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Les enquêteurs de "La Nuit du 12"
BRIFF

« La Nuit du 12 » : Interview de Dominik Moll

Thibaut Grégoire
Dans « La Nuit du 12 », Dominik Moll s'empare du genre "piégé" de l'enquête policière et confère à la figure du policier une dimension quasi mythologique de passeur ou de réceptacle d'émotions. Son passage à Bruxelles, lors du BRIFF, était l'occasion pour nous de décrypter et d'analyser avec lui ce film, ainsi que de revenir sur l'ensemble de son œuvre et des obsessions qui la nourrissent : de la hantise au mal en passant par l'animalité.
Thibaut Grégoire

« La Nuit du 12 », un film de Dominik Moll (2022)

Avez-vous accordé de l’importance au chiffre 12 dans la conception du scénario ? Il semble qu’il y ait un mystère autour de ce nombre – qui s’apparenterait presque à de la numérologie ? Le meurtre survient la nuit du 12, la victime a 21 ans (12 inversé)… Et puis, il y a une sorte d’évitement par rapport au 13, qui est un nombre encore plus lourd en termes de symbolique…

Il n’y a pas de signification particulière mais, quand on a commencé à travailler sur le scénario avec Gilles Marchand, on s’était imaginé que le meurtre ait lieu l’été, juste avant le 14 juillet. Et le 13, ça prenait une dimension un peu trop appuyée, et qui aurait pu avoir une connotation « horrifique ». Et, basiquement, on trouvait que « la nuit du 12 », ça sonnait bien. Après, c’est vrai que le 12 est un chiffre qui est « chargé », il y a les 12 apôtres, etc. Mais c’est marrant parce que, après-coup, je me suis dit qu’il y avait pas mal de films emblématiques qui avaient utilisé le chiffre 12 : L’Armée des 12 singes, 12 hommes en colère,… Le cinéma semble inspiré par ce nombre.

Pourquoi avoir voulu faire un film sur la police et sur les policiers ? La figure du policier a été largement récupérée par les téléfilms et les séries, et il y a aussi actuellement un clivage certain, politique, dans la manière dont sont perçus la police et les policiers. Or, dans La Nuit du 12, vous revenez à une utilisation du policier comme figure presque mythologique, un peu comme un passeur ou un réceptacle de toutes les émotions, de toutes les souffrances. En cela, on pourrait rapprocher cette démarche de celle d’Arnaud Desplechin dans Roubaix, une lumière. Comment avez-vous appréhendé cette figure du policier ?

Avant de tomber sur le livre de Pauline Guena, je m’étais toujours dit que faire un film sur une enquête policière proprement dite ne m’intéressait pas en tant que tel. J’ai fait des films où il y a des crimes mais dans lesquels on se trouve soit du côté de ceux qui en sont victimes, soit de ceux qui les perpètrent. C’est le cas dans Seules les bêtes par exemple, même s’il y a un personnage de gendarme, qui est d’ailleurs déjà interprété par Bastien Bouillon, mais très en retrait. Il n’y a pas de flics du tout non plus dans Harry, un ami qui vous veut du bien. Et, en règle générale, les récits de crimes qui me passionnent sont plutôt dans le style de Patricia Highsmith, dans lesquels il n’y a jamais de policiers non plus. Mais quand je suis tombé sur ce livre et sur cette enquête-là en particulier, j’ai été accroché par l’idée du policier hanté par une affaire. Ça n’a rien de nouveau, évidemment, mais la façon dont c’était raconté dans le livre m’a fasciné. C’est sans doute dû au fait que le livre est très documenté, Paulin Guena a passé un an en immersion à la PJ de Versailles. Du coup, La Nuit du 12 est très riche en détails et elle nous rend les enquêteurs proches. On se dit que les flics sont des êtres humains comme les autres. Ces personnages m’étaient donc devenus proches et j’avais envie de les voir incarnés, et de raconter comment ils sont affectés par leur travail et par la difficulté qu’ils ont à le faire.

