé qui se trahit en ne disant pas toute la vérité, sauf le rire qui éclate au moment d'avouer la faim. Une jeune femme qui plaide avec une colère froide la cause désespérée de sa mère. Une rengaine raciste qui ne lésine pas sur l'ironie en jouant des rivalités sur les guerres respectives, le vétéran de 1945 versus celui du Vietnam. Et puis quelques blagues échangées contre des pathologies mentales. La publicité concentrée de vies personnelles malmenées repose aussi sur le quasi non-dit de causes structurelles, ce hors-champ qui est une autre violence.

L'assistance sociale est une clinique qui ne s'avoue pas comme telle, avec ses gueules cassées et ses naufragés qui n'hésitent pas à fabuler face à des agents qui sont payés pour les juger en séparant le faux du vrai. La fiction est alors la protection pragmatique des usagers qui, coupables d'être ce qu'ils sont, fraudent moins l'assistance sociale qu'ils ont été passés en fraude, bricoleurs d'existences bazardées dont les débris symboliques s'amoncellent en vaines interactions et procédures de papier.

L'ampleur balzacienne du cinéma de Frederick Wiseman est double : documentaire et sociologique sur son versant filmique, perche et caméra à l'affût du moindre signe critique ; musicale et romanesque avec son montage en ritournelles, récurrences et leitmotivs. L'ampleur comme amplitude des perspectives ne l'empêche pas de se révéler aussi un Eugène Sue de son temps. L'époque est alors celle de la Guerre du Vietnam et du choc pétrolier, de la fin de la convertibilité dollar-or et de l'inflation, de la consommation de masse des stupéfiants et du racisme systémique, soit le démantèlement amorcé de l'État providence que l'on n'appelait pas encore le néolibéralisme.

Welfare se présente aujourd'hui comme l'archéologie d'une hégémonie du capital devenue planétaire et totale, le néolibéralisme mondialement insoutenable. Quand elle est gagnée par les plus riches, la lutte des classes renoue avec la violence de ses prémisses : la guerre aux pauvres vaut guerre à la pauvreté(6) et une violence tient déjà dans ce non-statut de pauvre qui symbolise l'abolition du salariat(7). Peut-être même y a-t-il du Jérôme Bosch dans Welfare qui occupe une place symptomatique dans la filmographie de son auteur, entre Primate (1974) et Meat (1976), le premier qui documente un laboratoire d'expérimentation sur des singes, le second portant sur les grandes usines concentrationnaires de production de la viande. La proximité des titres suscite de terrifiants effets d'homologie. La gestion du vivant, humain ou non, équivaut alors à une « biopolitique »(8).

Le New Deal courant de Roosevelt à Johnson résiste en 1973. Vu d'aujourd'hui, il commençait déjà à tomber en charpie. Si Welfare est contemporain de Nashville (1975) de Robert Altman, il l'est aussi de Massacre à la tronçonneuse (1974) de Tobe Hooper, d'Assaut (1976) de John Carpenter. Le film de Frederick Wiseman est surtout l'une des plus grandes œuvres documentaires dédiées au peuple des États-Unis, avec en éclaireur Les Américains (1958) du photographe Robert Frank.

Poursuivre la lecture autour du cinéma de Frederick Wiseman

Notes[+]