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Douze jours de Raymond Depardon
Critique

« 12 jours » de Raymond Depardon : C’est la Société qui vous parle !

Sébastien Barbion
Dans 12 jours, troisième documentaire de Raymond Depardon dans le milieu de la psychiatrie, les mots et les images des patients du Vinatier témoignent de la répression sociale : ils appellent à la compassion qui manque dans une société anesthésiée à force de se vouloir rationnelle.
Sébastien Barbion

« S'il n'y avait pas eu de médecins
il n'y aurait jamais eu de malades,
pas de squelettes de morts
malades à charcuter et dépiauter,
car c'est par les médecins,
et non par les malades
que la société a commencé. »

(Artaud, Aliénation et magie noire)

Après sa présentation remarquée hors compétition au Festival de Cannes 2017, 12 jours, le dernier film de Raymond Depardon, est aujourd’hui en compétition officielle au FIFF de Namur. Assisté par sa compagne et ingénieur du son de toujours, Claudine Nougaret, le documentariste essaye une fois de plus de donner la parole à ceux que l’on entend peu ou pas. Après San Clemente (1980) qui suivait les patients internés à l’hôpital du même nom, situé sur une île au large de Venise, et Urgences (1987) qui enregistrait la relation patient-psychiatre dans le service des urgences psychiatriques de l’Hôtel-Dieu à Paris, 12 jours, tourné à l’Hôpital Le Vinatier en périphérie lyonnaise, poursuit ce qui peut apparaître comme une trilogie de la folie ou, si l’on nous permet d’être moins publicitaire et plus précis, une trilogie rejouant à différents niveaux la dialectique du normal et du pathologique.

Dialectique qui se matérialise d’abord, cette fois, par la chronologie des douze jours pendant lesquels une personne, déjà placée en hôpital à la demande d'un tiers, n’est pas encore légalement internée. Douze jours, c’est le délai imposé par une loi de 2013, endéans lequel l’hôpital doit présenter les individus contraints à une hospitalisation devant un juge des libertés et de la détention qui validera ou non la procédure et le programme de soin proposés. 100.000 personnes y sont soumises chaque année en France, Depardon en a filmé 72, nous entendrons la langue d’une poignée d’entre eux. Nous les appellerons « patients », car ils se sont souvent montrés infiniment patients, dans la vie en général et pendant les douze jours qui suivent le moment de leur expulsion de la société « normale ». « Patients », car les mots et les images de la répression sociale ne sont pas encore venus à bout de leur sensibilité.

C’est la société qui vous parle : no man’s land solipsiste

12 jours est un film documentaire, ni un reportage sur les fous, ni une enquête sur la machine psychiatrique et judiciaire qui les contraint. Nous sommes dans l’antichambre de la folie, là où devrait se rejouer incessamment, fut-ce seulement par le dialogue, la dialectique du normal et du pathologique. « Devrait », car on entend bien que les dés sont pipés, que rien ne se négocie, que la langue de la machine psychiatrique et judiciaire ne cesse de se vérifier de manière solipsiste. Plus encore, à quelques singularités près, c’est souvent cette même langue qui s’entend chez tous les interlocuteurs du dialogue. Malgré ce qui semble être un écart impossible à combler entre la langue procédurière et formelle des juges et des avocats, et les langues des patients, c’est souvent d’abord deux fois la même langue qui se parle. Et chacun en est tout autant la victime.

