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L'infirmière Sylvie Hofmann à l’hôpital dans Madame Hofmann
Rayon vert

« Madame Hofmann » de Sébastien Lifshitz : Fermer les écoutilles

Pierre Mathieu
Avec Madame Hofmann, Sébastien Lifshitz complète la galerie déjà riche de ses portraits au féminin. Sous son regard, Sylvie, soignante quasi retraitée de l’hôpital nord de Marseille, illumine l’écran. Elle pourrait apparaître comme une héroïne un brin statufiée, symbole idéal et sacrificiel de l’hôpital public en pleine crise, mais Sébastien Lifshitz parvient, au plus près des corps, à échapper à cette célébration politiquement dangereuse. Il capte, bien plutôt, les mécanismes insidieux de la souffrance professionnelle, et nous met face aux déterminismes sociaux qui poussent les femmes, en premier lieu, à s’oublier pour le bien collectif.
Pierre Mathieu

« Madame Hofmann », un film de Sébastien Lifshitz (2024)

Sylvie Hofmann prend place dans le module ; les néons bleutés qui l’éclairent donnent une lumière presque surréaliste à cet environnement métallique, quelque part entre la navette spatiale et le sous-marin. Une femme dépose un casque de verre sur sa tête, le visse, s’extirpe de la pièce exiguë, et ferme l’écoutille en faisant pivoter le volant métallique de la porte. « Respirez profondément. Détendez-vous. » lui intime une voix de haut-parleur, grésillante, un brin robotique. Au cœur de ce plan de Madame Hofmann, nouveau film de Sébastien Lifshitz, l’infirmière presque retraitée de l’hôpital nord de Marseille semble tout sauf sereine, et pour cause, elle est ici passée de l’autre côté du soin, soumise à un traitement spectaculaire qui vise à lui faire retrouver l’ouïe perdue de son oreille gauche par suroxygénation. Quelques minutes auparavant, à l’écran, le médecin ORL s’était bien essayé à quelques explications sur cette surdité soudaine : « on ne sait pas vraiment », « AVC », « pression artérielle », « fatigue du tympan »... Une seule hypothèse avait semblé accrocher le regard de Sylvie : « parfois, le corps se coupe volontairement du monde quand il est trop sollicité ».

Cette scène imprime tout particulièrement au cœur du documentaire de Lifshitz, car elle offre au spectateur une image très synthétique des ambitions de son film : dresser le portrait d’une femme qui, toute dévouée aux autres par son statut de soignante, se cloisonne sous le coup d’une souffrance professionnelle qui la ronge de l’intérieur, et n’aspire, de son propre aveu, qu’à « fermer les écoutilles » ; saisir, aussi, les enjeux profonds du moment historique que constitue la pandémie de Covid-19 pour nous faire repenser les contours d’une société qui a elle-même été placée sous oxygène, et maintenue à flot par des corps sacrifiés. Ces deux lignes (l’intime et l’universel) s’entremêlent souvent chez Lifshitz, et Madame Hofmann ne déroge pas à cette tradition. Le documentariste filme la claustration du service d’oncologie où Sylvie exerce comme cadre de santé pendant la crise sanitaire, tout autant que les grands extérieurs qui ouvrent le champ et le font respirer : escapades vers les Alpes enneigées où séjourne son mari, balades sur le front de mer ensoleillé aux côtés de sa fille et de son petit-fils.

Ces deux territoires, distincts, ne sont pas hermétiques à l’image. Ils ne participent pas d’une topographie qui opposerait artificiellement la souffrance passée (le lieu de travail où la mort est omniprésente) à l’espoir qui vient (la mer ou la montagne comme horizons de retraite possible) au profit d’un film-trajectoire : l’une des forces du documentaire de Sébastien Lifshitz est de montrer, au contraire, la continuité des questionnements qui habitent Madame Hofmann au-delà de toute dimension eschatologique, et qui, en dépit de la lumière marseillaise qui inonde l’écran, donne une coloration résolument sombre au constat que dresse le documentaire : cesser de travailler, ce n’est pas nécessairement cesser de souffrir.

