Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
Annie Vernay dans Le Roman de Werther
Esthétique

« Le Roman de Werther » de Max Ophüls : Impossible n’est pas français

Maël Mubalegh
Sans relever une seule seconde du film à thèse, « Le Roman de Werther » de Max Ophüls est une démonstration par les images que le texte de Goethe est tout bonnement incompatible avec l’esprit français.
Maël Mubalegh

« Le Roman de Werther » (1938), un film de Max Ophüls adapté du roman de Goethe

Werther en français ? On tique un peu à la vision des premiers plans du film de Max Ophüls, tout simplement parce que la diction toute française des dialogues pose des digues farouchement étanches aux débordements de l’âme, ceux-là même qui font la beauté présomptueuse d’une phrase de Goethe, trop grande pour la vie. Et puis finalement non, on comprend très vite que là n’est pas le propos : parce qu’Ophüls est un grand cinéaste et un conteur précis, il livre en quelques scènes l’objet de sa réflexion. Notre Werther (Pierre-Richard Willm) débarque dans le petit bourg où il s’apprête à prendre ses fonctions de juge. Avec sa bonhomie trop univoque pour permettre à la mélancolie de se frayer un chemin, son air de vieux garçon pataud (l’acteur est visiblement trop âgé pour le rôle) et sa démarche peu assurée, il est déjà trop loin de son modèle de papier pour qu’on puisse un tant soit peu s’y accrocher comme à une bouée de sauvetage. Le roman, d’ailleurs, on l’oublie assez vite, et le titre même du film – Le Roman de Werther – sonne bientôt comme un aveu non pas d’échec, mais tout simplement de refus : refus de laisser le romanesque s’installer, refus d’une forme harmonieuse, refus d’une progression narrative qui nous emporterait avec elle. Un gag récurrent dans le premier mouvement du film en donne ainsi une clé de lecture assez passionnante : tout commence par un jeu du chat et de la souris lorsque, au milieu des comices, le jeune frère de Charlotte (jouée par Annie Vernay), un garçonnet facétieux qui avait rencontré Werther au tout début du film, aperçoit ce dernier et s’empresse d’aller à sa rencontre.

Charlotte lui court après tout en l’appelant. Elle-même est rapidement suivie par sa tante qui lui ordonne de revenir auprès d’elle, lui interdit formellement, quelques mètres plus loin, de danser avec un jeune homme jusqu’à ce que sa nièce ait rejoint Werther. Dans la scène qui suit, Charlotte et Werther sont au centre d’un jeu badin : on les enferme pendant un court instant dans une pièce étroite en comptant jusqu’à dix – dix secondes au terme desquelles ils doivent s’être embrassés. La tante, détonnant au milieu de l’assemblée joyeuse, essaye tant bien que mal d’accélérer le décompte. Un peu plus tard, nous voyons une voiture hippomobile rouler le long d’un chemin de campagne. Un plan à l’intérieur du véhicule nous révèle que la tante de Charlotte y est assise, seule. Elle se réveille péniblement et demande au cocher où sont partis Charlotte et Werther : dans le plan suivant, ils marchent dans les bois et poursuivent leur entreprise de séduction. C’est alors que la voix stridente de la tante se fait de nouveau entendre : « Charlotte ! Charlotte ! ». Plus qu’un prétexte à ponctuer le récit de péripéties comiques, le personnage de la tante synthétise à lui seul la dynamique profonde du Roman de Werther : chaque amorce de scène émotionnellement chargée, où les bouffées de passion du texte de Goethe pourraient enfin trouver à s’exprimer, est systématiquement ramenée dans le droit chemin d’une vision du monde rationnelle et cartésienne.

Il ne faudrait pas ici se méprendre : c’est moins l’intervention de la tante dans l’espace de la fiction qui importe (on en resterait alors au stade bêtement psychologique de l’interprétation : la tante comme instance moralisatrice qui empêche sa nièce de penser à l’amour en dehors du mariage), que ce que ces interventions impliquent en termes de découpage et de montage. Car en hachant les dialogues galants, elles se traduisent par un morcellement des « grandes scènes » potentielles et mènent leur travail de sape au cœur même des instants les plus confinés, comme si l’ombre de la tante planait constamment au-dessus des amants : lorsque Werther, enthousiaste, récite à Charlotte l’annonce qu’il compte faire au père de celle-ci pour demander sa main, le montage juxtapose les visages respectifs de Charlotte (le regard perdu dans le vague) et de Werther (qui se projette fièrement vers l’horizon), filmés dans des gros plans frontaux, sans jamais les placer dans la configuration d’un face-à-face : la séparation d’avec sa tante que Werther avait un peu plus tôt symboliquement imposée à Charlotte – en déchirant le feuillet sur lequel figuraient, côte à côte, leurs deux silhouettes respectives – apparaît alors comme tout à fait utopique. La tante n’avait finalement disparu que pour mieux ressurgir, insidieusement, dans un instant d’intimité a priori totale : à la circulation lyrique des voix et des affects que permettait la forme épistolaire du roman, Ophüls oppose une discordance à peine fondue dans les raccords.

