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Sophie Marceau dans La Taularde
La Chambre Verte

Chut chut… chère Sophie : « La Taularde », d'Audrey Estrougo

Maël Mubalegh
Avec "La taularde", Audrey Estrougo confronte deux réalités a priori incompossibles : d'une part l'aura inébranlable de Sophie Marceau, la petite fiancée des Français ; d'autre part la société carcérale, entre amalgame et déviance revendicatrice. Portrait d'une défiguration et refiguration.
Maël Mubalegh

« La Taularde », un film d'Audrey Estrougo (2016)

Audrey Estrougo a l'habitude de commencer ses films in medias res, par des scènes qui semblent saisies sur le vif et qui pourtant synthétisent toute la teneur du film : ainsi la conversation spéculaire pastichant l'improvisation de Robert de Niro dans Taxi driver (Scorsese, 1976) qui ouvre son premier long-métrage (Regarde-moi, 2007), ou la séance de maquillage inaugurale d'Une histoire banale (2014), qui résume en quelques plans succincts la relation complexe et souterrainement morbide du personnage de Nathalie à son corps. La taularde (2016) ne déroge pas à cette règle, mais Audrey Estrougo l'y applique avec une violence et une insolence plus radicales et peut-être plus subversives : filmée derrière une vitre un peu sale, isolée au fond du cadre comme un fauve dans sa cage, Sophie Marceau est sommée de se déshabiller devant nous. Le regard, sous ses dehors cliniques (plan séquence, cadre statique), rappelle par son humanité sans affèteries celui que Joseph Losey portait sur le visage de la femme juive dans la première scène — programmatique — de Monsieur Klein (1977). À l'empathie désespérée du gros plan se substitue ici un jeu de tensions entre le premier plan et le second plan, où la netteté le dispute à l'imprécision, au flou : Mathilde (Sophie Marceau), forte de ses idéaux clairs et inaltérables, n'a aucune intention de se laisser abîmer dans cet univers suintant et putride. Au fil d'une narration à l'élégance classique, Audrey Estrougo va pourtant montrer sans complaisance la façon dont cette rectitude morale, aussi individuelle (puisqu'il s'agit pour Mathilde, mue par des principes inébranlables, de ne pas se laisser embourber dans la corruption ambiante) qu'elle est universelle (cette exigence, Mathilde entend au départ y soumettre chacun) se délite progressivement pour finalement entériner l'aliénation du personnage. La cinéaste prend ainsi le temps d'exposer la confrontation entre deux réalités a priori incompossibles : d'une part la dignité apparemment intouchable de la femme cultivée, qui est aussi l'incarnation allégorique d'une certaine vision de la République (universaliste, rivée à ses grands schèmes humanistes) et l'aura inébranlable de Sophie Marceau, la petite fiancée des Français ; d'autre part la société carcérale, entre amalgame et déviance revendicatrice. À ce propos, La taularde semble construit à rebours de Regarde-moi : c'est ici le point de vue singulier de Mathilde qui permet à Audrey Estrougo de déployer une radiographie d'une ampleur sidérante, là où son premier long-métrage commençait à la manière du film choral pour isoler ensuite deux personnages victimes, à leur manière, de la pression du groupe.

Ingrid Bergman dans Europe 51
Europe 51 (Rossellini, 1952)

Son innocence, celle de son mari (qu'on ne verra jamais : il plane, comme une entité surplombante, sur la narration tout entière), Mathilde n'a de cesse de la clamer, alors même que la mise en scène apporte constamment un démenti cruel à ses allégations. On serait presque réticent à l'admettre, mais Audrey Estrougo nous l'impose comme une évidence : en dépit de la distance qu'elle s'ingénie au départ à mettre entre elle-même et ses camarades d'infortune, distance que traduisent la tension entre staticité et mouvement de la caméra, le jeu sur les différentes échelles de plan, Mathilde est bien une taularde comme les autres. Comme Roberto Rossellini traquait une Ingrid Bergman à la fois désacralisée et mystique dans un asile d'aliénées, au milieu des folles, dans Europe 51 (1952), Audrey Estrougo suit les errements au milieu des détenues d'une Sophie Marceau pleine d'humilité, dont les déambulations à travers les couloirs, les cours et les corridors vétustes lui permettent de plonger opportunément sa fiction des plus romanesques et des plus échevelées (une femme consent à se sacrifier pour sauver l'homme qu'elle aime) dans un bain de réalité certes crue mais bien loin de la recomposition fallacieuse (afférente à un certain naturalisme — cinématographique — à la française). C'est que La taularde bénéficie d'une écriture fluide et soignée, mais secrètement hybride, dont le montage tant habile que rythmé parvient à rendre imperceptibles les jointures. Sans crier gare, l'on passe d'une scène pesante et réaliste, où la caméra vogue de Mathilde aux autres détenues, puis d'une détenue non identifiée à une autre, à un aparté plus foncièrement dramatique, plus proche du thriller hollywoodien que du réalisme de Rossellini, au cours duquel se mettent en place des tractations douteuses. Dès lors, toute l'intelligence de la mise en scène d'Audrey Estrougo tient dans son aptitude à faire disparaître Sophie Marceau tant au sein du plan que de l'ensemble du film, comme si elle n'en était qu'une composante particulière, le premier mobile, avant de la faire réapparaître en sourdine, comme si Sophie Marceau elle-même cherchait à se dissoudre dans le caractère choral de la réalisation. En témoignent les deux séquences magistrales de cours d'éducation physique : la mise en scène stratifiée (le groupe, monolithique, fissuré par la présence de Mathilde) d'Audrey Estrougo montre à chaque fois avec une belle limpidité que Sophie Marceau s'investit autant dans un horizon collectif que son personnage, défiant l'ordre carcéral, s'efforce à rester hors-jeu.

La taularde s'affirme in fine comme l'heureuse rencontre d'une cinéaste avec son actrice. À rebours de ses compositions les plus récentes, Sophie Marceau se fond sans difficulté dans le récit foisonnant imaginé par Audrey Estrougo, mais la réalisatrice profite aussi de l'expressivité — aussi bien physique que psychologique — singulière de la comédienne dans les séquences les plus périlleuses. Ainsi, la scène où Mathilde doit, au cours d'une séance de parloir, récupérer le téléphone portable que son fils Adrien (Benjamin Siksou) a dissimulé pour elle dans une cachette incommode, et qui aurait pu n'être que ridicule, s'érige en grand moment de cinéma, où le grotesque côtoie le sublime, où le comique le plus franc se mue en lyrisme sans distance — cohabitation qui pourrait être au fond la métaphore parfaite des rapports humains qui se tissent dans le film entre les personnages.

C'est ce savant dosage de réalisme brut, d'épure naturaliste et de vitalité hollywoodienne qu'Audrey Estrougo est parvenue à trouver avec ce quatrième long-métrage, dont la mise en scène chemine sûrement mais sans lourdeur vers ce point d'impossible du cinéma français : la conjonction entre un cinéma du réel héritier du geste rossellinien, et la philosophie au bulldozer telle que le meilleur du cinéma américain — Robert Aldrich, Samuel Fuller — a pu la pratiquer en son temps.

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Maël Mubalegh, « La Taularde : Questions à Audrey Estrougo » dans Le Rayon Vert, 16 septembre 2016.

Fiche Technique

Réalisation
Audrey Estrougo

Scénario
Agnès Caffin, Audrey Estrougo

Acteurs
Sophie Marceau, Marie-Sohna Conde, Marie Denarnaud, Carole Franck

Durée
98 min

Genre
Drame

Date de sortie
2016