« Le Mal n'existe pas » de Ryūsuke Hamaguchi : Une décevante partie de campagne
Le Mal n'existe pas de Ryūsuke Hamaguchi tient pendant un bon moment le cap de la primauté de la sensation en insistant sur la nécessité pour ses personnages de faire corps avec leur environnement, mais aussi en dépliant des situations de circulation de la parole proches de celles mises en scène dans ses admirables films précédents. Ryūsuke Hamaguchi finit malheureusement par dériver vers les eaux moins stimulantes de l’assénement d’un discours critique sur l’ethos citadin contemporain, avant de s’embourber dans le symbolisme cryptique.
« Le Mal n'existe pas », un film de Ryūsuke Hamaguchi (2023)
Lorsqu’il s’agit de critiquer, ou simplement d’appréhender, une œuvre (d’art, quelle qu’elle soit, mais a fortiori) cinématographique, une question s’avère souvent féconde : quel type de spectateur cette œuvre fait-elle de moi ? Certaines œuvres, par exemple, font de moi une zone à coloniser, en me soumettant manu militari à la tyrannie de l’univocité sémantique, fondue dans une esthétique de mégastructures écrasantes et de surfaces policées conçues pour ne me laisser aucune prise - c’est l’écran de cinéma qui devient presse monolithique à tendance fascisante (et un pseudo discours sur les dangers du messianisme ne suffira pas à faire diversion). D’autres, en revanche, semblent entièrement mobilisées par la possibilité d’augmenter ma capacité à être au monde, en m’offrant à cette fin un dispositif de concentration façonné pour aiguiser mes sens et encourager les circulations entre le film et moi. Dans le premier cas, mon corps m’est dépossédé, dans l’autre, il m’est rendu plus sensible, donc plus vivant. Le Mal n'existe pas et, en général, les films de Ryusuke Hamaguchi font plutôt partie de cette seconde catégorie d’œuvres qui résistent encore et toujours à l’envahisseur.
Les intentions d’un film quant au spectateur qu’il souhaite façonner se profilent souvent dès la séquence d’ouverture, et celle de Le Mal n'existe pas relève quasiment de l’expérimental. Accompagnée d’une composition musicale style ambient aux sonorités lyriques et inquiétantes, la caméra, braquée vers le ciel, glisse au niveau du sol dans un long mouvement continu, faisant défiler l’enchevêtrement tortueux des branches nues de la cime d’une forêt hivernale. L’ouverture du film semble ainsi vouloir nous conditionner à l’abandon du sens au profit du sensible, et habituer notre corps à une temporalité distendue. Et si Le Mal n'existe pas tient ce cap pendant un bon moment, il finit malheureusement par dériver vers les eaux moins stimulantes de l’assénement du discours, avant de sombrer dans le symbolisme cryptique.
Esthétique et éthique de l’incorporation
Les premiers plans de Takumi (Hitoshi Omika) - père célibataire élevant seul la petite Hana, et homme à tout faire du village - le montrent en train de tronçonner, débiter, puis ranger du bois pour l’hiver. Au moyen d’un long plan-séquence (fixe puis doucement panotant), cadré en plan d’ensemble, Hamaguchi rend compte de l’effort physique, du temps, et des ressources naturelles nécessaires pour chauffer son foyer – matérialité élémentaire que le confort citadin moderne s’emploie efficacement à occulter. Il s’agira également, plus loin, d’insister sur l’effort devant être investi pour boire ou cuisiner, activités vitales qui demandent d’aller puiser de l’eau dans une source naturelle au milieu de la forêt. Hamaguchi restitue ainsi sensiblement, par la mise en scène, le principe trivial mais dérobé à nos consciences selon lequel l’extraction et la transformation des ressources naturelles dont dépend notre survie impliquent en retour une dépense énergétique plus ou moins importante.
Ce faisant, le réalisateur japonais réaffirme également l’entr’appartenance d’un corps et de son milieu. Les gestes répétitifs et mesurés de Takumi (couper du bois, remplir un bidon d’eau) rendus dans leur durée par le plan-séquence, traduisent des affects d’efforts et de sérénité que l’on sent émaner de la forêt qui entoure le personnage, mais qui ne se révèlent réellement qu’à travers eux. S’appuyant sur la pensée phénoménologique, Benjamin Thomas explique que « l’interaction du corps et du lieu, cette manière dont les qualités corporelles actualisent des qualités spatiales et inversement, est véritablement ce par quoi un monde et un sujet se constituent »(1). Dans Le Mal n'existe pas, les premiers plans de Takumi aux prises avec son environnement le font advenir comme sujet tout autant qu’ils matérialisent cet environnement avec intensité, puisque « le monde d’un sujet n’existe au sens le plus fort du terme que par cette interaction dans laquelle les deux parties comptent également »(2). C’est cette interaction, cette incorporation du sujet Takumi dans son milieu, qui confère à ces premiers plans - superbement photographiés par Yoshio Kitagawa - leur vibration si particulière.
Voilà donc pour l’esthétique. Mais pour Hamaguchi, cette mise en évidence de l’incorporation d’un individu dans son milieu relève tout autant de l’éthique. Bien vivre, nous dit le film, implique d’être attentif à son environnement et d’apprendre à le (re)connaitre ; c’est ce que fait la petite Hana lorsqu’elle récite avec son père le nom des éléments de la forêt. C’est également ce qui permet aux habitants de la région de tenir tête aux citadins venus présenter leur projet de glamping : face à ces émissaires déconnectés, ils déploient calmement un argumentaire fondé sur leur connaissance intime du fonctionnement des sols, des cours d’eau, et de la faune locale, afin de démontrer la criminelle inconsistance des plans réalisés pour la fosse septique du camping glamour par les ingénieurs de la ville. Hamaguchi fera d’ailleurs un détour par la ville pour nous présenter la tête pensante de cette opération entrepreneuriale grotesque : un consultant (métier hors-sol par excellence) délivrant ses directives par visioconférence (dématérialisation) depuis sa voiture (espace mobile non situé), et d’enfoncer ainsi le clou, par la négative, de son discours sur la nécessité éthique de faire corps avec son environnement.
