
« Le Lys brisé » de David W. Griffith : Le sourire jaune
Avec Le Lys brisé, David W. Griffith prouve qu’il est le premier génie dialecticien de l’histoire du cinéma. Le découpage d’une scène ne la morcelle qu’en raison des détails qui en mortifient la totalité ; ainsi, la vie quotidienne qui s’éparpille en mirages et en coups, et le bouddhisme dont le message de paix se dissout dans les migrations coloniales et les vapeurs opiacées. Le montage parallèle divise la fiction en lignes narratives selon des rapports contraires, la bestialité d’un Anglais, la spiritualité d’un Chinois et une fille terrorisée par le premier quand elle est par le second idolâtrée. Et, quand le montage joue d’alternance, c’est pour converger sur une violence qui répond à la violence, mais non mimétiquement puisqu’au père tuant sa fille par ensauvagement pulsionnel, répond l’homme qui la venge en le tuant avant de retourner sa violence contre lui-même au nom d’un amour que l’interdit racial réprime, mais qu’il sublime en nouvelle religion ne valant que pour elle et lui. Cheng Huan est ainsi dialectiquement passé de l’universel abstrait (le message universel d’amour du bouddhisme) à l’universel concret (l’amour d’une femme accessible seulement dans la mort). David W. Griffith pousse alors le mélodrame racialement convenu au paroxysme de la tragédie des amours qui sont des événements, des aberrations autant que des bonds dans la foi, son génie n’allant pas sans celui de son actrice fétiche, Lillian Gish, qu’il vénère à sa manière. Cheng Huan et Lucy sont frère et sœur de douleur et s’ils font bonne figure, c’est dans le V que forment le masque d’impassibilité de l’homme jaune et celui, forcé, de la fille qui sourit jaune.
à N. et E.
La forme avant la formule
David W. Griffith est le premier génie dialecticien du cinéma. C’est bien pourquoi la pensée dialectique qui insuffle son geste cinématographique, du découpage qui morcelle les scènes au montage qui pousse les antagonismes narratifs de la fiction jusqu’à leur résolution paroxystique, aura tant impressionné Sergueï M. Eisenstein. Il suffit pour s’en convaincre de revoir A Corner in Wheat (1909), chef-d’œuvre de critique matérialiste du capital quand la spéculation financière entraîne une hausse des prix qui contraint la consommation de blé en appauvrissant aussi la paysannerie qui en produit les grains. Quand il tourne en 1919 Le Lys brisé, David W. Griffith a déjà plus de 400 films à son actif et deux superproductions, Naissance d’une nation (1915) et Intolérance (1916), imposant à une industrie hollywoodienne encore en construction que la forme qu’il a mise au point en devienne la formule attitrée. Ce qu’accomplit alors David W. Griffith avait surtout valeur de formulation pour son propre art. La réussite commerciale de ces films a cependant scellé le destin d’une forme, dont l’ambition a consisté à vouloir égaler le roman du 19ème siècle, Balzac, Tolstoï et Dickens, quand elle l’a consacrée en formule applicable et réplicable ad nauseam.
Avant donc qu’elle ne se fige en formule, autrement dit en recette commerciale et lucrative, la forme griffithienne est une opération d’exception dont la singularité formulaire ne se réduit pas en la grandiose récapitulation des inventions éparses de son temps. Le découpage des scènes tendu par l’aiguillon du gros plan, le dépliement de souvenirs à partir du présent (les flash-back), le montage parallèle (quand la fiction se subdivise en lignes narratives relativement autonomes) ou alterné (quand ces mêmes lignes convergent dans la restauration d’une situation toutefois altérée par le jeu des contradictions) font la grandeur des meilleures réussites de David W. Griffith. Mais cela qui est nécessaire n’est cependant pas suffisant pour qualifier son génie dialectique. C’est qu’il y a en effet chez lui des inventions formelles, gestes, raccords et figures, dont la force d’expérimentation est si créatrice qu’elle remettrait en question les stéréotypes des représentations héritées de la tradition.