Corps solides ; corps liquides

Sébastien Lifshitz s’intéresse à la question des corps, qu’il filme au plus près depuis ses premiers documentaires : corps vieillissants porteurs d’une histoire politique (Les Invisibles, 2012), corps en mutation (Adolescentes, 2019) ou corps dysphorique (Petite fille, 2020). L’enveloppe physique qui charrie les êtres semble être pour lui un indéniable révélateur social, la garantie de coller littéralement à un sujet, le support documentaire, aussi, d’une histoire qui se dérobe à toute mystification ou tout effet de sur-fictionnalisation. Ce constat semble d’autant plus pertinent dès lors qu’il s’agit pour lui de filmer l’hôpital pendant la pandémie, lieu où les corps sont, si ce n’est directement menacés dans leur devenir, du moins durement éprouvés. Ce ne sont pourtant pas les patients qui arrêtent la caméra dans Madame Hofmann, mais plutôt les corps de celles et ceux qui les soignent. En premier chef, celui de Sylvie, héroïne proclamée du film, dont la silhouette guide systématiquement le regard de la caméra dans les dédales du service d’oncologie et en dehors, à travers des cadrages qui la scrutent sous tous les angles, du plan d’ensemble au très gros plan. Le casting qui a présidé à ce choix a suscité quelques réserves critiques : l’évident charisme de Sylvie Hofmann, l’aspect presque romanesque de sa vie (elle attend, à quelques jours de sa retraite, un diagnostic médical important), sa longévité et sa dévotion professionnelles hors norme (peu d’infirmiers ou d’infirmières, elle le rappelle elle-même à l’aune de ses quarante ans de carrière, ne dépassent les sept années de service continu) en font un objet filmique (trop) parfait. La mise en scène de son existence semble presque préexister au geste cinématographique du film, et peut interroger : l’héroïsation de Sylvie n’est-elle pas, politiquement, un miroir aux alouettes ? Ne conduit-elle pas à statufier ce modèle vivant au risque de rendre un hommage un brin lénifiant aux personnels soignants supposément prêts à tous les sacrifices ?

Sylvie Hofmann et une amie dans son jardin dans Madame Hofmann
© Agat Films - ARTE France

C’est dans le dialogue constant avec son sujet que se déjoue en partie cet écueil : Sylvie Hofmann souligne en effet, lors de l’une de ses prises de parole face caméra à valeur introspective, le contraste qu’elle ressent entre la rigidité et le caractère inflexible de son corps, qui ne laisse que peu transparaître ses émotions face à la dureté de son quotidien infirmier et aux exigences décisionnelles de son statut de cadre, et la nature réelle des sentiments qui la traversent, si violents qu’ils la réduisent parfois, selon ses mots, à l’état « liquide ». La bonne intuition de Sébastien Lifshitz consiste donc à creuser ce paradoxe entre la femme « roc », mur porteur de son équipe et de sa famille, et la femme qui s’abandonne sans peine face à la caméra, qui laisse ses douleurs et ses questionnements les plus intimes s’écouler avec une forme de naturel déconcertant. Plusieurs scènes travaillent précisément à chercher les traces du mouvement dans les corps soignants qui ont tendance à se rigidifier face à la souffrance professionnelle : un spectacle de danse orientale de deux infirmières du service, auquel assistent Sylvie et d’autres collègues, a pour effet de substituer momentanément les silhouettes sensuelles et mouvantes des deux jeunes femmes à l’image de leurs mêmes corps tendus de fatigue en salle de repos ; des jets de liquides en tous genres pour le dernier jour de travail de Sylvie, où bétadine et gel hydro-alcoolique fusent de toute part, perturbent eux le cadrage jusque-là très maîtrisé de la caméra, hachant son mouvement, le fluidifiant pour épouser l’euphorie presque enfantine de cette bataille d’eau où tous les coups semblent permis.

Sébastien Lifshitz trouve ainsi le moyen, dans ces multiples écarts, d’approcher les sentiments enfouis qui traversent les sujets qu’il filme, et suscite chez nous une émotion d’autant plus vive que les corps des soignants qu’il choisit dans Madame Hofmann sont de prime abord, et par nécessité, revêches : tenus de tenir dans le moment historique que constitue la pandémie de Covid-19, ces corps se calcifient (Sylvie reprend à plusieurs reprises la métaphore évocatrice de la « carapace ») pour résister aux exigences épuisantes d’un hôpital public en crise et en tension, avant de s’effacer (le service est dépassé par les arrêts maladies et la pénurie de jeunes soignants) ou de s’oublier (le médecin chef du service se surprend d’abord du souhait de Sylvie de faire valoir sa retraite après quarante ans de service).

Transmission ou contamination ?