Néanmoins, que ces patients nous touchent à ce point – des rires aux larmes, des rires dans les larmes et des larmes dans les rires – devrait nous alerter sur l’usage singulier qui est fait de l’une ou l’autre langue codée de la société « normale ». C’est que celle-ci, et encore moins la langue procédurière et formelle de la psychiatrie et de la justice, ne nous font pleurer ou rire en soi. Car elles ne parlent de personne, à personne. Langues de protection, elles ne sont plus que le lointain bruissement de quelque chose qui s’est passé, un jour, et dont il a fallu conjurer les effets, pour toujours. La novlangue que nous entendons dans la bouche des avocats et des juges ou lisons sur les murs des institutions psychiatriques – faite d’« hétéroviolence », de « salon d’apaisement », de « péril imminent » – oscille entre l’injonction et l’ossuaire institutionnels. Répressive et inhabitable, cette langue dénude le sujet de l’action en le plaçant sur une scène abstraite, là où les mots ne portent sur rien ni personne. Une langue qui ne situe pas l’action du sujet dans un ensemble qui le dépasse et dont il est solidaire, mais la rabat sur une subjectivité nue dont l’un des attributs serait – terme régulièrement prononcé par les juges – l’hétéroviolence. Le sujet n’est plus le porteur d’une action dans une situation complexe donnée, il est une entité abstraite et vidée, d’autant plus abstraite que vidée, à laquelle il s’agit ensuite d’attribuer des qualités pures telles que l’hétéroviolence ou la schizophrénie. C’est peut-être bien ce que nous suggère ce long plan séquence avec lequel Depardon ouvre le film, parcourant les couloirs vides de l’hôpital Vinatier avec une lenteur extrême : no man’s land, no man’s language.

Si bien qu’en réalité l’isolement, thématique récurrente dans la littérature portant sur une bonne partie de la filmographie du réalisateur, se trouve bien plus du côté des agents de la machine psychiatrique et judiciaire que des patients. L’agent répond toujours par les mêmes sujets et qualités abstraites qui ne parlent de rien ni de personne, quand le patient se situe à un niveau de complexité infiniment plus important, contraint de jongler avec une pluralité de langues racontant des mondes et des subjectivités plus complexes que ceux de la machine administrative. Le patient ne cesse d’essayer d’accorder cette foule de langues avec cette langue qui ne parle de rien ni de personne. C’est là encore que le travail impossible du bien-nommé « patient » requière la plus grande patience, patience qui parfois vint à manquer au point de les conduire devant le juge. Par leur travail infini de résorption des intervalles, à tenter combler l’écart entre les multiplicités complexes et l’unicité d’un sujet vide et abstrait qu’il conviendrait de répéter pour se donner les gages de la normalité, les patients parlent tant de la répression sociale par la langue et les images que du caractère fantoche du sujet visé par ces langues et ces images. L'un d'entre eux aura beau tenter de substituer à l'hétéroviolence, qui ne parle de rien ni de personne, le poing éminemment tangible qu'il a mis dans la figure d'un homme, celle-là continuera à le déposséder de son acte en lui répondant par la qualité abstraite.

C’est la société qui vous parle : no man’s land tragicomique

Une patiente dans 12 jours

Ce dispositif répressif minimal sera diversement nourri par les patients qui connaissent très bien le nom des différentes injonctions sociales. Injonction au bonheur. Une patiente raconte le harcèlement dont elle fait l’objet au travail et qui l’a poussée à ce que l’on appelle aujourd’hui un « burn-out », tout en continuant à raconter entre les lignes les mondanités d’une belle journée au Festival de cinéma Lumière à Lyon. Le récit de la société mondaine, fait d’un tissu d’événements dont elle fait entendre qu’ils sont censés nous rendre heureux, trébuche sur le récit de la destruction par le harcèlement au travail, et inversement. Qu’au secours du désespoir provoqué par le harcèlement ne vienne qu’une langue parlant de cinéma nous rappelle les méfiances de théoriciens du début du XXème siècle, qui y voyaient surtout un outil dangereux de propagande et de manipulation des masses(1). Quoi qu’il en soit de ces thèses, cette patiente fait entendre le caractère fantoche du bonheur. Un bonheur qui agit comme une injonction dans nos sociétés s’épuisant dans la consommation ou dans la diversion qui protège les individus autant qu’elle les contraint. Injonction à l’identité. Un patient dont la physiologie porte la promesse de terres d’Afrique du Nord ou d’Orient, dans un état qu’on pourrait qualifier de demi-conscient tant il semble avoir été gavé de médicaments anesthésiants, raconte au juge tout le récit de l’intégration sociale. Il a dénoncé des voisins qui auraient constitué une secte, pris la Kalashnikov avec laquelle ceux-ci allaient commettre le mal et s'engage dès aujourd'hui à faire des dons à l’hôpital, une fois qu’il sera devenu un footballeur prospère. On devine aisément quel imaginaire social travaille la langue de cet homme, quel modèle de réussite circule toujours entre la voix de l’État à la télévision et les voix des cités. De la même manière, le récit d’un patient d’origine angolaise, fait d’amendement, de renonciation à soi, de « j’ai compris maintenant », rappelle avec quelle force ces langues de mondes inhabitables peuvent travailler les individus.