En général, j’aime bien les gens qui essaient de bien faire leur travail. J’essaie de bien faire mon travail en tant que réalisateur mais il y a plein de domaines où les gens veulent bien faire leur travail, malgré les difficultés, que ce soit à l’hôpital, dans la police, etc. Et là, je sentais qu'il s'agissait de gens qui voulaient bien faire leur travail mais qui étaient alourdis par le manque de moyens, le manque de personnel, les procédures et toutes ces choses dont d’autres films ou séries ont pu parler. Un des premiers qui l’a fait au cinéma, c’est Bertrand Tavernier dans L.627, dans lequel il parle de toutes ces tracasseries administratives qui mettent des bâtons dans les roues des enquêtes. J’avais à la fois envie de raconter ça, et aussi comment un enquêteur encaisse le fait d’être constamment confronté à des crimes sordides. Et puis, avec mon coscénariste Gilles Marchand, on en est vite venu aussi à ce fil rouge de la masculinité qui est dans le film. On avait la volonté de questionner cela, le fait que ce soit un milieu qui reste quasi exclusivement masculin, même si les séries télé ont pu donner l’illusion que ça s’était féminisé. Dans la réalité, ça reste l’exception. Les crimes sont commis par des hommes et, comme le dit la jeune enquêtrice à la fin de La Nuit du 12, c’est un peu bizarre que les hommes commettent des crimes et qu’ils soient également censés les résoudre. Où est la femme, dans tout ça ? À travers ce film, nous voulions donc aussi questionner la masculinité et les rapports hommes-femmes. L’avantage du film de genre ou d’une enquête policière, c’est que ça offre un cadre connu par les spectateurs, avec des codes. Mais ça permet d’y glisser d’autres thématiques qui vont au-delà de la question de savoir si on va trouver le coupable ou non.

Il y a aussi dans La Nuit du 12 l’idée que toutes les pistes sont épuisées. C’est une idée que l’on retrouve dans pratiquement toutes les séries d’enquêtes, le fait que tous les suspects possibles et imaginables soient envisagés jusqu’à ce qu’il n’en reste plus. Bruno Dumont a d’ailleurs à la fois théorisé et tourné au comique cette idée dans P’tit Quinquin. Avez-vous également travaillé cette idée de l’épuisement des pistes ?

L’épuisement des pistes vient du fait qu’ils pensent avoir fait le tour des suspects et que peut-être l’un d'eux est le coupable, mais chacun a plus ou moins un alibi, et les enquêteurs n’ont aucun élément tangible pour aller plus loin. Ce qui nous intéressait le plus, c’était de montrer, à travers les interrogatoires de ces divers suspects, un panel d’attitudes des hommes envers cette jeune femme. On sent qu’il y en a certains qui prennent cela avec légèreté, un peu comme si le fait qu’elle soit morte ne pèse absolument pas et n’ait aucune importance. La présence des ces suspects permettait ainsi d’explorer cela, certains types de discours et d’attitudes envers les femmes.

Yohan (Bastien Bouillon) est hanté par son enquête
© Haut et Court

Le personnage de Bastien Bouillon dit aussi, à un moment donné, que tous ces suspects auraient pu commettre le crime, un peu comme si tout le monde l’avait fait, mais en même temps personne… Il y a presque une piste surnaturelle ou fantastique qui arrive par cette ouverture-là, par le fait que le tueur soit multiple et insaisissable, qu’il est tout le monde et personne à la fois.

Oui, et même lui s’inclut dedans. Ce qui nous importait aussi, c’était de raconter la trajectoire du personnage de Yohan, joué par Bastien Bouillon. Et ce n’est pas parce que l’enquête n’aboutit pas à la fin que l’on finit forcément sur un constat d’échec ou sur de l’amertume. On voulait vraiment qu’il y ait une sorte d’envol dans son évolution et qu’il commence à questionner certaines choses. Il y a notamment cette question qui est soulevée par la meilleure amie de Clara, du fait que d’énumérer les suspects potentiels, qui ont presque tous eu une relation avec la victime, ça commence à insinuer l’idée qu’elle l’a peut-être cherché parce qu’elle multipliait les aventures et qu’elle aimait bien les « bad boys ». On en arrive vite à se dire que si elle avait eu une vie plus rangée, il ne lui serait sans doute rien arrivé. Ce qui est complètement dingue comme raisonnement car ce ne serait jamais le même s’il s’agissait d’un homme. Et le personnage de Yohan se rend compte qu’il est lui-même dans cette pensée-là. Il y a très peu de femmes dans La Nuit du 12, mais leur parole est importante et permet d’évoluer.

