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Emma et Anaïs couchées dans un champ dans Adolescentes
Critique

« Adolescentes » de Sébastien Lifshitz : Divergentes

Des Nouvelles du Front cinématographique
Pendant cinq années, Sébastien Lifshitz a filmé la vie de deux amies, Emma et Anaïs, de la fin joyeuse des années collège aux ouvertures incertaines de l'après-bac. Le documentaire au long cours extrait d'un matériau de 500 heures de rush insiste à se présenter comme une chronique toute en sensibilité trouvant dans la durée le moyen de rendre perceptible ce qui caractérise l'adolescence intimement, soit un processus, un développement (alesco), une poussée vers (ad) – un élan. Coupé par la litanie des banalités de base de l'adolescence servie dans les grandes largeurs par un documentaire rêvant de « ciné », l'élan se retrouverait davantage du côté d'un montage dédié à la compréhension des forces obscures qui épuisent une belle amitié.

« Adolescentes », un film de Sébastien Lifshitz (2019)

L'adolescence est l'âge exemplairement intermédiaire, l'âge des possibles comme l'avait indiqué le titre d'un film de Pascale Ferran, celui où les adolescents apparaissent comme des mutants et leurs transformations accompagnent le cinéma de Sébastien Lifshitz depuis longtemps. Depuis le début en fait dès sa collaboration sur Nénette et Boni (1996) de Claire Denis suivie par la réalisation des Corps ouverts (1997), Presque rien (2001) et Wild Side (2004) dont le titre inspiré par la chanson la plus connue de Lou Reed rappelle en passant qu'elle est issue d'un album intitulé Transformer. L'adolescence est une période intervallaire, c'est un âge critique pour ses transformers. Voir la société à travers ses adolescents c'est pouvoir la regarder en mouvement, c'est considérer la dimension critique de ses imperceptibles changements, de ses profondes et décisives transformations. Notamment sur le versant du bouleversement contemporain des normes sexuelles que documentent les films de Sébastien Lifshitz parmi les plus récents, Les Invisibles (2012), Bambi (2013) et bientôt Petite fille (2020).

L'allongement de l'adolescence à l'époque de la modernité tardive est symptomatique d'un bouillonnement ressaisi à son plus vif, d'une effervescence et d'une incandescence qui appartiennent au fond à notre humanité même, à nos processus continués d'hominisation à l'heure critique de la possibilité de ses modifications génétiques – l'hominescence chère à Michel Serres. On ne comprendrait pas autrement la survalorisation hollywoodienne de la figure du super-héros qui donne aux blockbusters contemporains la coloration du teen-movie riche de ses emcoming-of-age stories.

Tout cela, Sébastien Lifshitz l'a compris. Son problème est qu'il ne le sait que trop bien. Emma et Anaïs pas moins qui se prêtent trop aisément au jeu narcissique de jouer devant la caméra l'adolescence qu'elles vivent en vrai. 135 minutes soutiennent dès lors moins l'expression du passage des années que l'étirement de nombreux moments faibles dévolus aux lieux communs d'un âge suffisamment universel pour prescrire de faciles effets de reconnaissance à travers les générations. L'étayage jusqu'au remplissage des banalités de base de l'adolescence sur lequel renchérissent la format « scope » et la partition quasiment ininterrompue des toujours excellents Tindersticks s'apparente cependant au gonflage « ciné » d'un documentaire qui aurait gagné à jouer la concentration et la concision sans rien renier de son empathie. Le fait même que les deux filles se tiennent à la discipline de ne jamais regarder la caméra, privées par ailleurs de toute interaction avec le réalisateur, s'impose comme une stratégie esthétique forcée de refus du cinéma direct accréditée par l'usage des longues focales. Moyennant quoi, le film documente si peu les relations établies avec les adolescentes dans la préférence de la connivence à la résistance. Il est aisé en conséquence de lui préférer des films récents et proches mais aux façons moins ostentatoires, qui impliquent la participation des ados à sa réalisation (Premières solitudes de Claire Simon, 2018) jusqu'à se donner des airs de home movie entre copines (J'suis pas malheureuse de Laïs Decaster, 2018).

Comme à l'époque de La Traversée (2001) avec sa quête symbolique d'un père américain, Sébastien Lifshitz tourne son documentaire en rêvant de le retourner du côté de la fiction mais son film, s'il est plein des banalités de base de l'adolescence et de l'époque où elle advient, est au fond assez pauvre en fiction. L'équivalent féminin de Boyhood (2014) de Richard Linklater s'il tient du fantasme n'est caressé paradoxalement que de loin. Il est vrai, de loin, les adolescentes corréziennes d'Adolescentes ressemblent à toutes les adolescentes imaginables du monde, qui s'engueulent avec leurs parents, déconnent avec leurs copines, s'emmerdent en cours et hésitent entre moquerie et fascination à l'égard des garçons. De loin, la France des années 2010 ressemble à Brive comme à Paris au portrait moyen d'une société moyenne qui se croit protégée de tous les extrémismes à l'occasion des grands moments consensuels, des foules républicaines disant « Je suis Charlie » au vote Macron censé faire barrage à l'extrême-droite. De loin, l'élan d'Adolescentes s'entête et nous épuise à vouloir ressembler à ce que les journaux ont promis qu'il serait. De près, l'élan semblerait pourtant retrouvé, mais seulement à partir des hiatus objectifs d'une amitié saisis par une écriture documentaire qui a bien compris la nature décisive de la différence entre montage parallèle et montage alterné.

