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Ken Ogata porte Sumiko Sakamoto dans la montagne dans La Ballade de Narayama
Rayon vert

« La Ballade de Narayama » de Shōhei Imamura : Le néolithique à l’estomac

Des Nouvelles du Front cinématographique
Nous venons du néolithique et de son ventre nous ne sommes pas sortis. La communauté rurale archaïque de La Ballade de Narayama en a longtemps eu le trésor, férocement, qui est un or entouré d’ossements vivants, une caverne de gags cruels et d’absurdités stupéfiantes. Nous y vérifions que nous sommes l’espèce aberrante par excellence, des animaux comme les autres et pas comme les autres, besoins et désirs, pulsions plus mythes. Et ça donne un beau bordel abondamment fréquenté par Shōhei Imamura, l’un des plus grands naturalistes en cinéma qui soient, doublé d’un ethnographe curieux, obsédé par notre non-contemporanéité.


Per la regina


Couper court comme on pisse dans la neige

Le début La Ballade de Narayama est absolument remarquable. On y voit une série de très courtes séquences filmées avec alacrité, qui installe moins un récit avec ses enjeux dramatiques forts et ses personnages fièrement caractérisés qu’elle déploie un paysage de montagne accidenté dont un recoin abrite une communauté rurale du Japon de la seconde moitié du 19ème siècle. Shōhei Imamura prend incontestablement plaisir à couper court à chaque fois que le folklorique risque avec ses poncifs d’attendrir la rigueur de l’ethnographie. Couper court est un geste, le plus souvent drôle, parfois étonnant quand la manière a pour visée la stupéfaction, celui de couper l’herbe sous le pied des clichés en les prenant tantôt à rebrousse-poil, tantôt de vitesse, tantôt encore de biais. Dès l’ouverture en effet, les prises de vue aériennes sur des montagnes bleutées, tournées en hélicoptère, se contractent dans l’impulsion d’une envie, irrépressible et non négociable, de pisser dans la neige.

L’ouverture lyrique promettait une épopée vite lézardée par l’impératif des besoins biologiques qui n’appellent pas que l’on s’en offusque ou scandalise. Le reste est à l’avenant : un rat s’approche d’un serpent mais c’est le reptile qui sera le repas du rongeur ; lors d’une battue, un chasseur tire un lièvre mais passe sous son nez l’oiseau de proie qui, en haut d’un arbre, guettait pour emporter au loin la dépouille de l’animal ; le cadavre violacé d’un nourrisson est découvert au bord de l’eau mais cette découverte macabre n’en est pas une pour ceux qui conviennent qu’une bouche en trop, dans la situation d’une brutale régulation des naissances, peut faire un bon engrais naturel (d’autant plus quand la bouche en trop est celle d’un garçon, tandis qu’une fille aurait pu au moins être vendue).

Comme on le sait, La Ballade de Narayama est moins le remake d’un film de Keisuke Kinoshita réalisé en 1958 qu’une autre adaptation de la nouvelle éponyme de Shichirō Fukazawa publiée en 1956(1). D’ailleurs, Keisuke Kinoshita ne s’y est pas trompé en qualifiant de « pornographique » l’adaptation réalisée par Shōhei Imamura (mais l’aîné s’est proprement trompé sur son cadet en croyant insulter l’auteur du Pornographe en 1966). De fait, la fidélité au réalisme d’un récit qui donne témoignage des conditions de vie difficiles d’une petite communauté rurale de la province de Shinano (abrégée en Shinshū, elle est devenue aujourd’hui la préfecture de Nagano) tranche franchement avec la distanciation théâtrale adoptée à l’occasion de la première adaptation, alors sous haute influence culturelle du kabuki mais aussi du jōruri, un spectacle traditionnel de marionnettes au principe du bunraku. La fidélité au réalisme se voit même, dans le film de Shōhei Imamura, poussé en un naturalisme qui a trouvé son acmé avec Profonds désirs des dieux (1968), alors produit par la Nikkatsu et sévèrement sanctionné par un échec commercial. Cet insuccès suivi par celui du grinçant documentaire Histoire du Japon racontée par une hôtesse de bar (1970) aura condamné le cinéaste aux galères télévisuelles pendant une durée de quasiment dix ans. Shōhei Imamura a ainsi été éloigné de la production cinématographique, un peu à l’image de ces soldats japonais qui, eux, ont préféré ne jamais revenir au pays après la fin de la guerre, et auxquels il leur a consacré un beau triptyque documentaire (En suivant ces soldats qui ne sont pas revenus en 1971, d’abord en Malaisie puis en Thaïlande, ainsi qu’À la recherche des soldats perdus III en 1975).