Il y a dans vos films une récurrence de personnages qui sont hantés, d’une manière ou d’une autre. Dans ce film-ci, il s’agit de policiers qui sont hantés par une affaire, mais vous avez évidemment souvent exploré cette question, au premier degré, notamment dans Lemming ou dans Le Moine, et dans pratiquement tous vos films, en réalité….

Dans La Nuit du 12, il ne s’agit évidemment pas de vrais fantômes comme dans Lemming, mais plutôt d’une mort ou d’une absence qui nous hante, et qui hante Yohan même s’il ne fait pas du tout partie de la famille. Il y a aussi l’idée du deuil et de l’absence qui sous-tend le film, par l'intermédiaire des personnages des parents et des proches de Clara.

Il y aussi presque toujours dans vos films l’apparition incongrue d’un objet ou d’un élément qui n’a a priori rien à faire là. Dans Harry, un ami qui vous veut du bien, il s’agit de l’œuf, dans Lemming, ce sont les lemmings, et dans La Nuit du 12, ce serait la fleur dont Marceau (Bouli Lanners) envoie la photo à Yohan, vers la fin du film.

C’est curieux parce que c’était vraiment un détail qui était dans le livre. Dans celui-ci, le personnage de Marceau est très différent, il n’est pas autant impacté par l’affaire que dans le film, et il disparaît uniquement parce qu’il a changé d’affectation. Mais en effet, à un moment donné, il envoie une photo de fleur à son collègue, bien après, alors qu’il n’avait plus donné de nouvelles. Dans le livre, ce n’est d’ailleurs pas une gentiane, mais un crocus. Mais il n’y a pas vraiment d’explication, ça reste très mystérieux. J’aimais bien ce mystère et je voulais le garder intact et que ça reste inexpliqué. Mais récemment, quelqu’un m’a dit que le fait d’avoir choisi la gentiane comme fleur n’était pas anodin car c’est une fleur qui pousse dans les montagnes. Ce serait ainsi comme un message adressé à Yohan pour le faire sortir de son vélodrome où il roule sans cesse en rond, pour aller escalader les cols en vélo. Mais je pense que c’est important qu’il y ait des choses qui nous échappent dans les films, car si tout a une explication ou une signification trop forte, ça tue un peu la magie de certaines choses.

Même si La Nuit du 12 est un film qui s’inscrit clairement dans un genre réaliste de thriller et d’enquête, on y retrouve aussi par moments une ambiance ou des éléments quasi fantastiques, notamment cette fleur dont on parlait, ou encore ces scènes dans le vélodrome, qui sont vraiment filmées comme si c’était un film fantastique ou de science-fiction. Et puis également le fait que le tueur soit multiple et insaisissable. Avez-vous travaillé cela dans la mise en scène, dans le jeu des acteurs… ?

Oui car, même si c’est un film qui est ancré dans une certaine réalité, voire actualité, j’aime aussi bien créer un univers, un monde, qui n’est pas uniquement naturaliste. Il y a évidemment des films qui sont strictement naturalistes et que je peux beaucoup apprécier, mais personnellement, par goût et par envie, je tends plutôt à créer un univers qui va vers le rêve ou le cauchemar, qui travaille la limite entre le réel et le rêve. Quand je peux glisser cela sans que ça ait l’air plaqué ou artificiel, je ne m’en prive pas. Il y aussi cette séquence dans laquelle Yohan est allongé dans son lit, où tous les visages des suspects se superposent au sien. Là, on est vraiment loin de tout naturalisme et beaucoup plus proche du rêve. Mais ça me fait plaisir que vous pointiez également les scènes du vélodrome car, quand j’ai découvert cet endroit, au sud de Grenoble, je me suis tout de suite dit que ce cadre allait me permettre de transcender ces scènes-là, d’aller plus loin que le premier degré des scènes où le personnage va faire du sport pour se défouler, et d’accéder à une autre dimension, visuelle notamment.

