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Jean-Louis Trintignant est Silence dans Le Grand Silence
Esthétique

« Le Grand Silence » de Sergio Corbucci : La violence à froid

Des Nouvelles du Front cinématographique
Le Grand Silence est un sommet du western italien, noir sur fond blanc. La violence y éclate à froid en recourant à la règle qui la justifie. C'est que la loi s'impose à la violence mimétique en y participant quand le droit a besoin d'être suppléé par la loi du marché. Les montagnes enneigées exposent ainsi la surface blanche où s'écrivent les faux raccords du monopole de la violence légitime. Ce monde-là, qui est la fin du western, a été un climax de barbarie. Pour en témoigner, rien de plus approprié que la barbarisation du genre lui-même. La profanation du western a pour vérité les mains mutilées par l'exercice de la pulsion qui s'habille toujours de la règle, jouant l'une contre l'autre pour surenchérir sur la loi et ses apories, y compris celles du genre disséqué comme un cadavre à la morgue.

La querelle des légitimités de tuer

Utah, hiver 1888. Les froidures de l'hiver sont les rigueurs nécessaires à fixer la violence dont sont capables les hommes quand la loi les oppose mortellement. Mais la loi n'est pas une, elle n'est pas un bloc granitique, loin de là. La loi se dédouble, fissurée de partout, c'est une chaîne de montagnes crevassées. Il y a deux lois au moins dont l'antagonisme répand sur le blanc des plaines enneigées le sang des hommes dont la peau peut rapporter gros. Et tant pis s'ils sont innocents. La neige est la surface blanche où s'écrit à froid le dualisme d'une loi rappelée à ses contenus particuliers et l'horreur de ses contradictions. La cruauté du sang versé tient alors du versement bancaire. La banque de l'Ouest est une montagne blanche dont les anfractuosités sont gorgées d'arriérés.

Dans Le Grand Silence, le duel est d'abord l'affaire de la loi et ses divisions : la loi de ses dépositaires légitimes comme le shérif Burnett et le juge de paix Pollycut ; la loi des criminels réfugiés dans la montagne où ils attendent l'amnistie promise par le gouverneur de la région ; la loi des chasseurs de prime autorisés à pallier aux défaillances du droit en en tirant de sanglants profits ; la loi cruelle des vengeances personnelles ourlant la querelle des légitimités, la règle du droit, celle de la justice vétérotestamentaire et l'autre loi, celle du marché. Sergio Corbucci a été diplômé de sciences politiques puis journaliste avant d'être l'assistant de Roberto Rossellini. Son approche du genre est intellectuelle. Le western peut être en effet un terrain idéal pour ciseler la critique matérialiste du monopole de la violence légitime cher à Max Weber. Quand le droit a besoin d'un supplément pour s'exercer, son supplément est obscène quand les chasseurs de primes convertissent leurs cibles en épaisses liasses de billets.

Par rapport à l'idéal-type classique du western, Le Grand Silence est un film à la fois plus abstrait et plus concret. Un film plus concret que la norme du genre parce qu'il s'engorge des matières avilissant la dignité héroïque des stéréotypes attendus, avec les bouches qui s'empiffrent de viande entre deux éructations bouffonnes, avec les peaux de bêtes recouvrant la bestialité autorisée des chasseurs de primes, avec les atteintes au code réglementant les formes de la légitime défense, avec les déflagrations d'un sadisme partagé qui fait coïncider la pulsion avec la règle en justifiant son inépuisable consommation. Un film plus abstrait aussi parce que la neige réduit tout le récit à l'épure allégorique des contradictions affligeant une loi qui a besoin de celle des affaires pour s'accomplir jusqu'à se retourner contre elle-même. Le scénario présente à cet égard des figures d'une complexité qui n'a rien de psychologique, ou si peu, offrant une variété de postures éthiques requérant le recours à la règle pour justifier le coup de feu.

La loi, son commerce, sa morgue

Le dénudement à froid de la loi est déjà celui de la pulsion jamais pure quand elle s'actualise, s'habillant toujours de la règle pour justifier la brutalité de son exercice. Le dénudement opéré par Sergio Corbucci est également celui d'une autre loi, celle du genre lui-même dont la profanation est une atteinte à la dignité de ses mythologies, au nom des violences critiques d'une perspective aussi matérialiste que la critique de la philosophie du droit de Hegel par Marx. Le western italien accomplit ainsi l'universalité d'un genre de cinéma localisé (l'histoire-géographie des États-Unis), en proposant dialectiquement le passage de l'abstrait (la justice incarnée par le justicier) au concret (le droit et ses règles contradictoires que se disputent les shérifs et les chasseurs de prime).