La Ballade de Narayama aurait alors le mérite de faire office de rétablissement de santé après l’échec de Profonds désirs des dieux. Le film a d’ailleurs décroché une Palme d’or soufflée sous le nez de Nagisa Ōshima (comme le rapace avec le lièvre devant son chasseur stupéfait), pourtant parti favori de la compétition cannoise de l’époque avec FuryoMerry Christmas Mr. Lawrence (1983).

Vertiges de l’asynchronisme,
vestiges du non-contemporain

Le geste de la relève se comprendrait également comme un désir de radicalité puisque est désormais résorbé l’écart social et culturel distinguant, dans Profonds désirs des dieux, l’ingénieur chargé du développement économique arrivant sur l’île de Kurage et la communauté paysanne qui l’habite en vivant selon une culture faite de principes coutumiers dont les archaïsmes s’opposent aux normes prévalant avec la modernité. C’est la force d’un récit qui, certes, appartient déjà à son auteur en littérature, mais auquel colle de près son nouvel adaptateur en cinéma : La Ballade de Narayama raconte une communauté dont le mode de vie est plus proche des débuts de la révolution néolithique que de la révolution industrielle. Le seul indice attestant de sa contemporanéité avec la seconde révolution est attesté par un fusil de chasse. À l’exception de cette arme, dominent une économie de subsistance, faiblement cumulative et qui n’est globalement pas soumise aux échanges monétaires (la vente ne se dit que des bouches en trop appartenant à ces filles que peut emmener avec lui le marchand de sel itinérant), et des structures élémentaires de parenté garantissant entre villages voisins la circulation des femmes disponibles au mariage ou remariage, en l’absence significative de toute présence institutionnelle représentant l’État, police ou pouvoir bureaucratique. La seule autorité symbolique est ici un prêtre qui dirige les cultes païens favorables au dieu de la montagne, Narayama (« la montagne aux chênes »), au sommet de laquelle les fils aînés emmènent leurs parents pour y mourir à l’âge limite de 70 ans, en respect de la coutume immémoriale de l’ubasute.

Il suffirait, pour apprécier un tel vertige anthropologique qui est celui de l’asynchronisme humain, cette hétérogénéité des temporalités humaines qui se dirait encore comme un vestige du « non-contemporain » (Ernst Bloch)(2), de comparer la nouvelle de Shichirō Fukazawa avec les récits des auteurs naturalistes français (comme Émile Zola et Guy de Maupassant), qui étaient contemporains de l’époque racontée par l’écrivain japonais. Et l’on verrait alors que les contemporains l’étaient en même temps qu’ils ne l’étaient pas. Non seulement le naturalisme est soumis à une forme de relativisme culturel dès lors que le contemporain est court-circuité par le non-contemporain, mais encore la situation d’isolement sociale, sinon d’autarcie vécue par la communauté rurale villageoise, abrite un site qui est un trésor du néolithique conservé quasiment à l’état pur, un or extrait d’une mine oubliée et non expurgé de sa gangue d’origine. Un trésor d’humanité ressaisi donc au plus près du foyer originel de la révolution néolithique(3). Il est cependant dénié par un recouvrement historique opéré par la globalisation de la révolution industrielle, ainsi que par l’invention concomitante des États-nations et du nationalisme dont le Japon aura proposé une variante impérialiste et militariste.