Injonction à la réussite sociale. Un des patients fait tout ce qu’il peut pour se donner l’apparence d’un homme solide et plein de projets ambitieux : il a beaucoup de choses à faire et un parti politique à monter. C’est aussi ça l’injonction sociale, faire semblant d’être important dans des costumes onéreux, avoir beaucoup d’argent, une grande entreprise. La langue et l’apparence de l’homme de pouvoir continuent à travailler l’inconscient, à hiérarchiser les groupes d’individus, à en contraindre certains à rêver avec ces mots bigger than life.

À chaque fois, la langue des patients essaye de combler l’écart entre ce qu’ils devraient être et ce qu’ils sont. C’est un théâtre tragicomique : tragédie du patient et comédie de la société. Nos larmes vont aux patients qui aspirent à se conformer aux injonctions sociales, nos rires découlent de la nullité de ce dont se soutiennent ces injonctions (sujets abstraits, sujets « un », sujets imaginaires) et les institutions qui en font la promotion. Ce que la langue de l’institution psychiatrique et judiciaire appelle « schizophrénie » n’apparaît plus alors tant comme l’idiosyncrasie d’un sujet abstrait qui se serait dédoublé, que comme l’expression des contradictions d’une société se faisant sujet dans tel ou tel patient particulier. À ce titre, il n’y a pas de formule plus juste pour qualifier cet état que celle utilisée par l’un des patients, qui a bien compris ce qui se trame dans ces histoires : « Merci de votre abus de pouvoir ». Ce ne sont pas tant les juges qui abusent de leur pouvoir, c’est le pouvoir (social et institutionnel, imaginaire et linguistique) qui abuse de tous les individus. Jusque dans cet énoncé tragicomique, « merci de votre abus de pouvoir », dans lequel c’est la langue policée de l’administration qui saute par le contenu, en même temps qu’elle est pleinement respectée par la forme de l’énoncé.

Ces hypothèses données à entendre seront confirmées par l’image, lorsque Depardon filme les déambulations d’un homme dans l'une des cours de l’hôpital. Il tente de suivre les pavés de la cour, disposés sur le périmètre extérieur. Malgré quelques excursions audacieuses au centre du périmètre, il marche principalement sur les pavés et y revient toujours. Il tente vaille que vaille d’être carré, quand bien même se dit dans la langue des patients que les choses ne tournent pas rond. L’image traduit un peu la langue des patients : tenter de dire la langue sociale malgré tout, quand bien même tout se casse la figure, qu’il s’agisse d’injonction au bonheur, à l’identité, à la réussite sociale ou de quelque machine administrative que ce soit. Des patients qui ne seraient jamais décrétés malades s’ils pouvaient pleinement accorder leur langue avec la réalité vécue, mais il faut bien continuer à parler la langue inhabitable, jusqu’à s’en rendre malade – devenir « plus catholique que le pape », soit plus heureux que les béats, plus identiques que les identitaires, plus successful qu’un homme d’état ou un business-man.

La compassion qui manque

Une jeune femme offre le café à Depardon
Merci pour le café

Dans un long plan séquence, une série de personnes déambulent. Une femme se rapproche peu à peu de la caméra qui filme la scène. Nous ne savons plus tellement s’il s’agit d’un plan filmé dans l’enceinte de l’hôpital ou dans n’importe quel espace public. Au plus près de la caméra, la jeune femme adresse des remerciements à celui qui, derrière la caméra, semble lui avoir donné de l’argent pour se payer un café. Celle que nous croyions appartenir à n’importe quel espace public est en réalité une patiente, que nous retrouverons dans le plan suivant, devant la juge. Elle tient d’abord à laisser s’exprimer son avocate, se méfiant peut-être d’une langue qu’elle ne maîtrise pas. Elle prendra ensuite la parole, pour débiter un long monologue, les yeux grands ouverts, d’une manière mécanique. Ce qu’elle raconte, pourtant, ne l’est pas du tout.