Le Grand Silence est un film radicalement anti-kantien. Son naturalisme ayant valeur paradoxale de médecine légale puisque la loi morale est ici une abstraction mortifère, un cadavre bourré de pathologies, sadisme pur et calculs cyniques, vengeance déguisée ou désir de se faire une nouvelle peau de bête après avoir été revêtue de celle des chasseurs de primes, ces tueurs légaux et haïs. Un corps refroidi après avoir été brutalisé comme le western est profané, autopsié par ses continuateurs, matérialistes et légistes.

Dans la galerie des trognes patibulaires, on trouvera le vil Pollycut, ce juge de paix doublé d'un commerçant profitant de la situation pour écraser la future concurrence des criminels qui guettent dans la montagne l'amnistie tant espérée. Burnett est le nouveau shérif du coin qui tient farouchement à la loi après l'avoir peut-être violée tant de fois, qui sait ? Peut-être est-il un ancien chasseur de primes désireux de sauver son âme, l'hypothèse est laissée à la guise du spectateur. Tigrero est, lui, l'incarnation extrême du chasseur de primes, usant des pires stratagèmes pour faire monter les enchères, tuant des innocents pour pouvoir abattre des criminels, susurrant à l'oreille des proches épargnés qu'il n'est venu ici que pour faire des affaires et rien n'est plus vrai. Silence, enfin, est un autre chasseur de primes qui est le double de Tigrero, pervers quand il pousse ses cibles à dégainer pour dégainer plus vite et ainsi leur trouer la peau, angélique parce qu'il est porteur de la cicatrice expliquant son surnom quand, enfant, il a été égorgé devant ses parents massacrés. Sauf que l'ange ne sera pas exterminateur même s'il a accepté de troquer une règle contre une autre en acceptant de venger une femme dont le mari a été abattu, doublé par plus démonique que lui, le sadique Tigrero.

Klaus Kinski en Tigrero dans Le Grand Silence
© Studio Canal

Le Grand Silence n'est pas un film sur la jouissance des salauds mais sur les justifications légales qu'ont les salauds de faire ce qu'ils font. Et la jouissance dans l'exercice de la violence ne consiste pas seulement à suivre ou faire semblant de suivre la règle, ou encore la transgresser, elle tient surtout à donner une règle à la violence, quitte à jouer une règle contre l'autre, quitte à les multiplier en abondant de rivaux à n'en plus finir la violence mimétique. Une violence que n'interrompt aucune violence divine en exception à la règle de la violence pour citer Walter Benjamin parce que Silence, qui aurait dû tenir le rôle de l'ange exterminateur, échouera dans ce mandat symbolique-là.

Le retour à l'envoyeur d'une lettre d'amour et de mort

Le Grand Silence est un sommet du western italien, noir c'est noir sur fond blanc de chez blanc. Plus nihiliste que la trilogie du dollar de Sergio Leone, Sergio Corbucci ne témoigne aussi, et à la différence de ce dernier, d'aucune empathie cinéphile. Le genre mérite la dissection qui s'impose ici si l'on veut en finir avec les mythologies caractéristiques d'un impérialisme US alors honni. Ce monde-là, qui est la fin du western, son stade terminal, aura été un climax de barbarie. Pour en témoigner, rien de plus approprié que la barbarisation du genre lui-même. Puisque le western est un monde de profanations inextricablement réglées et pulsionnelles, sa profanation est le dernier geste à faire pour qui s'en saisit à froid. Ses neiges plus froides que celles de Richard Brooks (La Dernière chasse, 1956), d'André De Toth (La Chevauchée des bannis, 1959) ou Sydney Pollack (Jeremiah Johnson, 1972). Et plus mordantes que d'autres à venir, celles de John McCabe (1971) de Robert Altman et des Huit Salopards (2016) de Quentin Tarantino en dépit de son admiration pour Sergio Corbucci (son Django est un autre grand western dont s'est inspiré Django Unchained). Des neiges qui miment celles de l'Utah en ayant été trouvées dans le massif préalpin et italien des Dolomites.

