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Laurent (Rahim) et "la" femme (Efira) dans "Don Juan"
Critique

« Don Juan » de Serge Bozon : Le charme de l’imperfection

Thibaut Grégoire
Dans le Don Juan de Serge Bozon, le Don Juan du titre ne séduit pas toutes les femmes mais une seule femme à travers toutes. Une idée évanescente de la figure mythique de Don Juan s'en dégage et donne au film sa saveur particulière, fondue dans un moule de comédie vaguement musicale. C'est de la fragilité de sa forme que Don Juan tire paradoxalement sa force, tout en restant un film difficile à appréhender, dont l'équilibre instable fait néanmoins le charme.

« Don Juan », un film de Serge Bozon (2022)

Dans la version de Serge Bozon de Don Juan, le Don Juan du titre n’est que Laurent, un acteur dont le traumatisme initial – il s’est fait quitter le jour de son mariage par sa fiancée – le fait voir une seule silhouette, un seul visage, dans toutes les femmes qu’il croisera et/ou tentera de séduire par la suite. Cette relecture du mythe et de la figure de Don Juan, fondue dans un moule de comédie vaguement musicale – comme Tralala des frères Larrieu, le film a probablement bénéficié d’une aide à la production par l’intermédiaire d’une convention dédiée à la comédie musicale –, donne à l’ensemble une impression d’évanescence, comme un parfum dilué, l’idée de Don Juan n’étant plus finalement qu’une inspiration mutante, donnant lieu à autre chose, d’où l’allure d’hybridité ou d’imperfection que peut revêtir le film.

Le Don Juan de Serge Bozon, sous les traits de Tahar Rahim, est donc une version tronquée, voir « customisée » de la figure traditionnelle de – ou du – Don Juan, à savoir un homme qui ne séduit pas toutes les femmes, mais n’en séduit qu’une à travers toutes. Visuellement et cinématographiquement, cette idée est résumée à une apparition, au corps et au jeu d’une actrice, dont les traits, les expressions et la gestuelle sont très identifiables, à savoir Virginie Efira. Les femmes qui croisent le chemin de Laurent/Don Juan ne sont donc pas multiples mais unique, devenant un seul et même personnage : « La » Femme comme figure fantasmée et également fantomatique, à la fois absolue et schématique.

Une troisième figure emblématique vient encore s’ajouter à celle du Don Juan et de « La » Femme, à savoir celle du Père, apparaissant assez vite comme la mauvaise conscience du héros, et pouvant également être assimilée, dans une optique d’inscription dans le mythe de Don Juan, à la Statue du Commandeur. Dans la version de Serge Bozon, il s’agit du père d’un ancien amour de Laurent qui se serait suicidée, mais les contours de ce personnage restent flous et l’on peut l’appréhender comme « Le » Père, celui de toutes les femmes séduites par Don Juan, celui qui veille au grain et incarne une certaine forme de morale surplombante. Ce personnage, incarné à l’écran par le chanteur Alain Chamfort, occupe également une place particulière au sein du film et de sa forme : la comédie musicale.

Alain Chamfort, le seul "chanteur" de "Don Juan"
© Jean Louis Fernandez

Pour être tout à fait honnête, le film n’est pas une comédie musicale au sens auquel on circonscrit habituellement le genre. Pour grossir le trait, elle serait tout de même plus proche de celle de Jacques Demy que de celle de Stanley Donen ou de Vincente Minelli. Mais l’on retrouve surtout l’idée, présente dans certaines comédies musicales récentes – Tralala mais aussi La La Land – que l’acteur, l’interprète, prime sur le chanteur, que le comédien chante comme un comédien qui s’essaierait – plus ou moins maladroitement – au chant pour l’occasion du film, et certainement pas comme un chanteur ou comme un acharné de l’Actor’s Studio qui aurait fait heures et des heures de coaching pour devenir le nouveau Gene Kelly ou le nouveau Dean Martin. C’est de cette fragilité, de ces imperfections que naît d’ailleurs l’émotion lors de certains passages chantés par Tahar Rahim et, plus encore peut-être, Virginie Efira.

Mais dans cet ensemble-là, le personnage du père, incarné par un chanteur professionnel – de variétés –, à savoir Alain Chamfort, apparaît comme atypique, en dehors, comme s’il survolait le film tel un spectre, un fantôme dont on ne comprendrait pas toujours les intentions. Le fait que l’on reconnaisse en lui un chanteur – même si l’on ne sait pas a priori qui est Alain Chamfort, la pose de la voix suffit normalement à l’identifier comme tel – le place d’entrée au-dessus ou en marge de ses compagnons de jeu, ce qui situe le personnage dans une position particulière.

Mais tout reste néanmoins incertain et volatile dans Don Juan, car même le chanteur professionnel est un chanteur à la voix douce, fluette, en dehors de toute démonstration technique, et certainement pas un chanteur « à voix ». Et c’est le film entier qui reste constamment dans un équilibre instable et fragile entre plusieurs états. Il ne s’agit certainement pas d’un film « fort » mais bien d’un film dans un état constant de fragilité, d’instabilité, à l’instar de son (anti-)héros. Cela transpire également dans les transitions imparfaites, bizarroïdes, entre les scènes de comédie – notamment celles avec Jehnny Beth en metteuse en scène « décalée » - et les scènes d’amour voire de pathos au premier degré, ainsi que dans le brouillage entre les scènes de théâtre et les autres - il n’y a d’ailleurs souvent pas de scène, de plateau, dans les scènes de théâtre – le brouillage et l’incertitude atteignant à la fois les personnages, le film et, indirectement, le spectateur. Il ne faut donc pas s’étonner non plus que le film laisse un sentiment confus, entre émotion et perplexité, entre emballement et déception, et qu’il faille finalement s’en dégager, s’en extirper, pour enfin commencer à avoir une idée de comment l’aborder, comment l’appréhender, et comment l’apprécier.