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Emily Beecham dans son laboratoire dans Little Joe
Critique

« Little Joe » de Jessica Hausner : La petite clinique des erreurs

Des Nouvelles du Front cinématographique
Si Jessica Hausner continue avec « Little Joe » son travail de sape de l’eudémonisme comme idéologie de notre temps d’après les idéologies, ça n'est pas sans rejoindre la catégorie des films d’auteur qui anémient les genres populaires en les mortifiant de la morgue de leur intellect à court d'idées.

« Little Joe », un film de Jessica Hausner (2019)

Une fleur génétiquement modifiée est programmée par sa conceptrice pour être le diffuseur du bonheur qui manque aux vivants sceptiques et aseptisés. Mais le bonheur floral et domestique est addictif et toxique, c'est un poison biotechnologique qu'exhale une nouvelle fleur du mal, une belladone dont la promesse phytothérapeutique se paie des manipulations inconscientes du cerveau de ses propriétaires qu'elle asservit olfactivement. Après avoir trouvé qu'il y avait à ricaner du suicide de Heinrich von Kleist avec Amour fou (2014), Jessica Hausner continue impavidement son travail de sape de l'eudémonisme comme idéologie de notre temps d'après les idéologies (le moyen-métrage Inter-view en 1998 constitue à cet égard tout un programme pour cette ancienne assistante de Michael Haneke).

Le bonheur génétique est un malheur programmé parce qu'il relève d'un excès sans mesure, qu'il engage une incommensurable singularité (on l'a encore vu récemment avec Yves de Benoît Forgeard, tellement plus drôle(1)). Sauf que le premier film en langue anglaise de la réalisatrice autrichienne souffre de ne jamais être homogène avec ce qu'il raconte, programmatique et soporifique quand il aurait dû être euphorique, péteux et neuneu quand il aurait dû être vénéneux, sérieux comme un pape qui ne rend même pas la monnaie. De fait, le sérieux a des effets pharmacologiques de protection immunitaire contre tout risque d'allégresse et d'ivresse, au risque de la plus grande détresse quand la cérébralité ainsi surexposée dénude un pareil noyau dur de vide sidéral.

Ton sur ton (la redondance et son design)

Emily Beecham et sa coupe de cheveux au bol dans Little Joe
© BAC Films

Ton (pastel orange) sur ton (pastel vert), Little Joe se voit affligé de tous les maux, qui énonce et résume ce qu'il raconte à peu près toutes les cinq minutes, histoire d'être sûr, mais vraiment sûr de bien (faire) comprendre ce que son personnage principal comprendra à la toute fin du film et bien évidemment trop tard. Frontal et littéral, le film crève les yeux de son spectateur tout en gardant bien fermés ceux de son héroïne qui ne voit rien au désastre dont elle est l'initiatrice, automate empoisonné par une maternité mal négociée (la fleur porte le prénom de son garçon dont la voix, celle de l'une et l'autre confondus, souhaite ultimement bonne nuit à sa conceptrice). Il est vrai qu'en plus de tout énoncer, tout est annoncé d'emblée, une vision de surveillance panoptique en guise d'exposé programmatique pour un regard qui ne ratera rien, y compris ses propres ratages.

Ton sur ton, sans étonnement Little Joe ne gagne rien à miser sur la progressive déshumanisation d'une humanité toujours déjà déshumanisée. Pas davantage à exagérer le recours à la redondance (l'acteur Ben Whishaw interprétait Grenouille dans l'adaptation lourdaude du Parfum de Patrick Süskind). Rien non plus à noircir la portée symbolique des métaphores (la musique japonisante fait entendre une meute de chiens). Quant aux lents travellings-avant kubrickiens en abscisse et aux non moins lents travellings latéraux hanekiens en ordonnée, ils imposent les formes aussi référencées qu'amidonnées dédiées à la représentation clinique d'un monde clinique, représentation au carré et designé comme une coupe en brosse ou au bol, le jeu des à-plats comme un pneu crevé et aplati, une plante en plastique dégonflée.

Rien ne doit dépasser et si le pot de fleur est un pot aux roses, la peau de vache déguisée en fleur, même avec la coupe au bol de la rouquine Emily Beecham, rappellera que la réification du monde tient moins du monde documenté in-vivo que de l'œil glauque qui en fabrique in-vitro l'image antiseptique.

Matière grise, visqueuse (la maladie de la tautologie)

La componction est dès lors inévitable en délivrant de fait l'aporie esthétique d'une ponction maniériste et intello du cinéma de genre (impossible en effet de ne pas penser ici à un croisement hybride de La Petite boutique des horreurs et de L'Invasion des profanateurs de sépulture). Au point d'en arriver à faire tellement moins bien que des films originalement conçus comme des divertissements et qui cependant continuent encore d'exercer sans forcer leurs petits effets de séduction (Little Joe rejoint The Dead Don't Die de Jim Jarmusch et, dans une moindre mesure, L'Angle mort de Pierre Trividic et Patrick Mario Bernard, dans la catégorie des films d'auteur qui anémient les genres populaires en les mortifiant de la morgue de leur intellect).

La petite clinique des erreurs de Jessica Hausner manque de chair et de nerf (c'est bien la différence avec le maître David Cronenberg) pour toucher du doigt à la vérité de l'eudémonisme dont la promesse mercantile et techno-scientifique avère l'eugénisme propre au néolibéralisme. C'est qu'ici la manière pharmacologique touche seulement et si vite à ses limites tautologiques, et le cinéma du cerveau de finir alors par se vautrer quand il manque ainsi de corps et d'idées dans la matière visqueuse et grise de sa propre cérébralité. Si, pour la Gertrud Stein du poème « Sacred Emily » le vers « Rose is a rose is a rose is a rose » ouvrait sur les abîmes de sens disloquant le nom des choses de leur identité ou réalité substantielle, pour Jessica Hausner la fleur du mal eudémonique est de papier, son idée viciée et flétrie par la maladie de la tautologie.

Fiche Technique

Réalisation
Jessica Hausner

Scénario
Géraldine Bajard, Jessica Hausner

Acteurs
Emily Beecham, Ben Whishaw, Kerry Fox

Durée
1h46

Genre
Drame, SF

Date de sortie
13 novembre 2019

Notes[+]