Siegfried Kracauer y aura d’ailleurs insisté à la fin de sa vie quand il a demandé à la discipline historique, victime de ses biais positivistes, de notamment s’inspirer des romans de Marcel Proust comme des montages cinématographiques de David W. Griffith. Les jeux d’échelles entre les plans larges et les gros plans y doublent en effet les événements de premier plan d’une foule dispersive de détails que la grande histoire ne subsume pas en totalité. Le grand n’y est alors pas plus important que le petit, qui a droit ainsi à son autonomie relative et dont le droit tient justement à ne pas servir de grain alimentant la minoterie générale des grands récits(1). Le génie dialectique de Griffith ne consiste donc pas à jouer seulement de la mécanique des rapports du macro et du micro, mais à ne pas rater le reste qui résiste à toute synthétisation, rétif à la dynamique générale des résolutions(2).
Le reste est la petite chose existant pour soi, à l’instar de tous les inserts animaliers dont la ponctuation magnifie À travers l’orage (1920), ainsi ce chaton blanc qui tombe de sommeil et dont l’image est inoubliable. Ce qui reste, et qui revient encore à la constellation des expressions, toutes les mimiques prodigieuses dont le visage de Lillian Gish, l’actrice fétiche, est la surface si prodigue.
Le ponçage des poncifs
À ce titre, les préjugés racistes qui accablent Naissance d’une nation, ce péché originel dans l’histoire d’Hollywood puisque sa première superproduction, en dédiant sa frappe spectaculaire au récit révisionniste de la « cause perdue » pour le bénéfice symbolique du sud, le grand perdant de la guerre de Sécession, aura largement participé en raison de son immense succès à réactiver le Ku Klux Klan qui, alors, ne subsistait qu’à l’état groupusculaire au début du 20ème siècle, s’ils persistent en témoignant que la race est structurante de l’histoire des États-Unis, subissent cependant après ce film un traitement dialectique qui en négocie la prégnance. On n’ignore pas qu’Intolérance s’est délibérément voulu le repentir humaniste de Naissance d’une nation, miné par sa négrophobie. Le fait que le second film fut un moindre succès par rapport au précédent n’en demeure pas moins l’indice des limites idéologiques d’une industrie qui réussit mieux à faire commerce de la reproduction des stéréotypes, qu’à vendre leur mise à distance, qui est un préalable à leur critique.
Après les délirants préjugés anti-noirs de Naissance d’une nation qui pouvaient alors s’appuyer sur la pratique du « blackface » pour rappeler à son racisme qu’il est un grimage de Blancs nécessaire à évacuer les Noirs de la représentation (y ont immédiatement répondu les films méconnus d’Oscar Micheaux, The Homesteader en 1919 et, surtout, Within Our Gates en 1920), les clichés sur les populations asiatiques sont le matériau que travaille Le Lys brisé, mais pour en tirer des images qui, au moins pour partie, dérogent étonnamment aux poncifs de l’exotisme extrême-oriental. Le ponçage des poncifs n’est un polissage qu’à faire apparaître dans le matériau stéréotypé une nouvelle image, la singularité d’un état de fait à laquelle contribue la pensée dialectique quand, en effet, elle insiste sur l’action modificatrice des contradictions sur les situations, à l’épreuve des antagonismes.
Le Lys brisé narre l’histoire d’un disciple chinois du bouddhisme dont le prosélytisme va se dissiper dans les vapeurs opiacées d’un quartier misérable de Londres, Limehouse, avant que la rencontre avec la jeune Lucy Burrows, une fille brutalisée par son père, un redoutable boxeur, ne l’engage sur le sentier d’une nouvelle cause dont le caractère sublime le convaincra de lui sacrifier sa vie. Dans ce film, les acteurs d’origine asiatique sont relégués au rang de figurants, tandis que des acteurs grimés en Chinois occupent le premier plan, Richard Barthelmess dans le rôle principal de Cheng Huan (il retrouvera sa partenaire Lillian Gish dans À travers l’orage) et Edward Peil Sr. dans celui du boutiquier surnommé « Evil Eye ». À cet égard, les hiérarchies raciales d’alors sont respectées. Ce qui ne l’est pas est la caractérisation respective du bouddhiste et du boxeur : le premier est un être spirituel, bon et raffiné quand le second est décrit comme un gorille des jungles des faubourgs londoniens. Au premier revient de représenter la civilisation ; au second, d’incarner sa violence.