À la question du corps souffrant, très liée à celle du travail et du rôle qu’il doit jouer dans nos existences, Madame Hofmann semble également ajouter celle du déterminisme genré et social. Cette dimension existe tout particulièrement dans la trame du dehors, celle du documentaire qui explore la vie familiale de Sylvie, entre les Alpes où vit son mari et la région marseillaise où habite sa mère de quatre-vingt-cinq ans, Micheline. Cette figure maternelle est très présente dans le film, et ses apparitions prennent systématiquement la forme d’un dialogue libre et amusé avec sa fille, porté par une évidente complicité et un mimétisme que travaillent les plans en miroir. Pour cause, nous comprenons que Micheline, orpheline d’origine italienne, s’est installée en France pour se faire une condition. À force de détermination, elle a réussi à passer le concours d’aide-soignante, métier qu’elle a exercé à l’hôpital de la Timone de Marseille pendant de très nombreuses années. Symbole vivant d’une forme d’élévation sociale, elle s’impose aussi à l’écran comme un corps survivant, car elle hésite à engager un protocole de chimiothérapie pour faire face à son cinquième cancer, maladie dont elle porte les stigmates.

C’est à travers une belle scène où les deux femmes observent des photographies anciennes (clin d’œil très conscient aux liens tel que les tissaient à l’écran le documentaire Casa Susanna - 2022) que se matérialisent les liens de parenté et de solidarité entre elles : la toute jeune Micheline, aux traits poupins et presque adolescents dans sa robe-tablier blanche de sortie d’école d’aide-soignante, rentre cruellement en contraste avec les questionnements et les douleurs qui assaillent Sylvie au moment où elle s’apprête à quitter l’hôpital. Cette étrange porosité mère/fille, qui s’approfondit au fil de leurs face-à-face filmés, est donc avant tout un dialogue de soignante à soignante, qui ouvre un espace de réflexion intergénérationnelle sur la question du travail et de la peine qu’il génère, fil rouge du documentaire : quand Sylvie formule son inquiétude face à la difficulté de trouver un cadre qui serait en mesure de la remplacer une fois partie à la retraite, sa mère réagit, se référant à sa propre expérience, en soulignant à quel point l’institution se montre indifférente à un départ et survit à toutes celles et ceux qui la quittent. Cette approche du monde de l’hôpital, presque zolienne (le travail est une bête vorace qui vous digère, puis vous recrache sans aucune forme de reconnaissance), est l’expression d’un détachement un brin désabusé que peine à adopter Sylvie, qui a su s’élever un peu plus haut dans la hiérarchie sociale en occupant des fonctions dirigeantes (et dont l’expérience est en cela différente de celle connue par sa mère, petite main ouvrière de l’hôpital public) ; pour autant, la même Sylvie peine à mesurer le coût physique et humain de son surinvestissement et ne parvient jamais à relativiser son impact réel à l’échelle des problèmes structurels de l’hôpital public, qui la dépassent par leur ampleur.

Aussi, l’autre motif de transmission exploré par le documentaire, plus sombre, est-il celui de la maladie, et de sa possible contagion : porteuse du « gène pourri » qui a déclenché le cancer du sein et des ovaires de Micheline, sa fille s’interroge sur la pertinence d’une opération préventive par l’ablation de ses organes, au regard des multiples pathologies que sa mère a déclenchées toute sa vie durant. Questionnant sa mère sur cette perspective, elle se heurte à une forme de fatalisme qui la laisse perplexe : « on est là pour souffrir », lui objecte son aînée. C’est ce « on » qu’il convient d’interroger in fine, au quasi terme du documentaire, un « on » qui ne renvoie pas à l’humanité toute entière, mais que l’on pourrait aisément gloser par un « nous, les femmes ». En définitive, et c’est là la ligne la moins optimiste mais la plus frappante peut-être du film, Sébastien Lifshitz touche du doigt dans Madame Hofmann quelque chose comme une spécificité de la place sacrificielle des femmes dans nos sociétés contemporaines, et tout particulièrement dans les métiers du soin ou de l’assistance à la personne. Le réalisateur filme, plus encore que le parcours complexe et fascinant d’une infirmière lumineuse en la personne de Sylvie Hofmann, la réalité sociale et les déterminismes qui se perpétuent et qui conduisent une mère et une fille à consentir à la même souffrance au nom d’une dévotion qui, aussi admirable soit-elle, reste une affaire de genre.

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