On retrouvera un effet de montage similaire vers la fin du film, alors que Charlotte, les yeux humides de larmes, prie avec ferveur contre la rampe de l’escalier, après que son mari a rendu au valet de Werther les revolvers que celui-ci lui avait prêtés : le visage d’Albert, comme pétrifié en entendant la voix désespérée de sa femme, figé dans une curieuse expression, revient plusieurs fois trouer les gros plans quant à eux franchement pathétiques sur le visage de Charlotte. La possibilité d’une grande scène tragique se trouve ainsi réduite à néant dans son annonce même : le montage vient aussitôt lui couper les ailes pour la faire descendre sur la terre ferme du drame domestique. Et c’est là tout le traitement que Max Ophüls fait subir au texte original : les atermoiements de Werther voient leur noblesse épique ternie par le calcul bourgeois qui s’insinue dans presque tous les plans – et qui transforme le dilemme amoureux en mauvais vaudeville. Là où Goethe conduisait son héros sur le chemin des larmes pour le faire parvenir à un degré d’exaltation proprement intenable, Ophüls nous montre un Werther castré dans ses aspirations romantiques, auquel on demande moins de souffrir que de rendre indéfiniment des comptes : à chaque fois une raison surplombante et totalisante entre en jeu, renvoyant la passion à l’impuissance qui lui était a priori assignée.

Une scène met en forme ce mouvement coercitif de la raison de façon particulièrement limpide : après avoir appris que Charlotte est sur le point de se marier, Werther part se réfugier dans un bistrot misérable. Un plan sur la salle déserte nous le montre seul, assis à sa table face à un verre qu’on lui a apporté : on est ici de façon évidente dans le régime du mélancolique et de la désespérance. En cuisine, les deux employés apportent à cette vision romantique un contrepoint plat et terre à terre : la douleur de Werther n’est plus que psychologie de comptoir. Le plan suivant nous montre cette fois-ci en vue rapprochée le verre posé sur la table et la main de Werther qui s’en saisit : il essaye de se couper les veines en frottant son poignet contre le rebord du verre. Voyant que sa tentative s’avère infructueuse, il décide de passer à l’acte plus franchement et lève le bras dans l’intention de l’abattre d’un grand coup sur le verre. C’est alors qu’un serveur arrive, lui attrape fermement le bras et se fend d’un commentaire des plus pragmatiques : « on voit bien que c’est pas vous qui faites le ménage ! ». Ophüls fait bien plus qu’une simple relecture au second degré du roman, où l’ironie ne serait là que pour mettre à distance une certaine tradition romantique : sans relever une seule seconde du film à thèse, son Werther est une démonstration par les images que le texte de Goethe est tout bonnement incompatible avec l’esprit français, cet esprit « de concierge » que vante Bardamu dans Voyage au bout de la nuit.

En effet, quoi de plus contraire à la France, au fait d’être français ; à « l’Être-France » pourrait-on dire, qu’une littérature qui ne se représente la connaissance du monde que dans la doublure d’une expérience intime, sensible, irréductible à un point de vue central et totalitaire ? C’est précisément pourquoi les scènes axées essentiellement sur les dialogues et sur l’opposition d’une thèse à son contraire, qui peuvent ressembler à première vue à du mauvais théâtre filmé, sont dans le film d’une importance capitale : elles ferment définitivement les vannes du sensible et du sensuel pour étaler sans éclat la matière narrative sur un continuum platement intelligible, achevant de prouver l’impossibilité fondamentale d’un Werther français. À ce propos, dans le dernier mouvement du film, un face-à-face cousu de fil blanc oppose Albert à Werther, après que celui-ci a ordonné la libération d’un homme coupable du meurtre de sa bien aimée. Le premier porte la voix de la justice la plus stricte, soutenue par une vision bourgeoise et conservatrice des choses, là où le second se revendique explicitement des Lumières – Rousseau et son Contrat social, dont un volume est aperçu furtivement au début du film, sont quasiment cités dans le texte. Très vite, l’élan insurrectionnel de Werther est brisé par la rhétorique implacable d’Albert qui lui demande explicitement de « se justifier ». Or s’il y a une chose dont le Werther de Goethe est incapable, c’est bien la justification : de fait, par quel stratagème de l’esprit pourrait-on légitimement traduire les impulsions immotivées d’un cœur sans attache dans les termes les moins équivoques de la raison ? Parce qu’il met en scène un Werther aliéné par un discours rationnel, brisé par la tyrannie de la clarté française, le cinéaste donne à cette dichotomie – elle aussi très française – entre raison et passion un relief nouveau : de scission purement idéologique, elle est devenue ici principe de montage et de mise en récit. Mais il ne faudrait pas y voir l’hypostase sans nuance d’un état de fait : car en s’écoulant entre les blocs immuables posés et imposés par la logique intelligible, la narration sensible qui innerve secrètement Le Roman de Werther laisse entrevoir, au-delà de son échec inévitable, la possibilité d’un cinéma positivement romantique.

Fiche Technique

Réalisation
Max Ophüls

Scénario
Max Ophuls, Hans Wilhelm, Fernand Crommelynck

Acteurs
Pierre Richard-Willm, Annie Vernay, Jean Galland, Paulette Pax, Jean Périer

Durée
1h25

Genre
Drame

Date de sortie
1938