Un interrogatoire mené par Bastien Bouillon dans "La Nuit du 12"
© Haut et Court

Vos films semblent s’inscrire à chaque fois dans un genre ou un sous-genre différent. Cela fait-il partie de vos envies de cinéaste, de changer de genre et d’ancrage à chaque fois ? Comment abordez-vous cette question du genre en général ?

Ce n’est en tout cas pas programmatique. Je ne me dis pas que je vais faire tel film parce que je viens d’en faire un qui est totalement différent. C’est à chaque fois déclenché par quelque chose de précis. Pour La Nuit du 12, c’est la lecture du livre. C’était également le cas pour Le Moine, c’était la lecture de ce roman gothique qui m’avait donné l’envie d’explorer cet univers-là. Mais, encore une fois, le genre offre une base de travail dans laquelle on peut glisser d’autres thématiques, c’est ça qui me plaît. Mais sinon, j’en parlais avec Bouli Lanners récemment : c’est sûr qu'un jour, j’aimerais beaucoup m’atteler au genre du western. Mais là on tombe très vite dans des budgets un peu prohibitifs (rires).

Il y également dans tous vos films la présence d’un animal : le singe dans Harry, le lemming évidemment, le corbeau dans Le Moine, le chien dans Des Nouvelles de la planète Mars, etc. Et dans La Nuit du 12, quel est-il ?

Il y a une forte présence des chats. Notamment, l’idée du chat noir, dans la police, ce nouvel arrivant qui porterait malheur lors de cette enquête qui s’avère compliquée. Cela sert de bizutage de traiter le petit nouveau de chat noir. Et du coup, ça nous a donné l’idée de décliner cela en multipliant la présence des chats. Il y en a un dans le cimetière, vers la fin du film, et également un chez la copine d’un des suspects. Et puis, il y en a eu un qui n’était même pas invité, lors de la scène où Clara quitte la maison de son amie, juste avant de se faire tuer. Quand on a tourné le plan, il y a un chat qui a débarqué de lui-même pour faire de la figuration, un peu comme un présage. Mais c’est vrai que l’animal et l’animalité, c’est quelque chose qui me travaille. Je pense que ma première envie en tant que cinéaste, c’était le cinéma animalier. À un moment donné, cette envie a bifurqué sur les êtres humains, je ne sais pas pourquoi, mais il doit m’en rester quelque chose. Je suis toujours féru d’ornithologie, je fais souvent des randonnées pour observer les oiseaux. J’ai gardé cet intérêt certain pour les sciences naturelles et c’est sûr que ça nourrit mon travail de réalisateur.

Il y a également la question du mal qui traverse votre travail, comment il apparaît sous différents aspects…

Ça m’intéresse effectivement, car c’est quelque chose qui est présent partout, et qui l’a toujours été. Mais ce qui me travaille, ce n’est pas le mal comme quelque chose d’extérieur qui nous tombe dessus, mais plutôt la part de mal que chacun a en soi et comment il la gère. Je sais que quand j’avais vu Blue Velvet de David Lynch, cette question m’avait beaucoup troublé. Avant, j’étais probablement dans un système de pensée beaucoup plus binaire, plus schématique, avec les gentils et les méchants. Mais dans ce film-là, quand le personnage de Kyle MacLachlan se met à frapper Isabella Rossellini, à sa demande, et qu’il prend du plaisir à le faire alors que ça l’effraie, ça m’a perturbé et fait réfléchir. Il y a un peu de ça dans Harry, un ami qui vous veut du bien, avec ce personnage qui est une espèce d’excroissance des mauvaises pulsions que peut avoir le personnage de Laurent Lucas. On a tous des pulsions qui ne sont pas très nobles en soi, et tout dépend de la manière dont on arrive à les gérer, à les juguler.

Comment assimilez-vous les influences, que l’on peut voir et reconnaître dans vos films ? Est-ce que vous en avez conscience et les prenez en compte au moment de l’écriture, avec votre coscénariste Gilles Marchand ?