Le sous-titre du Lys brisé est The Yellow Man and the Girl. « L’homme jaune » est un être humain ; le père qui est blanc est une bête. Si la bestialité est blanche et grimaçante, jaune est son impassible sublimation. Certes, le jaune est un artefact raciste, « yellowface » à la suite du « blackface » de Naissance d’une nation (qui insiste encore dans Le Lys brisé), mais il est aussi le support d’une inversion dans les hiérarchies raciales des représentations dominantes de l’époque, en dépit du succès hollywoodien de l’acteur japonais Sessue Hayakawa, vedette du Forfaiture (1915) de Cecil B. DeMille, qui d’ailleurs s’adonnera lui aussi à la consommation d’opium avant de finir sa vie dans un temple bouddhiste. Entre les deux hommes que tout oppose, la femme est l’archétype griffithien dont Lillian Gish a offert l’image éternelle, la fille-enfant à peine sexuée que l’orage des pulsions malmène. La triangulation des désirs, la brutalité paternelle que secoue sa part incestueuse et que son racisme cristallise, l’angélisme féminin ébranlé par une terreur qui l’animalise et la spiritualité chinoise qui se perd dans une capitale occidentale, mais que restaure l’amour sublime d’une fille intouchable, si elle détermine le morcellement du découpage ainsi que les alternances du montage, conduit surtout à une série de transferts d’énergie figurale qui finiront par altérer la situation initiale.
Passer d’une cause (l’amour selon Bouddha) à une autre (l’amour de Lucy) engagera ainsi le héros à échanger un universel abstrait pour l’universel concret dès lors qu’il lui faut confronter l’idéal à la pulsion qui lui est nécessaire pour s’en affranchir, en même temps que celle-ci pourrait l’anéantir.
Impassibilité et paroxysme
Le cinéma de David W. Griffith a ainsi le génie de dialectiser la tradition, notamment raciste, des stéréotypes hérités pour forger ses propres archétypes, son trésor de mythes. Et la forge exige pour fonctionner les plus grandes polarisations, autant que les plus étonnants renversements de polarité. Le paroxysme est leur fulminante culmination, à la fois leur exaspération et leur transsubstantiation. Si le découpage est toujours rappelé à sa logique de mortification, à savoir la mise en morceau d’une scène par une série de raccords dans l’axe passant du plan général à des plans plus rapprochés, jusqu’au gros plan, le montage parfait une approche d’alchimiste des images qui les divise pour mieux en dissoudre la croûte stéréotypée, et en recomposer la substance nouvelle – solve et coagula.
L’entame du Lys brisé est ainsi immédiatement marquée par une série de notations distribuées entre la vie quotidienne chinoise, celle d’un temple bouddhiste et la présence bagarreuse de marins anglais qui témoigne en extrême-orient de l’existence de comptoirs coloniaux. Et puis c’est un gag quasi-buñuelien qui anticiperait même Nazarín (1959) quand Cheng Huan, le jeune disciple, veut apporter la bonne parole à des matelots en train de se disputer, avant de finir roué de coups dans la rixe qu’ils provoquent entre eux parce qu’ils en ont l’habitude, réglant ainsi leurs différends à coups de poings plutôt qu’avec des sentences proverbiales. Plus tard, le héros rencontrera à Londres des missionnaires chrétiens qui s’apprêtent à partir en Chine et leur prosélytisme ferait presque sourire celui qui a troqué l’enseignement de Bouddha contre les vapeurs enivrantes d’une fumerie d’opium.
Le cinéma hollywoodien dont Le Lys brisé est l’un des emblèmes l’est aussi d’un savoir de la globalisation d’alors, des échanges non seulement commerciaux mais culturels entre orient et occident. Le disciple est devenu un épicier et le message bouddhiste, un établissement où Jaunes et Blancs consomment l’opium qui leur offre d’oublier les espérances d’hier comme les déboires du moment. David W. Griffith a alors l’idée de génie d’associer aux vapeurs opiacées de la fumerie les nappes du brouillard londonien, comme si une même brouée enveloppait nationaux et étrangers, embrumés dans un monde qui rapproche les distances en dissolvant relativement les différences. Le cinéma est alors la fabrique internationale des images de la globalisation, le foyer de leur émanation mondiale et leur toxicité est addictive en cultivant des mélanges autant que des effets d’étrangeté.

Plus de six décennies avant la fumerie d’opium où se perd Noodles, le héros proustien d’Il était une fois en Amérique (1984) de Sergio Leone, celle du Lys brisé diffuse ses sortilèges, son indolence en remède provisoire aux brutalités continuelles de la modernité, sa mélancolie noyant les nostalgies. Mieux, la fumerie d’opium aurait réussi là où aurait échoué l’enseignement prodigué dans le temple de Bouddha. Le disciple déchu en serait l’un des épiciers, le désorienté qui ne le serait pas tant que cela puisqu’en vérité, il participe à imposer aux autres son propre masque d’impassibilité. L’impassibilité qui est un masque d’indifférence répondant aux forçages grotesques de la pulsion.
