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Freddy couché dans l'herbe dans
Rayon vert

« La Vie de Jésus » de Bruno Dumont : Les bruits qui pleurent

Jérémy Quicke
Du vrombissement des mobylettes au silence devant le ciel, La vie de Jésus peut s’entendre comme un voyage à travers les bruits du monde. Ses personnages tentent de combler leur vide intérieur par le bruit des moteurs ou par la musique, vaines tentatives de domestiquer la violence en eux. C’est par l’acceptation du silence qu’une possibilité de salut peut survenir.
Jérémy Quicke

« La Vie de Jésus », un film de Bruno Dumont (1997)

Au commencement était le bruit. C’est ainsi que naît l’œuvre de Bruno Dumont, par une dissonance entre un titre évangélique et le vrombissement d’une mobylette à travers les champs du Nord de la France. Le motard de La Vie de Jésus se nomme Freddy (David Douche), jeune homme dont nous suivons l’errance entre solitude, chômage, maladie et pulsions de violence à domestiquer tant bien que mal. Dans ce voyage autour de Bailleul, une rédemption est possible si l’on veut bien y prêter une oreille attentive : c’est du bruit que vient peut-être l’éveil.

Les premières minutes de La Vie de Jésus ne font entendre que ce vrombissement de la mobylette. Freddy ne ressemble pourtant pas aux motards d’Easy Rider ou autres héros parcourant des grands espaces mythiques enivrés de vitesse et de liberté. Il ne traverse que des petites routes banales sous le ciel gris du Nord, avant de chuter devant sa maison : le café tenu par sa mère. Elle le salue en prononçant les tous premiers mots du film : « Si Maman t’a donné une mobylette, c’est pas pour faire le fou. T’en as une, t’en auras pas 36 ». En quelques scènes et quelques sons, Bruno Dumont installe cette atmosphère de solitude, de misère sociale et d’ennui qui pèse sur le quotidien de ces personnages. Le bruit volumineux du moteur devient une tentative vaine de compenser ce vide intérieur, de faire taire le silence de cette solitude.

L’image de la route revient peu après mais cette fois Freddy et sa copine Marie (Marjorie Cottreel) doivent marcher, le moteur est en panne. Comme s’il étaient incapables de combler le vide par le bruit et la vitesse, ils sont forcés de se parler de sujets graves : Marie veut évoquer une crise d’épilepsie de Freddy, qui esquive le sujet, mais invoque pour la première fois son ami mourant Cloclo. Le film enchaine avec la chambre d’hôpital : les cinq jeunes garçons regardent leur ami inconscient, ils ne trouvent pas les mots et semblent se retenir de pleurer. L’une des seules paroles commente la présence d’une image de la résurrection de Lazare sur le mur. À la sortie, les cinq motards se mettent en marche pour rentrer chez eux. Un plan montre les premières larmes de La Vie de Jésus – motif signifiant du cinéma de Dumont(1) - couler des yeux de l’un des amis, comme cachées aux autres par son casque et le vacarme du moteur, qui devient le seul substitut possible à la douleur que ces jeunes hommes voudraient hurler.

D’autres images de motos parcourent le film, montrant des routes qui se suivent et se ressemblent. Ces circuits finissent par tracer une sorte de paysage mental pour les personnages : un cercle sans fin représentant leur impuissance et leur impossibilité de véritablement se connecter à leur environnement. Cela s’incarne dans un autre véhicule : le télésiège, rendez-vous amoureux depuis lequel Marie ressent une vision d’élévation devant le paysage. Un instant, il semble possible que Bruno Dumont en fasse une scène Malickienne où les personnages inscrivent les mouvements de leur cœur dans ceux de la nature. Freddy, cependant, répond par une plaisanterie avant d’exprimer son désir de départ, ne voyant en Bailleul qu’un trou, soit l’image exactement opposée à celle vécue par sa compagne. Pour compléter ce mouvement, évoquons encore d’autres bruits : les scènes de sexe entre Freddy et Marie, copulation presque mécanique de deux corps, sans expression de tendresse malgré l’attachement sincère qui semble unir le couple. Ces scènes d’amour, peut-être malgré tout, apparaissent comme leur seule possibilité de toucher la matière du monde.