Il y en a forcément, et beaucoup sont inconscientes. Je sais que, concernant La Nuit du 12, beaucoup de gens m’ont parlé de l’influence de Memories of Murder alors que, sincèrement, je n’y avais pas pensé du tout, même si c’est un film que j’ai vu et qui m’a plu. Après, il y a aussi des choses dont on ne veut justement pas être influencé, comme par exemple, dans ce cadre-ci, tout ce qui vient d’un terrain très balisé par la télé, la série télé policière. On s’est constamment posé la question de comment faire pour que ça ne fasse pas « télé ». Parfois, on écrivait des dialogues et on se disait vraiment que ça faisait téléfilm, que ça n’allait pas du tout. Il fallait donc gommer ça. Par exemple dans des scènes un peu emblématiques comme l’arrivée sur la scène de crime, on a choisi de ne pratiquement pas mettre de dialogues, pour éviter ça, et de traiter cela de façon très « melvillienne ». Donc du coup, on s’est raccroché à une influence, celle de Melville, pour en contourner ou en éviter une autre, celle des séries télévisées. On a évoqué par exemple Le Samouraï pour écrire le personnage de Bastien Bouillon, dans ce côté très dessiné d’un mec dont on ne sait rien, qui vit seul dans un appartement très spartiate. Après, Delon dans Le Samouraï est plus du côté du « masque », tandis que Bastien Bouillon va plus chercher dans l’intériorité, on sent que ça remue intérieurement et que ça affleure sur son visage.

Je sais aussi qu’il y a des influences directes. Par exemple, durant l’écriture, j’ai découvert le travail de Rodrigo Sorogoyen, qui m’a beaucoup impressionné. Sa façon d’utiliser l’extrême grand angle dans sa mise en scène m’a vraiment intéressé. C’est quelque chose que je ne trouve pas terrible d’habitude mais là ça fonctionne vraiment car ça fait partie intégrante de sa mise en scène. On n’a pas utilisé des focales aussi courtes dans La Nuit du 12, mais ce qui me plaisait dans sa façon de travailler, c’était que les personnages soient toujours fortement inscrits dans leur environnement, y compris dans des lieux très exigus. J’avais envie, sans aller aussi loin que lui, de reprendre cela et de faire exister l’étroitesse de ces bureaux de la PJ, ou également d’autres décors, d’être dans des focales plutôt courtes, et assez rarement dans des gros plans. On pourrait évidemment imaginer les interrogatoires filmés uniquement avec de très gros plans, alors que là il y a une certaine distance qui m’intéressait plus à ce moment-là. Je sais que ça, c’était une vraie influence car j’ai également demandé au chef opérateur de voir ces films pour s’en inspirer. Il y a donc des influences qui sont tangibles et puis d’autres qui sont présentes sans qu’on s’en rende forcément compte.

Entretien réalisé au Brussels International Film Festival (BRIFF), le 26 juin 2022.

« La Nuit du doute ? » par David Fonseca

Avertissement : cette analyse ne se veut pas exhaustive, s'il en est, du dernier film de Dominik Moll, La Nuit du 12, mais plutôt d'insister sur l'un de ses effets, hautement problématique. Ou comment la non résolution d'un crime barbare commis sur une jeune femme conduit son réalisateur du doute (sur le criminel) à des certitudes de types essentialistes sur les hommes comme les femmes, signant un J'accuse ! de plus sur l'époque. Ou comment, encore, un film dit une chose et son contraire.

Une nuit, un fait divers. Une jeune femme se fait brûler vive en rentrant chez elle. Mais pas n'importe quelle nuit pour Dominik Moll qui s'est saisi de l'occasion de ce fait divers pour en extraire des lois générales sur les comportements des individus. Cette jeune femme, dans le film, est brûlée vive la nuit du 12. Ce choix du nombre 12, d'emblée, est un indice précieux pour tenter de décrypter le choix de Dominik Moll comme celui de son scénariste Gilles Marchand(1). Il montre combien son réalisateur a souhaité faire d'un crime singulier un exemple, l'exhaussant à la valeur de la généralité sur les hommes autant, sans doute, que sur les femmes. C'est que le nombre 12 a des qualités inégalées. Qualifié de « sublime » pour être en effet un entier naturel dont le nombre des diviseurs et la somme des diviseurs sont tous deux des nombres parfaits (seul le nombre 76 partage avec lui cette qualité), il symbolise, entre autres choses, dans de nombreuses cultures, l'idée de cycle. Très présent dans la culture biblique, il est le seul nombre, avec le chiffre 7, dont les exégètes bibliques sont certains. Or, si le 7 est le chiffre du temps « parfait », celui de la semaine autant que de la création, le 12 fait renvoi aux signes du Zodiaque dans les traditions babyloniennes et égyptiennes, selon la formule consacrée : « Ce qui se voit dans le ciel, se voit sur Terre ».