L'âge des possibles – avant l'impossible

Entre le stade larvaire de la chenille et celui du papillon que l'on appelle l'imago il y a la chrysalide qui s'offre naturellement en métaphore d'Adolescentes et le film de Sébastien Lifshitz, s'il fait image, arrive à le faire en dialectisant par le montage ce qui se produit dans la durée. Car Adolescentes raconte une histoire certes banale, caractéristique de l'adolescence, celle d'une amitié qui s'épuise avec les années, mais il la raconte en donnant au montage le crédit d'une lisibilité des forces objectives qui conspirent à distendre une relation, à desserrer un lien, à raréfier une expérience partagée. N'être plus des amies ne relève pas d'une décision concertée d'Emma ou d'Anaïs mais d'un processus impersonnel plus fort qu'elles, celui d'une prescription des destins sociaux précipitée par les années lycée, années des trajectoires scolaires différenciées qui sont fatales à l'amitié.

Emma et Anaïs discutent dans Adolescentes
© Agat Films & Cie - Arte France Cinéma - Les productions Chaocorp

Entre les banalités de base de l'adolescence comme âge critique et les lieux communs de la France consensuelle qui se relève des blessures de l'extrémisme, entre les séquences quelconques et l'insertion sans problématisation des archives du désastre, il y a un niveau où le documentaire de Sébastien Lifshitz arrive quand même à faire la différence, celui des espaces familiaux et de leur différenciation. Du côté d'Emma, la mère qui est contrôleuse des impôts occupe jusqu'à saturation la scène autoritaire de la réussite scolaire. En l'absence répétée d'un mari directeur commercial, la mère fait souvent violence à sa fille en l'inscrivant dans une stratégie scolaire du placement et celle-ci lui répond par un sens certain du retrait, de l'intériorité. Du côté plus expansif d'Anaïs, la multiplication des difficultés (mère dépressive, frère handicapé, surpoids héréditaire, incendie de la maison) est compensée par une personnalité combative et généreuse qui aspire à devenir auxiliaire de vie, pour enfants ou personnes âgées. Entre elles deux, l'adolescence est une expérience commune, un monde partagé mais celui-ci se réduit cependant comme peau de chagrin quand les écarts sociaux se voient renforcés avec l'arrivée au lycée, lycée général pour Emma, lycée professionnel pour Anaïs.

L'âge des possibles est déjà dans les faits en train de devenir celui de l'impossible – l'impossible distance creusée au lycée par le renforcement scolaire des écarts sociaux fixés dans les familles. L'école des chances offertes aux élèves de ne pas reproduire le destin de leurs parents est l'école des inégalités entre eux. La France consensuelle de Macron l'est moins à l'épreuve de la reproduction sociale et l'école qui est le lieu des amitiés est aussi celui de leur fin scellée sur l'autel scolaire des inégalités sociales. En 2010, Pierre Bourdieu a toujours raison, on le sait malgré le feu nourri des médias aux ordres et des éditorialistes patentés. Le rêve français de teenage movie pris à revers par la sociologie est la réussite d'Adolescentes mais c'est aussi sa limite quand la reproduction détermine de l'emporter sur toute autre considération.

Le démenti à distance de la politique

La durée est nécessaire à témoigner de l'amitié qui disparaît mais elle est cependant non suffisante. Il lui faut encore le montage pour mettre en valeur la contradiction dont une amitié ne se remettra peut-être jamais. Avec la durée, le montage parallèle qui vérifie les ressemblances formelles entre les adolescentes peut progressivement se transformer en effet en montage alterné avérant le creusement réel de leurs différences. De convergent le montage devient alors divergent et les mutantes sont elles-mêmes des divergentes. Elles le sont doublement, en s'éloignant l'une de l'autre tout en prenant de la distance avec leur famille respective.

À la fin d'Adolescentes, Emma est devenue une femme très belle, un plan très simple sur un quai de gare en témoigne magnifiquement et c'est avec elle que se termine le film de Sébastien Lifshitz. Quant à Anaïs elle n'a pas vraiment changé, c'est pourtant elle qui retient définitivement notre attention. Elle retient notre regard en ceci qu'elle est celle des deux qui prend position politiquement, à deux reprises notamment : face à sa mère quand elle lui explique qu'il faut marquer la différence entre un djihadiste et un musulman ; aux côtés de son père quand la victoire électorale de Macron l'autorise à voir en lui non pas le rempart de la démocratie face à l'extrême-droite mais le « bourge » qui ne servira jamais les intérêts des classes populaires.

D'un côté, le père d'Emma se plaint que la génération de sa fille soit dépolitisée à ce point. De l'autre, Anaïs lui aura répondu par un démenti à distance du montage parallèle et alterné. Quand la bourgeoisie cultive son sens du placement en programmant de manière forcenée l'ascension sociale de ses enfants, les enfants des classes populaires n'ont pas d'autre destin que celui de contester celui dont ils héritent. La fin du tournage d'Adolescentes est synchrone avec l'apparition du mouvement des Gilets jaunes mais il ne demeure pas moins symptomatique que le film de Sébastien Lifshitz préfère conclure sur Emma qui veut faire du cinéma plutôt que sur Anaïs qui veut sortir du mauvais film que lui projette l'époque.