Les moments paroxystiques auxquels se livre Le Lys brisé, le père qui bat une première fois sa fille avant de la tuer à coups de fouet, Cheng Huan qui prend soin d’elle fuyant le domicile paternel avant de retrouver son bourreau pour l’abattre de plusieurs coups de revolver, puis de se suicider en se plantant un couteau dans le cœur, ont pour matière environnante un brouillard d’opium où tourbillonnent les fantasmes et les sublimités, la violence incestueuse d’un père pour sa fille qu’il rédime en la battant à mort et celle d’un immigré chinois qui remplace la cause perdue du message religieux du pays d’origine par la cause nouvelle d’un amour impossible parce que la race l’interdit.
L’interdit échauffe les passages à l’acte que retiennent tant l’opium que les amours sublimes. La sublimation de l’interdiction des amours interraciales est aussi une affaire de physique quand le gros plan de Cheng Huan, désireux d’embrasser Lucy qu’il vénère comme une idole après l’avoir recueillie chez lui, fait apparaître un visage saturé de désir, avant le gros plan de son père que ravage la pulsion de mort. La balance de l’impassibilité et du paroxysme est une dialectique élémentaire qui a pour surface d’expression les visages travaillés par des renversements de polarité. Tout un champ de polarisation qui fait d’un père une bête en proie à la fureur, de sa fille pure et innocente un animal terrorisé, et de l’homme qui veut la protéger le disciple d’une religion ne valant que pour lui et elle, celle qui fait de la nécessité des interdits de la race la vertu retrouvée des idéaux et causes sublimes.
L’un et l’autre masque
Avec Le Lys brisé, David W. Griffith prouve qu’il est le premier génie dialecticien de l’histoire du cinéma(3). Le découpage d’une scène ne la morcelle qu’en raison des détails qui en mortifient la totalité ; ainsi, la vie quotidienne qui s’éparpille en mirages et en coups, et une religion de paix dont le message se dissout dans les migrations coloniales et les vapeurs opiacées. Le montage parallèle divise la fiction en lignes narratives selon des rapports contraires, la bestialité d’un père blanc et la spiritualité d’un homme jaune, sa fille terrorisée par le premier quand elle est par le second idolâtrée. Et, quand le montage joue d’alternance, c’est pour converger sur une violence qui répond à la violence, mais non mimétiquement puisqu’au père tuant sa fille par ensauvagement pulsionnel, répond l’homme qui la venge en le tuant avant de retourner sa violence contre lui, au nom d’un amour que l’interdit racial réprime, mais qu’il sublime en nouvelle religion ne valant que pour eux.
C’est ainsi que Cheng Huan est dialectiquement passé de l’universel abstrait (le message universel d’amour du bouddhisme) à l’universel concret (l’amour d’une femme accessible seulement dans la mort). Et c’est ainsi que David W. Griffith pousse le mélodrame racialement convenu au paroxysme de la tragédie des amours qui sont des événements, des aberrations autant que des bonds dans la foi.
Les plans consacrés aux expressions de la sauvagerie paternelle sont hallucinants, surtout les effets de terreur qu’elle exerce sur la pauvre Lucy, réduite à se planquer dans un cagibi et à tourner en rond comme un animal apeuré et piégé par son prédateur, situé derrière la porte qu’il détruit à la hache. La fureur de l’ogre forçant sa victime à vivre le cadre comme une instance si peu protectrice, au point de rétrécir sous les coups de boutoir de son agresseur, inspirera d’autres séquences non moins remarquables, dans Shining (1980) de Stanley Kubrick et Twin Peaks. Fire Walk With Me (1992) de David Lynch. Le paroxysme griffithien exige de tels sacrifices auxquels consent l’art d’interprétation de Lillian Gish dont le martyr, semble-t-il, est de ne jamais accéder au statut de sujet autonome, objet tantôt de brutalisation, tantôt de vénération. C’est une autre violence, distincte et spécifique, à distance des paternités incestueuses et des amours interraciales interdites, qui afflige Lucy. Pourtant, la violence pathétique qui l’accable tant ne saurait masquer le geste singulier dont elle est capable.