Tout comme le ciel compterait 12 signes zodiacaux, la Terre comptera dès lors 12 lieux : 12 tribus d’Israël comme l’Égypte comptera 12 divisions administratives. 12 serait donc le chiffre du peuple, du peule dans sa complétude, selon l'exégète Régis Burnet. Ce qui se voit dans le ciel de Dominik Moll, dans son cosmos, donc, devra se perpétuer indéfiniment dans son film. Le titre du film dit son programme : il ne s'agira pas tant de s'intéresser au cas de cette jeune femme brûlée vive qu'à celui d'un peuple singulier, ou plutôt de deux peuples singuliers, celui des femmes, à travers ce crime commis, autant que celui des hommes, les personnages des suspects les incarnant à l'écran. Un choix scénaristique qui sera exprimé par un choix de mise en scène, celui du grand angle, emprunté à Rodrigo Sorogoyen, selon Dominik Moll lui-même, un moyen cinématographique d'inscrire un cas particulier dans un cadre général, soit une manière de mettre en place un cycle immuable dans lequel s'agiterait les individus, sans aucune possibilité de s'en extraire. Autrement dit, un choix de réalisation pour dire combien les hommes comme les femmes seraient contraints par des lois de nature et non de culture.

La question du criminel, qui court encore les rues à ce jour, devient donc rapidement oiseuse, ou plutôt le prétexte à une analyse de type sociologico-journalistique des rapports hommes-femmes. Car il est bien certain que pour Dominik Moll ce meurtre commis par un sans visage est en réalité un meurtre aux cent visages : un meurtre sans face, donc, non pas pour n'en avoir aucun mais pour posséder tous ceux de la masculinité, que le réalisateur brosse en un portrait kaléidoscopique à travers les différents suspects, c'est-à-dire, notamment, soit un serial baiseur, le personnage du marginal, soit un serial frappeur, l'homme violent, soit un serial pervers, le schizophrène à la fin de film. Autant de suspects non confondus, non pas pour dire, dès lors, l'irrésolu autant que l'immaîtrisable dans une enquête, une manière de tourner en rond dans ses questions, comme dans certains romans d'Henning Mankell, de façon encore plus assumée dans la littérature du couple Maj Sjöwall et Per Wahlöö, mais autant de suspects chez Dominik Moll pour signifier la culpabilité de chacun, sans plus jamais que le bénéfice du doute profite à l'accusé dans La Nuit du 12. Une loi générale sur la culpabilité des hommes que mettra Dominik Moll dans la bouche de son enquêteur principal, Yohan (Bastien Bouillon), selon qui, le plus terrible, dans cette enquête, est que chaque suspect aurait pu commettre l'infâme, quand bien même l'enquêteur n'aura jamais su identifier le criminel. Au fond, La Nuit du 12 échappe, veut échapper à son programme fantastico-infernal. Ce n'est pas tant un film sur un cold case, un crime non résolu qu'une manière de dégager une maxime : autant d'hommes, autant de criminels en puissance. Le film déporte, dès lors, sa singularité sur le plan d'une thèse qu'il s'agit de défendre. Un choix de scénario comme de mise en scène, pour le réalisateur, afin de dénoncer les comportements des hommes à l'égard des femmes, de manière générale, ce qu'il déclare par ailleurs dans l'entretien accordé au Rayon Vert : « Ce qui nous intéressait le plus, c’était de montrer, à travers les interrogatoires de ces divers suspects, un panel d’attitudes des hommes envers cette jeune femme. On sent qu’il y en a certains qui prennent cela avec légèreté, un peu comme si le fait qu’elle soit morte ne pèse absolument pas et n’ait aucune importance. La présence des ces suspects permettait ainsi d’explorer cela, certains types de discours et d’attitudes envers les femmes. »

