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Charles (Denis Podalydès) attend le retour de sa femme dans "La Grande magie"
Esthétique

« La Grande magie » de Noémie Lvovsky : Sortir de la chambre close

Thibaut Grégoire
Troisième film issu d'un appel à projets du CNC visant à favoriser la production de comédies musicales, La Grande magie de Noémie Lvovsky choisit de subvertir la commande et de proposer une comédie « anti-musicale » pour mieux discourir sur la fiction et ses effets. Plus complexe et rugueux qu'il n'y paraît de prime abord, le film tend à s'éloigner de l'éloge béat d'un spectacle illusoire qui maintiendrait son audience dans un enfermement confortable, et s'ouvre au monde tout en gardant la forme désuète d'une opérette de patronage.

« La Grande magie », un film de Noémie Lvovsky (2022)

En 2019, après avoir lancé l’année précédente un appel à projets visant à favoriser la réalisation de trois films de genre dans le paysage du cinéma français en s’axant d’abord sur le fantastique, le CNC réitérait l’expérience avec cette fois-ci pour but d’aider trois projets de comédies musicales. Aujourd’hui, les trois films ainsi développés sont tous visibles et on peut donc tirer des conclusions sur ce que cet appel à projets a pu favoriser. Après Tralala des frères Larrieu et Dom Juan de Serge Bozon, La Grande magie de Noémie Lvovsky est le troisième film à sortir, et confirme tout d’abord l’une ou l’autre certitude. D’abord que les aides sont allées à des cinéastes confirmés, et pas à de jeunes talents. Ensuite, que les trois films nés de cet appel à projets n’ont pas pris au pied de la lettre l’appellation « comédie musicale » accolée à la commande, et qu’ils ont même choisi tous les trois de subvertir cette commande et les expectations de tout un public susceptible d’attendre de « véritables » comédies musicales, dans le sens classique, hollywoodien voire « broadwayen » du terme.

Comédie anti-musicale

Des trois projets, La Grande magie est peut-être celui qui va le plus loin dans le refus du côté « musical », harmonieux, du genre. Même si les chansons ont été composées par des musiciens connus – le groupe Feu! Chatterton –, leur nature déclamatoire et le choix des comédiens pour les chanter va dans le sens d’une interprétation « théâtrale » de celles-ci, et certainement pas dans celui d’une prestation vocale époustouflante. La plupart des morceaux musicaux sont ainsi « sous-chantés », « marqués » d’une voix fluette, murmurante, donnant parfois à ces scènes un aspect amateur, voire inachevé, un peu comme si on assistait à une répétition. On peut voir ce qui ne manquera pas dès lors d’agacer les puristes, ceux pour qui, dans « comédie musicale », le plus important reste le côté « musical ». Et partant de cette constatation, on peut aisément comprendre pourquoi La Grande magie est largement mal-aimé (les critiques sont globalement mauvaises et le film semble être un four au box-office) : c’est tout simplement qu'il n’est pas aimable, et qu’il ne fait rien pour l’être, en premier lieu parce qu’il se moque ouvertement du principe de base présidant à la commande et, indirectement, des spectateurs qui seraient en droit d’attendre un peu de « musicalité », de grandiloquence et de respect des codes.

En lieu et place de ce respect des prérequis, La Grande magie propose une comédie anti-musicale, avec des acteurs qui ne savent pas chanter – ou très peu, comme par exemple François Morel qui, dans la « vraie vie », se targue tout de même d’être chanteur à mi-temps – ni danser – à part Judith Chemla, il faut le reconnaître – et qui ne s’embarrassent même pas d’essayer. En cela, cet exemple français de comédie musicale tend un peu le bâton pour se faire battre, tant le contre-exemple américain est flagrant, ne serait-ce par exemple qu’avec La La Land (Damien Chazelle, 2016), où les têtes d’affiche Ryan Gosling et Emma Stone, qui ne sont ni chanteurs ni danseurs, font « de leur mieux » pour « faire croire que ». Encore une fois, La Grande magie donne du grain à moudre aux commentateurs patentés qui aiment à dire que le cinéma français et ses comédiens sont paresseux, qu’ils se reposent sur leurs acquis, contrairement à leurs homologues anglo-saxons – c’est un discours semi-réactionnaire qu'on entend quand on persiste à écouter certains critiques.

La troupe du Professeur reprend la route dans "La Grande magie"
© Jean-Claude LOTHER

Pourtant, La Grande magie est tout sauf un film « paresseux », et cette manière de détourner, voire de subvertir les codes et les attentes liées au genre de la comédie musicale est à la fois un choix audacieux, risqué, mais aussi en phase avec ce que le film développe comme discours sur la fiction et sur ses effets. Car le film de Noémie Lvovski est bien plus complexe et retors que ce qu’il n’y paraît de prime abord, et que ce qu'on pourrait justement attendre d’une comédie musicale, genre parfois – à tort – catalogué comme « feel good » ou consensuel. Cela dit, il est normal que le film déplaise à ceux qui attendraient une comédie musicale uniquement guillerette et (dé)monstrative, puisque La Grande magie est assez nettement conçu et pensé contre eux. Cela fait partie de la complexité et de la rugosité du film : il déçoit les espoirs y compris dans son déroulé narratif et, surtout, dans sa résolution.