Le western italien est le crime perpétré par ses adorateurs (Sergio Leone) comme ses profanateurs (Sergio Sollima et Sergio Corbucci). La profanation est d'abord une désacralisation, un élément allant dans le sens de la profanation comme désacralisation est la scène d'amour entre Silence, qui est un homme blanc, et la veuve le recueillant, qui est une femme noire. Les amours interraciaux ont dû alors brûler quelques rétines. La profanation est autant une restitution à l'usage commun comme y a insisté un autre italien, le philosophe Giorgio Agamben. Le western, quelques réalisateurs italiens inspirés par quelques exemples venus d'Allemagne (comme l'acteur Klaus Kinski) ont décidé de le retourner à l'envoyeur hollywoodien. Pour les uns comme Sergio Leone, le retour s'apparente à une lettre d'amour qui l'est aussi pour les arts italiens, majeurs et mineurs, opéra vériste et fumetti, théâtre sicilien des pupi et commedia dell'arte. Pour les autres comme Sergio Corbucci, le retour à l'envoyeur tient moins de la lettre d'amour que du coup de fouet comme le pratique sur l'une de ses proies Tigrero. On pense surtout aux pouces déchiquetés par les balles que tire Silence pour mutiler ses rivaux et les vouer à l'impuissance. On songe encore à sa propre main quand Silence doit se défaire du bras droit du commerçant Pollycut qui le torture en plaquant de force sa paume sur le poêle brûlant de la cabane où il s'est caché.

Toutes ces manifestations de sadisme balafrent le récit en se prolongeant dans les choix filmiques privilégiés par Sergio Corbucci. Un regard hâtif dirait que Le Grand Silence a été filmé avec les pieds, avec ses raccords à la hussarde qui brutalisent les continuités, avec cet usage de la longue focale qui réduit en poudre la netteté des visages, et puis ses zooms qui font de l'image une chiffonnade. C'est faux : Le Grand Silence est filmé avec le visage défiguré par le fouet, avec la main gauche amputée de son pouce quand la droite aura été brûlée du côté de la paume. C'est vrai : les raccords molestent le genre en en lacérant la chair, le téléobjectif brouille les visages en brassant une matière moléculaire qui se perd dans le poudroiement de la neige, les zooms griffent la peau des plans en en arrachant certains morceaux. Autant d'images-symptômes qui font valoir, avec la décomposition de l'opposition formelle entre la loi et la pulsion, la décomposition naturaliste du genre lui-même ressaisi avec le parti pris des mutilés.

Le sadisme du récit se renverse alors en dévoilant le profond masochisme du réalisateur qui filme, tournant ses plans depuis la crevasse des blessures.

John Ford l'avait anticipé avec L'Homme qui tua Liberty Valance (1962) : avec les italiens qui sont allés tellement plus loin que leurs prédécesseurs allemands dans la reprise du genre, le western est entré dans son âge maniériste, entropique et tératologique. Aux États-Unis, Sam Peckinpah sera celui qui assumera à fond ce retour à l'envoyeur d'une lettre d'amour et de mort venue d'Italie.

La voix et l'autre que l'on n'entend pas

On n'a toujours rien dit des acteurs du Grand Silence. On reconnaît déjà quelques briscards du western italien, l'américain Franck Wolff dans le rôle du shérif Burnett (il est l'interprète de Brett McBain dans Il était une fois dans l'Ouest) et l'italien Luigi Pistilli dans celui de Pollycut (il joue le frère prêtre de Tuco dans Le Bon, la Brute et la Truand). On reconnaîtra bien sûr le français Jean-Louis Trintignant et l'allemand Klaus Kinski dans les rôles principaux, respectivement celui de Silence et de Tigrero. L'affrontement au sommet se finit comme on l'a dit dans le massacre du héros qui ne sera pas l'ange exterminateur tant attendu. Le fantasme messianique aura ainsi été profané par le refus d'une violence divine qui ne servirait qu'à mythifier l'imposition de la règle de droit.

Surtout, ce que l'on retient c'est la voix de Tigrero et, en contrepoint, le silence de Silence. Le premier a été doublé par Giancarlo Maestri, le second n'a pas eu besoin de l'être. Quand Tigrero parle, sa voix est d'une douceur extrême, suave, coulant comme le miel, à l'opposé du timbre naturel plus aigu de Klaus Kinski. Autre profanation : Tigrero est une chimère, le fauve qui découle des contradictions de la loi quand le droit pénal est contigu à celui des affaires, l'homme dont la voix d'ange est la marque obscène de sa jouissance de tigre. Face à lui, Silence garde le silence parce qu'il est l'ange déchu. Silence est l'enfant jamais sorti de son enfance, il est l'ange exterminateur qui ne l'aura été que virtuellement, l'homme torturé dont les souffrances resteront inaudibles à jamais.

Silence est l'ange gardien de la part indicible du secret qui fait tant parler Tigrero, son démon : la violence se justifie ainsi, d'être férocement réglée.