Une manière comme une autre, dès lors, de rassurer le quidam. Ce qui aurait été véritablement inquiétant est que le doute demeure : un homme, une femme, personne ? Mais Dominik Moll, qui ne se cache pas d'avoir utilisé des effets fantastiques dans son film (l'irruption impromptue durant le tournage d'un chat, le vélodrome, entre autres choses) en déréalise le programme : à l'étrangeté, il préfère substituer une bonne dose de (sa) réalité, la plus commode sans doute, celle qui fait des hommes, en général, des individus demeurés au stade reptilien de l'évolution, soit des criminels en devenir permanent. À l'absence de coupable, parce que cette absence aurait été sans doute autrement difficile à porter cinématographiquement, Dominik Moll répond : tous coupables ! Le crime n'était pas incarné dans la vraie vie. Le voici résolu à l'écran.

Si le propos mériterait une discussion serrée, c'est quant aux effets qu'il produit sur les intentions déclarées du cinéaste qu'il faut s'attarder. Par ces choix, tout l'étrange en est évacué pour lui opposer la normalité la plus plate de l'homme bestialo-fatal. La piste surnaturelle, empruntée par Dominik Moll, s'efface ainsi à mesure que l'intrigue progresse. N'en demeure que l'écume des jours, un film aux facilités complaisantes. Un des effets du wokisme au cinéma ? Du mollisme plutôt : rendre forme à tout ce qui était indigeste (le corps calciné), quitte, paradoxalement, à le faire disparaître définitivement.

Le criminel, donc, dans La Nuit du 12, paradoxalement, n’est plus seulement assigné à un seul lieu, celui de l’ici et maintenant du crime atroce commis sur cette jeune femme. Par la multitude des visages masculins qui font office de candidats au crime, l'abject occupe dès lors une infinité virtuelle de lieux, de temps comme d'actions. Ce cinéma met en place, à travers l'essentialisation qu'il opère, une ontologie, une pseudo science de l'être qui devient le repère archimédien, zénithal, autour duquel le film s’organise. Cette ontologie devient l’orient fondamental de Dominik Moll. Chacun pourrait se féliciter, pourtant, de cette option. Au fond, le propos du film serait de dénoncer  toutes les violences faites aux femmes, ce que nul ne saurait contester. Mais il faudrait dans le même temps en tirer la conséquence pour les choix scénaristiques comme de réalisation : en substituant la généralité des violences faites aux femmes au cas particulier de cette jeune femme brûlée vive dans La Nuit du 12, « parce qu'elle est simplement une femme » dit Yohan, c'est cependant, et finalement, la nier une seconde fois. Curieusement, La Nuit du 12, au lieu de s'efforcer de résoudre un crime en commet un à son tour. Et se suicide cinématographiquement, en se contaminant lui-même.

La Nuit du 12 opère non plus cinématographiquement, dès lors, mais comme manifeste. Le film n'est plus celui de son réalisateur, il devient celui d'une époque. Cette forme de croyance à l'égard de son propos, d’engagement envers son ontologie, permet à Dominik Moll de se penser comme un « nous ». La Nuit du 12 fonctionne, en effet, sur le mode symbolique : il devient à la fois un marqueur d’identité, à travers la mise en place de son discours, comme un opérateur de vérité. Le réalisateur, à travers l'énonciation d'une loi générale, espère précisément effacer toute forme de trace personnelle dans un discours pourtant empreint fortement de subjectivité, afin de gagner les hauteurs de l'objectivité, de la neutralité, de l'impartialité. En somme, un discours aux prétentions de scientificité. Sans s'apercevoir que ce type de discours fait défaut à son programme, inversant la logique du célèbre syllogisme judiciaire dégagé par Aristote, si précieux pour une enquête policière. Selon le Stagirite, ce syllogisme reposerait sur une logique implacable qui se déclinerait en trois temps : majeure/mineure/solution.