La grande désillusion

La grande magie du titre, c’est le tour qui est joué à Charles, le personnage interprété par Denis Podalydès, à qui une troupe de forains menée par Le Professeur (Sergi López) fait croire que le tour qu’ils ont commencé dans la cour d’un hôtel en bord de mer et durant lequel ils ont fait disparaître sa femme Marta (Judith Chemla), ne s’est toujours pas terminé, et que celui-ci ne se terminera que lorsque Charles ouvrira une petite boîte. Ainsi, la réalité, celle où la femme de Charles s’est enfuie durant le tour pour rejoindre un amant providentiel et surtout fuir un mari ennuyeux et triste, ne serait au fond qu’une hallucination pour Charles, maintenu dès lors dans un état d’hypnose. Le temps s’étirerait pour lui alors qu’il ne se déroulerait en fait que quelques secondes lors de ce tour effectué devant l’hôtel. Evidemment, le spectateur sait que cet état d’hypnose n’est pas réel, et le seul à être dupe est Charles qui, des années durant, maintient à distance le moment du réveil, en choisissant – aidé par Le Professeur et sa troupe qui voient là une occasion de se faire entretenir par le riche Charles – de ne pas ouvrir la boîte, de rester dans la croyance que sa femme « s’y trouve » et que le tour prendra fin une fois celle-ci ouverte.

Alors que La Grande magie étire une troisième partie lors de laquelle un Charles déboussolé, devenu à moitié fou, erre en peignoir dans sa grande demeure – alors que la troupe du Professeur se dore la pilule au soleil dans le jardin –, le retour de sa femme Marta, quelque temps avant la résolution du film, laisse croire que cette fin sera heureuse, que Charles ouvrira la boîte au moment même où Marta entrera dans la chambre pour lui dire qu’elle s’est égarée, qu’elle l’aime, qu’elle la toujours aimé. Et c’est ce qui se passe, très exactement, à ceci près que Marta n’est pas contrôlable par Le Professeur, et que ses propos trahissent le fait que sa volonté de fuir était bien réelle, qu’elle a bien rencontré d’autres hommes durant un temps qui – ses quelques rides en attestent – s’est bel et bien écoulé. Et tout cela, Charles n'est pas prêt à l’entendre ni à l’accepter, lui qui trop longtemps été maintenu dans l’illusion par le bateau que lui a monté le professeur, ce spectacle ininterrompu de plusieurs années. L’illusion est montée à la tête de Charles et s’est transformée en enfermement. Sa folie éclate lors de cette confrontation avec la réalité, réalité qu’il est incapable d’embrasser, préférant retourner à sa boîte qui restera désespérément close.

Si La Grande magie se donnait durant presque toute sa durée comme un éloge de la fiction et de l’illusion qui maintiennent dans un bonheur intemporel, un état d’apesanteur euphorique, ses dernières minutes et son retour cruel à la réalité, lui donne une toute autre signification et un goût bien plus amer. Il n’est en aucun cas question pour Noémie Lvovsky de faire l’éloge d’un théâtre ou d’un cinéma qui n’aurait plus aucun contact avec la réalité, mais bien de vouloir s’éloigner de cette démarche, d’un art qui maintiendrait dans l’illusion, et laisserait ses spectateurs enfermés dans leur confort, en peignoir dans leur chambre douillette. Le choix de ne pas se plier au « professionnalisme » propre et impec de la comédie musicale classique, pour laisser une certaine place à cet amateurisme dit « paresseux », prend alors une autre signification, comme si la distance que ce supposé amateurisme créait empêchait son spectateur de succomber à la « grande magie », en somme de se faire illusionner. En cela, le film de Noémie Lvovsky serait presque l’anti-Fabelmans. Dans le film de Steven Spielberg, le héros découvre en effet des vérités sur la cruauté du monde en restant dans sa chambre, en scrutant des images qu’il a lui-même créées, et quand il sort de cette chambre d’illusion, il devient un héros pour ce même monde, lequel est impressionné par son savoir-faire d’artiste. Dans La Grande magie, au contraire, la chambre et la petite boîte de Charles le maintiennent dans l’illusion d’une réalité alternative et l’aliènent complètement. En cela, La Grande magie est effectivement bien plus complexe et pervers qu’il n’y paraît de prime abord, car sous cet aspect d’objet factice voire ringard, il finit par déboucher sur un discours résolument moderne, et s’ouvre au monde tout en gardant sa ligne esthétique de comédie musicale de patronage au charme désuet.

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