Ken Ogata porte Sumiko Sakamoto dans la neige de la montagne dans La Ballade de Narayama
© La Rabbia

Le privilège du non-contemporain consiste donc à couper l’herbe sous le pied du contemporain comme de la modernité. C’est un faux raccord insupportable pour les thuriféraires du progrès technique et les promoteurs de la nation impériale, qui se double d’être un insert sur un monde certes disparu depuis, mais dont la reconstruction par la fiction fait de l’ethnographie une discipline politique, au principe d’une généalogie à la fois anthropologique et critique. C’est pourquoi Shōhei Imamura, qu’il ne faut pas hésiter à rapprocher de Luis Buñuel et Pier Paolo Pasolini, est ce grand cinéaste moderne qu’à ne vouloir rien tant que retourner la modernité sur et contre elle-même. Qu’à la diviser en la dialectisant, c’est-à-dire en faisant disjoncter la contemporanéité par le court-circuit du non-contemporain, gardien d’un trésor d’humanité (et, si particulier et localisé soit-il, ce trésor appartient au sol de notre humanité générique rappelée à ses soubassements paysans). Un trésor paradoxal en étant aberrant, le plus crotté qui soit, son or enrobé d’une gangue extrême de brutalité.

Car, que nous raconte-t-on dans La Ballade de Narayama ? Ou, plutôt, qu’observe-t-on dans un film qui voit dans l’adaptation d’une fiction une puissance favorable à un exercice ethnographique dédié à un monde disparu, un monde éloigné dans l’espace et le temps qui est aussi le plus proche, et qui l’est suffisamment pour que le non-contemporain fasse saillie contre les bornes du contemporain ?

Des activités caractéristiques d’une économie de subsistance pratiquée en milieu hostile (la culture des légumes parmi lesquels des patates, un peu de pêche et de chasse, et partout des serpents haussés toutefois à la dignité de dieux lares, ces gardiens mythiques des espaces domestiques). Des promesses faites sur le seuil critique de la mort (un mari agonisant demande à sa compagne de copuler avec tous les cadets du village afin de le sauver du fantôme d’un garçon naguère assassiné par sa famille). Des obligations rituelles liant, pour le pire comme pour le meilleur, les aînés avec leurs parents (un fils ligote son père avant de le jeter dans une crevasse de la montagne, un autre résiste à la tentation de ne pas emmener sa mère à l’endroit sacré de sa mort préparée). Et puis de terribles violences collectivement autorisées quand il s’agit de sanctionner des comportements dérogatoires à la cohésion du groupe (c’est, à l’occasion d’un incroyable plan-séquence, une famille enterrée vivante, enfants compris, punie pour avoir pioché dans les récoltes des autres parce qu’elle est la moins en capacité de produire les ressources permettant de subvenir à toutes les bouches).

Si La Ballade de Narayama a eu un contemporain, c’est Le Regard éloigné de Claude Lévi-Strauss(4).

Trivialité,
inserts et accouplements

Shōhei Imamura s’en donne à cœur joie, lui qui enchaîne alors les reconstitutions historiques (toujours conçues comme des essais d’ethnographie fictionnelle) en tournant ostensiblement le dos à une actualité qu’il ne prisait guère. En effet, La Ballade de Narayama a été tourné entre Eijanika (1981) dont l’action se passe en 1866 et Zegen, le seigneur des bordels (1987) dont le contexte a pour époque le début du 20ème siècle. Shōhei Imamura ne reviendra que progressivement au contemporain (avec L’Anguille en 1997, sa seconde Palme d’or), après un passage obligé par la Seconde Guerre mondiale et ses conséquences nucléaires (Pluie noire, 1989). En effet, le cinéaste s’en donne à cœur joie, saillant sans compter. Il multiplie les scènes triviales, a fortiori sexuelles, en les montant (on dira même plus – en les accouplant) avec divers inserts animaliers. Mantes religieuses et serpents, crapauds et oiseaux s’accouplent ou s’entre-dévorent, proies et prédateurs dont les vives manifestations se distribuent en indiquant par analogie l’animalité de l’être humain, tout en attestant qu’il y a aussi une bestialité propre à l’humain, qui n’appartient qu’à lui et lui seul.

L’être humain est un animal comme les autres et pas comme les autres. Shōhei Imamura n’aura jamais cessé de s’étonner d’un paradoxe, le nôtre, à l’instar de ses pairs Jean Renoir et Luis Buñuel.

La trivialité est de toute évidence la très grande affaire du cinéaste naturaliste. Elle vérifie à la fois l’exigence impérative des besoins biologiques (les villageois copulent en s’épargnant le devoir de penser aux conséquences des bouches supplémentaires à nourrir), ainsi que l’arbitraire délirant des conventions caractérisant un univers mythique et son fondement imaginaire (la vieille Orin qui se prépare à son ultime voyage vers Narayama jouit encore d’une bonne santé, allant même jusqu’à se casser les dents pour justifier son âge avancé, sa bouche ensanglantée lui permettant de jouer un démon Oni lors d’une fête rituelle). Mieux, la trivialité farfouille dans les orifices de la bête humaine, là où les passages à l’acte sont aussi grotesques que les rituels et mythes qui les autorisent.