Le citadin parasite
Ce discours, Hamaguchi va malheureusement s’employer à l’expliciter en l’incarnant dans l’opposition entre les deux rapports au monde qu’il draine : celui, ancré et vertueux, du rural Takumi, face à celui des citadins, dématérialisé et inconséquent. Les deux représentants de l’agence citadine (Mayuzumi et Takahashi) vont, en effet, advenir comme protagonistes du récit en tant que personnages archétypaux dont le réalisateur va pouvoir se servir pour appuyer son propos. Cette fonction archétypale s’ébauche dès la séquence de discussion en voiture entre Mayuzumi et Takahashi. Contrairement aux nombreuses séquences de ce type que comportait Drive My Car, dans lesquelles l’habitacle de la voiture devenait un lieu privilégié de dévoilement des abîmes intérieures et donc d’affirmation de l’individu, la scène analogue de Le Mal n'existe pas n’accouche que d’un small-talk convenu sur le boulot, Tinder ou la question du mariage. Rien à voir, donc, avec les actes de paroles cadrés pleine face des films précédents. Dans Le Mal n'existe pas, la séquence est d’ailleurs cadrée depuis la banquette arrière, Hamaguchi ne cherchant pas à scruter les visages qui s’expriment puisqu’ils ne sont que les représentants plus ou moins abstraits de la citadinité moderne et de son rapport au monde.
Mais cette séquence-là reste intéressante dans la mesure où la situation qu’elle met en scène conserve de la consistance et existe encore pour elle-même. Le bas blesse en revanche lorsqu’Hamaguchi met en présence nos deux citadins et Takumi, les situations ne servant plus alors qu’à souligner l’idée du décalage entre ces deux entités opposées. Exemplairement la scène de puisage de l’eau de source qui, au début du film, s’intégrait dans le geste esthético-éthique de l’incorporation, mais qui, une fois rejouée avec les représentants citadins, s’épuise dans le propos qu’elle affiche ostensiblement. De plus, hormis la scène dans laquelle Mayuzumi et Takahashi attendent ahuris que Takumi finisse son travail de débitage, qui fonctionne par sa simplicité et sa durée, le burlesque et la drôlerie qui peuvent naître du décalage entre les mondes représentés pâtissent du surlignage lourdaud du procédé et du discours qu’il véhicule sur le ridicule de l’individu citadin contemporain.
Ressentir, déchiffrer
Ce surlignage du discours désarçonne d’autant plus que Ryusuke Hamaguchi s’employait dans ses précédents films (on pense surtout aux Contes du Hasard et à Drive My Car) à produire des séquences qui précisément ne figeaient pas le sens, mais organisait au contraire sa libre circulation. Certaines séquences de Drive My Car relevaient à cet égard du manifeste, en insistant sur la vertu pour un comédien de se rendre disponible au texte, de ne pas immédiatement lui imposer un sens fixe par un jeu trop expressif, mais bien plutôt de se laisser la possibilité d’être habité par lui et d’ainsi ressentir sa richesse sémantique. Comme souvent chez Hamaguchi, ce qui vaut ici pour la pratique artistique fonde finalement une éthique, un rapport au monde… mais aussi une posture de spectateur.
On s’étonne donc derechef devant la séquence finale de Le Mal n'existe pas et de la position d’interprète symbolique à laquelle elle nous assigne. Par son opacité narrative, son atmosphère mystérieuse et son abondance de symboles (les cerfs, l’enfant, la mort), la séquence crie au sens caché qu’il nous incomberait de percer à jour. L’accélération du montage implique que l’unité formelle du film ne soit plus les plans eux-mêmes mais leur agencement, et cet agencement semble devoir produire non pas tant une sensation que l’élucidation d’un sens caché. Si cet exercice de décryptage sémantique comporte sa part de potentiel jouissif, il semble bien pauvre en comparaison avec ce que le film déploie dans sa première partie ; mais surtout bien décevant au regard de l'œuvre de l’un des réalisateurs contemporains les plus intéressants.
Rappelons alors que Le Mal n'existe pas est en quelque sorte un film de commande, impulsé par la compositrice Eiko Ishibashi qui souhaitait mettre en image certaines de ses compositions. Ceci explique peut-être en partie les contorsions que Ryusuke Hamaguchi fait subir à son esthétique. Cela explique en tout cas pourquoi le réalisateur a quitté la ville, son territoire de prédilection, pour la ruralité : celui-ci raconte avoir perçu une sorte d’essence naturelle dans la musique d’Ishibashi, qui elle-même vit à la campagne. Le problème est peut-être alors d’avoir voulu ramener coûte que coûte un peu de ville dans cet environnement rural, créant ainsi une dialectique au service d’un discours sur le contemporain qui divertit au bout du compte Hamaguchi de son art véritable : celui de l’élaboration de plans absorbants, creusés par la densité des situations et de la parole qu’elles libèrent.
Poursuivre la lecture autour du cinéma de Ryūsuke Hamaguchi
- David Fonseca, « Drive My Car de Ryūsuke Hamaguchi : La vie, malgré tout », Le Rayon Vert, 18 juillet 2022.
- Thibaut Grégoire, « Contes du hasard et autres fantaisies de Ryūsuke Hamaguchi : Quiproquos et épiphanies », Le Rayon Vert, 18 avril 2022.
Notes