Précisément, depuis une majeure, soit une loi/une règle générale, sous laquelle se placerait une mineure (un cas particulier, soit les faits, le crime de cette jeune femme), il serait possible d'en dégager ensuite une solution. Au contraire, dans son film, Dominik Moll inverse cette logique : la majeure est remplacée par la mineure. C'est depuis le meurtre singulier d'une jeune femme qu'est dégagée la majeure : si une jeune femme est assassinée (ce qui est un cas particulier, soit une mineure), c'est que tous les hommes sont coupables (qui devient la majeure du raisonnement). Or, ce type de syllogisme (déduire la majeure depuis la mineure et non l'inverse), Kant l'a suffisamment dit, est un type de raisonnement étranger à la logique judiciaire : il relève du jugement esthétique, en art notamment, pour lequel, précisément, il n'existe pas de lois préétablies en matière de goût, contrairement aux lois en vigueur, tellement importantes pour un enquêteur, dont le code de procédure pénal devrait être chevillé au corps. Un choix curieux, dès lors, pour un réalisateur qui voulait précisément que ce crime ait lieu avant un 14 juillet, soit une date tout autant décisive mettant fin à l'incarcération d'individus sans qu'aucun procès n'ait eu lieu, via la lettre de cachet, symbolisant l'arbitraire du pouvoir, ce que Beccaria, à ce point déterminant pour les révolutionnaires français lors de la rédaction de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, rappelait déjà dans son Traité des délits et des peines : nulle crime sans peine ; aucun crime ne peut être puni si les chefs d'accusation n'en sont pas préalablement établis par la loi, soit par une majeure.

Ce faisant, en passant du cas particulier de cette jeune femme à la généralité du sort fait aux femmes, Dominik Moll n'essentialise pas simplement les hommes, mais les femmes aussi. C'est qu'il faut réfléchir, finalement, à ce choix scénaristique d'une jeune femme brûlée vive. Sa consomption peut être analysée comme une forme de dégradation. Or, l’idée de dégradation est l’idée naturaliste par excellence. S’il y a dégradation, celle des qualités de cette jeune femme, c’est qu’il y a quelque chose qui se dégrade ; ce quelque chose, quel que soit son mode de désignation, quelle que soit la représentation que Dominik Moll s’en fait (une jeune femme de 21 ans, plutôt jolie, libre...), est nécessairement nature, et pure nature, puisqu’une relation de dégradation relie ce quelque chose directement à ce qui est son actuel état, sa nature désormais corrompue. Dominik Moll, dans La Nuit du 12, a bien pour horizon nostalgique une nature, qui énonce au fond une problématique de la Chute et de la Rédemption : Chute à travers le personnage de cette jeune femme brûlée vive comme celle de toutes les femmes ; Rédemption à travers cette jeune enquêtrice, intelligente au possible, qui vient redonner souffle à l'enquête par son Esprit nécessairement sain en fin de film. Un nouveau choix scénaristique (l'essentialisation de la femme comme de l'homme) qui finit par faire échouer définitivement La Nuit du 12 dans son programme, faisant croire que la solution à tous les problèmes relationnels entre les hommes et les femmes se résoudraient par une subversion de l'identité, Dominik Moll rejouant le trouble dans le genre de Judith Butler en l'incarnant à l'écran via Yohan l'enquêteur, personnage à la croisée des chemins, partagé entre son désir indicible pour son compagnon policier de fortune (Bouli Lanners) qui, remercié définitivement pour avoir violenté un suspect, lui enverra d'adorables hortensias et la nouvelle juge (Anouk Grinberg).

Et si Yohan peut curieusement sourire en fin de film, quittant enfin son vélodrome où il tournait en boucle pour gagner les sommets montagneux, autrement dit quitter l'artifice du vélodrome pour Dame Nature, tandis que le coupable n'est toujours pas confondu, c'est que de trouble comme de doute, il n'en demeure finalement plus aucun. Car mettre en « fiction » chacune de ces essentialisations, ce n’était plus dès lors « fictionner » un vide (la nature étrange de ce crime), c’était refuser le vide. L'horreur de ce vide. Vouloir ce vide, c'eût été pourtant rendre sa part à cette jeune femme comme à l'inquiétante étrangeté de ce crime. Lui rendre mémoire. Dominik Moll lui a préféré la machine infernale de la servitude aux seuls essentialismes et leurs moulins que rien ne viendra jamais rédimer.

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