Lorsqu’ils descendent de leur mobylette, les personnages proposent un autre motif sonore pour combattre le silence : la musique. Ils forment une fanfare locale parcourant le village pour terminer par une fête dans le café tenu par la mère. Ce mouvement pourrait devenir leur rédemption, Bruno Dumont pourrait en faire une scène à la John Ford, mais au contraire il va semer les premiers germes de leur descente aux enfers. À la table derrière eux, une famille maghrébine parle en arabe. Les cinq amis, chacun à leur tour, laissent échapper une parole raciste, à peine audible, mais juste assez pour pousser la famille à sortir du café. Ils avaient cru domestiquer la violence en eux par la musique ou les bruits de moto, mais voilà qu’elle revient au galop percer un trou dans leurs casques, pour se fixer sur un bouc émissaire tout trouvé. La musique est aussi un instrument de violence et de barbarie dans La Vie de Jésus, la preuve dans cette image cruelle : lorsque les étrangers sortent du bar, l’un des musiciens se met à jouer la Marseillaise.

Freddy devant son café dans le village dans La vie de Jésus

Le jeune Kader (Kader Chaatouf), devient ainsi la figure de l’antagoniste, l’étranger sur qui la communauté va projeter toute la violence jusque-là réprimée. Le jeune maghrébin retrouve le groupe, les insulte à son tour : ils se mettent à lui courir après, mais il s’échappe sur sa propre mobylette. En deux scènes, le film fait du racisme une histoire de son, passant du murmure de quelques mots aux cris et au vrombissement du moteur, comme dans un même mouvement. Dans la même image, Dumont parvient aussi à figurer une certaine absurdité de ces personnages racistes, qui paraissent ridicules à courir en vain, incapables d’attraper l’objet de leur haine ni de couvrir le son de son moteur.

Cette association entre musique et violence trouve une seconde incarnation dans le viol collectif de la jeune danseuse. Là aussi, une scène de répétition entre musiciens et danseuses pourrait annoncer une rédemption pour la communauté, mais entraine directement la violence : Freddy et ses amis se moquent d’une danseuse et de son physique, avant de commettre un viol, laissé hors-champ. Le contrepoint présente le père de la jeune fille qui hurle sur les jeunes hommes dans le café de la mère de Freddy. Cette fois, ils sont complètement silencieux. Le père, hystérique, crie avec un accent du Nord bien plus marqué que les autres personnages du film. À travers lui, la scène construit un nouveau trouble lié au son : l’accent de cet homme apparait au spectateur avec la même étrangeté que la langue arabe du père de famille auparavant. Cette expérience, malheureusement, n’atteint pas les personnages qui se perdent dans leur spirale de violence, jusqu’à commettre le meurtre de Kader. Au moment de lui porter le coup fatal, Freddy lui crie un très signifiant « Ferme ta gueule ! ». Cependant, face à ce grand dérèglement des sons du monde, Bruno Dumont propose sur la fin une possibilité de salut pour ces personnages, un salut qui, bien entendu, se transmet par les oreilles.

Cet autre chemin survient dans deux scènes souvent commentées. Il y a l’étreinte entre Marie et Kader, entre les murs d’un ancien clocher faisant partie d’un monument aux morts de la première guerre mondiale. Marie le serre contre elle et lui demande pardon, Kader lève ensuite les yeux au ciel pour quelques secondes sans paroles, comme si les personnages parvenaient enfin à embrasser le silence du monde, à entendre autre chose que la violence qui semblait peser sur eux et les faire rejouer incessamment guerre après guerre. Cette vision du ciel constitue d’ailleurs la première fois dans La Vie de Jésus où un personnage regarde vers le haut autre chose que la télévision dans le café, diffusant des images de conflits armés sorties de JT ou le Tour de France.

Les yeux de Kader annoncent ensuite la séquence finale et un dernier regard, celui de Freddy. Il sort de la route et de sa mobylette, se jette dans le champ et, couché dans l’herbe, observe le ciel. Sans le savoir, il entre en communion avec l’homme qu’il vient de tuer en partageant cette vision. Un gros plan montre une fourmi qui avance sur sa jambe, alors que semble s’entendre un sanglot. Son visage apparait une dernière fois, les yeux résistent encore. L’ultime image nous montre ce qu’il voit, le paysage apparait paisible, et des sanglots plus longs arrivent à nos oreilles. Freddy est peut-être enfin, l’espace d’un instant, ancré dans son paysage. Il peut enfin être à l’écoute du monde, en commençant par prêter l’oreille à ses propres larmes.

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