On l’a dit, le père boxeur est électrisé de mimiques effrayantes, c’est le prix à payer pour que la brute des rings de boxe continue à régner dans les espaces moins gratifiants de la vie domestique. Cheng Huan qui s’oppose à lui n’est pas loin, à une seule occasion, d’être rempli de cette pulsion que la répression exaspère. Mais ce qu’il reste de l’enseignement du bouddhisme, autrement dit les vestiges de la discipline lui auront au moins appris à retenir ce qui en lui tambourine en cherchant à exploser. Les films de David W. Griffith représentent à cet égard d’immenses variations du « malaise dans la civilisation » qui, dix ans plus tard, sera théorisé par Sigmund Freud(4). Si la culture impose l’inhibition aux pulsions d’agression, il revient à l’instance du surmoi de l’assumer. Et le cinéaste de saisir tout le rapport obscur existant entre l’interdit culturel de l’inceste et celui de la race, propre au monde occidental ainsi qu’à ses relations avec d’autres sociétés comme celles du monde oriental.
Mais il existe dans Le Lys brisé d’autres liaisons souterraines qui déplacent les archétypes griffithiens hors de leur socle stéréotypé initial. Le paroxysme que ce déplacement exige est un bord de la dialectique ; l’autre est donné par le monde commun existant entre Cheng Huan et Lucy. Le raffinement du premier lui assurant une forme de féminité peut déjà s’accorder à celle de la seconde, tandis que l’impassibilité qui caractérise l’ancien disciple de Bouddha se retrouve également chez la fille que son père brutalise quand elle trouve le geste lui permettant de le tenir à distance. Par deux fois, son père exige d’elle un sourire et, ce sourire, elle le lui donnera, mais de la manière la plus étonnante qui soit. Par deux fois, en effet, Lucy fait remonter son poing droit sous son menton avant de tendre l’index et le majeur qui, en formant la lettre V, tirent ses lèvres vers le haut de telle façon que son geste fait apparaître le sourire demandé. Le sourire n’est pas naturel, il est de pure facticité, c’est un masque qui, par d’étranges moyens, rejoint le masque d’impassibilité de Cheng Huan.
Ces deux plans de Lillian Gish souriantes sont parmi les plus déroutants du Lys brisé comme de l’ensemble des 21 films de David W. Griffith dans lesquels elle aura joué. Pourquoi ? Son sourire qui est faux est un cri de vérité, celui muet d’une jeune femme à qui un père arrache une joie qu’elle ne connaîtra jamais. Pas même avec son idolâtre chinois puisque son comportement fait sa curiosité, au mieux son attendrissement qu’assombrit cependant l’inquiétude passagère de son hôte en qui monte la pulsion sexuelle qu’il saura détourner en préférant embrasser son vêtement plutôt que sa bouche. Au masque d’impassibilité de Cheng Huan qui l’aura appris auprès du sage du temple bouddhiste, s’ajoute ainsi celui de Lucy qui fait passer, avec la cruauté des forçages du faux, le courage de celle qui tient à en montrer également la vérité, nue. Le génie dialecticien est aussi celui de Lillian Gish.
Bientôt, les masques craqueront comme les glaces dans le finale sublime d’À travers l’orage. Les masques se brisent déjà sous les pressions et coups de bélier de la pulsion, toujours avec le père que la violence ensauvage, et même une fois pour Cheng Huan en dépit de l’inculcation des disciplines de l’impassibilité. Ils se brisent comme la théière qui soulève la colère du père. Comme les scènes que le découpage morcelle jusqu’à leur extraire des gros plans de terreur. Comme la fiction que le montage subdivise en lignes narratives parallèles, avant de converger vers leur destruction mutuelle. Mais tout aura été rédimé, la religion universelle perdue puis retrouvée mais à l’adresse d’une seule personne, l’interdit culturel de la race et du sexe que l’amour impossible, seul, peut sublimer quand il a pour objet un être inaccessible et digne d’être vénéré puisqu’il est posé en égal d’un dieu. Cet amour-là qui fait probablement tout le secret des relations entre un cinéaste et son actrice fétiche.
Cheng Huan et Lucy sont dès lors frère et sœur de douleur et s’ils font bonne figure, c’est dans le V que forment le masque d’impassibilité de l’homme jaune et celui, forcé, de la fille qui sourit jaune. Du masque au masque, le sourire jaune est une transfiguration de ce que l’on appelle proverbialement le rire jaune quand il a l’ordinaire du racisme anti-asiatique pour objet de fixation.
Notes