Jusqu’alors, la machine était du côté de l’administration psychiatrique et judiciaire, elle parlait froidement de sujets vides et abstraits. Les patients répondaient souvent en alimentant cette langue inhabitable par d’autres langues et images inhabitables, exprimant une sorte d’imaginaire social répressif qui lance toute une série d’injonctions aux individus. Ils en faisaient d’autant plus voir le caractère répressif qu’ils tentaient plus obstinément de continuer à l’habiter. Dans ce cas, que Depardon choisit de montrer en dernière position de la série, la jeune femme se fait machine administrative et procédurière. Ses postures et sa voix s’accordent pleinement au langage procédurier de l’administration psychiatrique et judiciaire dont le sujet abstrait ne peut être qu’une machine. Mais cette machine raconte surtout qu’elle n’est en rien une machine : les mots racontent un fol appel à l’affectivité avec des postures et une voix qui n’en ont aucune. Littéralement, elle fait sauter la machine administrative en y faisant saillir ce que celle-ci exclut toujours-déjà : compassion, affection, sentiment.

La jeune femme ne parle que de ça lors de son audience : mon enfant a besoin de moi, j’ai besoin de mon enfant, nous avons besoin d’amour. Un autre homme, le premier patient que l'on verra dans le film, sans que l’on ne soit bien certain de comprendre le lien entre tout ce qu’il raconte, trouve néanmoins une justification à un geste qualifié de « sans raison » par la justice : bouleversé, il n’aurait pas supporté le manque d’égard dont certains ont fait preuve en pleine rue, pour un tiers qui en avait pourtant besoin. Il était déjà question de cela dans un autre film de Depardon, Urgences (1987), avec cette jeune femme enceinte qui n’a pas supporté les coups donnés par un homme à un chien. Elle juge même bon d’insister : c’est la première fois qu’elle dégrade une vitrine (l’homme en question était propriétaire du lieu) en étant enceinte. De l’enfant qu’elle porte au chien battu, c’est une longue chaîne de compassion, ou de co-affectivité – si l’on préfère, pour oublier le commerce qu’en a fait un certain christianisme –, qui se dessine. Ou encore de ces patients, nombreux dans 12 jours et Urgences, qui nous parlent avant tout de leur trop grande sensibilité, une hypersensibilité qui répond à l’insensibilité prévalant d’ordinaire aujourd’hui. Les patients endossent le chagrin que le monde ne sait plus souffrir. Il s’agit probablement là de quelque chose qui ne s’apprend pas, mais qui s’est recouvert par bien des (gros) mots et des images colportés par toutes les institutions et bien des courants philosophiques méfiants à l’égard de tout ce qui ressemble à du sentiment. Combien se jetteraient aujourd’hui au secours d’un cheval fouetté par un cocher ?(2)

Ce n’est finalement pas tellement d’image ou de langues dont Depardon nous parle, si ce n’est pour en montrer toutes les perversions et les dangers, au sens étymologique : langues et images nous rendent captifs de pouvoirs qui circonscrivent aujourd’hui des subjectivités désolidarisées et, surtout, abstraites, vides, procédurières. S’il y a une thèse sur la société, ce serait celle d’un humaniste : elle manque de compassion. Ceux qui se tiennent au bord de la folie, les patients, ne demandent ni plus ni moins qu’un peu de compassion : un pâtir qui serait le moteur d’une solidarité entre les hommes. « Humanisme » et « compassion » ne sont pas des gros mots, et ne sont pas nécessairement des points d’arrêt de la pensée ou des banderoles usées et embarrassantes brandies par des vieillards dont la raison se gausse avec une relative bienveillance. Dans ce contexte, insister sur la co-affectivité que réclament les patients semble nécessaire, de quoi faire tomber bien des discours et des images dont les patients, parmi tant d’autres, sont aujourd’hui malades. Ce sont eux, les sujets de la société : ses patients, dont elle ferait mieux d’entendre les voix avant qu’ils ne s'impatientent en commettant l'irréparable.

Fiche Technique

Réalisation
Raymond Depardon

Ingénieur du son
Claudine Nougaret

Musique
Alexandre Desplat

Durée
1h27

Genre
Documentaire

Date de sortie française
29 novembre 2017

Notes[+]