« Le vent souffle sur Erzebeth » : Pathologie de la Femme-tempête
Le Vent souffle sur Erzebeth raconte l'histoire d'une Femme-tempête dont le corps et les actions semblent être génétiquement liés au vent violent qui balaie avec régularité le petit village de Somlyo. Une pathologie peut-elle dépendre de ce qui se passe dans l'infiniment petit ?
« Le vent souffle sur Erzebeth », une création de Céline Delbecq et de la Compagnie de la Bête Noire (2017)
La folie est aussi une affaire de forme. Si la littérature, le théâtre et le cinéma en ont tant parlé, c'est parce que pour l'approcher, et en ressaisir son être propre, il faut également comprendre comment elle se construit en tant que forme, c'est-à-dire en tant que structure croisant plusieurs paramètres différents. La folie mobilise un univers de sens propre à chaque cas. Tout cela est bien connu. C'est par exemple tout le propos du dernier film de Raymond Depardon, 12 jours, où la pathologie de chaque patient trouve son origine dans une configuration à chaque fois spécifique. La folie peut donc aussi être une affaire spatio-temporelle, trouvant une matérialité dans un rapport au monde qui dépasse le cadre du solipsisme psychique. Tout cela, à nouveau, est bien connu : la littérature et la psychologie œuvrent ensemble depuis bien longtemps. Le travail est cependant inépuisable tant que la folie fera partie de ce monde. Chaque nouvelle pathologie pourrait ainsi trouver sa version littéraire, autrement dit : faire œuvre à son tour en racontant son histoire. Dans une société qui ne peut trouver de place pour quelque pathologie que ce soit (d'où son exclusion systématique dans les marges), le théâtre s'est imposé comme le lieu par excellence où le dérèglement peut être approché dans sa singularité formelle. Le vent souffle sur Erzebeth, écrit et mis en scène par Céline Delbecq, participe pleinement à ce travail de reconnaissance qui déjoue simultanément les facilités et les tentatives de réduction qui accompagnent généralement le traitement sociétal de la folie.
La trame de la pièce se présente de la manière suivante : « Dans le village de Somlyo, enclavé entre la mer, les montagnes et un volcan, un vent violent souffle six jours par mois. Erzebeth, une jeune femme de 20 ans, y est particulièrement sensible. Un jour, elle sauve une petite fille de la noyade et devient l’héroïne du village. Mais le vent continuer à souffler et les angoisses d’Erzebeth face à la vieillesse, à la mort et au renouveau cyclique de la nature augmentent. Le sang de la petite fille blessée n’a-t-il pas rajeuni les mains d’Erzebeth ? »(1). Le vent souffle sur Erzebeth raconte l'histoire d'une Femme-tempête, Erzebeth, dont le corps et les actions semblent être génétiquement liés au vent violent qui submerge à fréquence régulière le petit village de Somlyo. Le postulat de départ proposé par Céline Delbecq s'écarte donc du psychologisme primaire : la pathologie d'Erzebeth se déploie d'abord dans l'espace et dans un rapport étrange avec la présence en toile de fond de la tempête. Le corps de l'actrice (Charlotte Villalonga) se désarticule progressivement, comme s'il pliait face à la force du vent, jusqu'à ressembler à un zombie. Les forces extérieures ont ainsi autant d'emprise sur elle que ses blessures intimes. De ces dernières, nous savons qu'il y a un père mort, un petit ami disparu en mer et une peur de vieillir. Or, systématiquement, plutôt que d'établir des liens de causalités stériles, Céline Delbecq redonne à chaque plaie une existence formelle propre. Les morts se manifestent à Erzebeth dissimulés derrière des masques. La mer semble appeler la jeune femme comme le personnage d'Ellida Wangel dans La Dame de la mer d'Henrik Ibsen, en défiant toute logique psychique préétablie. Enfin, Erzebeth croit que le sang des jeunes filles l'empêche de vieillir. Elle commettra ses crimes dans ce but, du moins en partie, évidemment, puisque Le vent souffle sur Erzebeth ne cherche pas à expliquer cliniquement l'origine d'une pathologie, mais à en montrer la singularité spatio-temporelle.
L'influence d'Ibsen sur Le vent souffle sur Erzebeth est en cela décisive. L'action semble d'ailleurs se dérouler sur les côtes des célèbres fjords d'Europe du Nord qui servaient de cadre aux pièces du dramaturge norvégien. Loin de nous l'idée de nous abandonner ici à une érudition gratuite et infructueuse, mais la finesse du travail de Céline Delbecq semble dépendre beaucoup de sa lecture d'Ibsen. Elle parvient en effet à reproduire la puissance conceptuelle de ses textes où, bien souvent, à l'image de La Dame de la mer, une certaine forme de pathologie trouve une extension dans des éléments extérieurs au psychisme. On pourrait encore citer le vertige et les tours dans Solness le constructeur, ou le voyage abracadabrantesque de Peer Gynt, couronné roi des fous. Chez Ibsen, la pathologie est une question formelle, une question d'espace et de rapport aux éléments (la mer, la tour,…). La scène où se déroule l'action devient le théâtre d'une manifestation complexe, indécidable, irréductible et à chaque fois singulière d'un dérèglement qu'une lecture causale ne pourra pas réprimer. Les personnages d'Ibsen finissent toujours par affronter la communauté. C'est également le cas dans Le vent souffle sur Erzebeth, puisque la jeune femme sera condamnée à mort après avoir été l'héroïne du village, symbole de l'incapacité d'une société à comprendre ce qu'elle ne parvient pas à faire rentrer dans son moule.
Le médecin du village (interprété par Julien Roy) développe une théorie pour comprendre le mal qui ronge Erzebeth. Sous l'impulsion de la mécanique quantique, il affirme que les atomes de la jeune femme, née un jour de tempête, seraient liés à celle-ci. Les théories quantiques affirment en effet que deux atomes peuvent être reliés entre eux et s'auto-influencer même si l'un des deux se trouve à l'autre bout de l'univers. L'hypothèse est stimulante et, aussi farfelue qu'elle puisse paraître, Céline Delbecq semble lui accorder un certain crédit. Et même si ce n'est pas le cas (plusieurs spectateurs ont rit durant les élucubrations du médecin), sa présence dans la pièce crée un certain vertige. Une pathologie peut-elle dépendre de ce qui se passe dans l'infiniment petit ? Un être humain peut-il être lié secrètement à des éléments extérieurs à sa constitution ? Une "Femme-tempête" pourrait-elle exister ? Le monde quantique, avec ses mystères, ses dimensions supplémentaires (au-delà des trois que l'esprit humain reconnaît) ou le postulat de mondes parallèles, pourrait constituer le cadre formel et impalpable de nos actions (il l'est sans doute déjà). Le psychisme et les blessures intimes conserveraient la même importance : seuls les dés seraient lancés sur une nouvelle table de jeu. Si Le vent souffle sur Erzebeth a quelque chose à dire sur le traitement de la pathologie, c'est bien cela. Qu'il y ait des traumas identifiables est une chose, mais que ceux-ci se matérialisent sous une forme à chaque fois singulière en est une autre. Il faut toujours penser la forme et le cadre. La pathologie est aussi une question esthétique.
Notes