Sumiko Sakamoto au village dans La Ballade de Narayama.
© La Rabbia

Dans La Ballade de Narayama, l’arbitraire s’offre même quelques pics où le comique est si féroce qu’il est une farce désarmante d’absurdité. On le voit notamment avec la femme respectueuse de la promesse de son mari agonisant qui s’envoie en l’air, et avec un plaisir non feint, avec tous les cadets du village. Une seule exception, celle du « Puant », l’un des fils d’Orin, qui n’est pourtant pas moins repoussant que le pauvre hère avec lequel elle copule, et qui prie son sexe d’accepter cette toute première incursion en jouissant comme un coq au petit matin coquerique. « Puant » n’en restera d’ailleurs pas là. En effet, grâce aux efforts de sa mère il jouira de la visite d’une vieille amie qui veut bien passer la nuit avec lui, d’autant plus qu’elle est affectée d’un odorat diminué avec la vieillesse (le gag est énorme en même temps qu’il émeut quand cette femme âgée s’étonne que son sexe puisse encore fonctionner). Quant à l’un des autres frères qui avait pris pour femme une membre du clan de la famille des voleurs et avec laquelle il attendait un enfant, l’horreur de la nuit d’une punition mortelle à laquelle la future mère n’aura pas échappé s’évanouit rapidement quand il trouve une nouvelle compagne à engrosser.

La trivialité est donc l’affaire du naturalisme dont Shōhei Imamura est l’un des grands artistes de cinéma. Mais il faut entendre aussi qu’avec la trivialité, il y a étymologiquement trois voies qui sont grossièrement engagées, sans l’aide des augures apportant avec un plan en croix le cardo au principe du carrefour à quatre voies (et plus avec le forum). Trois voies : c’est ainsi que le cinéaste japonais divise les images de son film selon les lignes parallèles des actions humaines et des inserts animaliers qui assument à la fois de porter le parallélisme métaphorique et de le faire disjoncter par le traçage tangentiel d’un analogisme qui ne sert pas seulement à identifier sans reste zoologie et anthropologie. Comme le non contemporain court-circuite le contemporain, l’insert animalier disjoncte, il est un opérateur de dialectisation. Sa langue est fourchue, comme celle du serpent. Elle siffle avec une pointe pour la série parallèle de l’analogie entre zoologie et anthropologie, et l’autre pour la série tangentielle de la spécificité humaine dont la bestialité tranche avec l’animalité.

C’est ainsi que le naturaliste s’accorde à penser une nature humaine mais en la spécifiant dans l’écart radical des ressemblances et des dissemblances avec les autres espèces vivantes dont elle se rapproche pour mieux s’en distinguer. À l’instar de Jean Renoir et Luis Buňuel ou Werner Herzog et Terrence Malick, Shōhei Imamura est un grand cinéaste à bestiaire et le bestiaire n’aurait peut-être jamais été poussé aussi loin dans son cinéma qu’avec La Ballade de Narayama. Le bestiaire ne vaut donc qu’à être dialectisé – mieux, qu’à être littéralement « trivialisé » –, entre les inserts vérifiant la réelle proximité entre les espèces (qui chassent et s’accouplent) et leur distance incommensurable (tout est affaire de rituels commandés par un imaginaire mythique). Rien de plus humain, donc, que le « Puant » de La Ballade de Narayama qui prie une divinité pour le sauver de ses mauvaises odeurs alors qu’une bonne hygiène le sortirait d’affaire. Et Orin qui se fracasse les dents pour être raccord avec l’âge rituel du grand départ, au moins formellement. Rien de plus humain et, partant, de plus bête, bestial et inhumain que le massacre des voleurs en raison des limites de l’économie de subsistance, et le remplacement pratique de la femme enceinte ensevelie avec les siens par une autre, qui le sera pareillement.

L’aberrant des adieux,
en trois temps

Shōhei Imamura voit l’espèce humaine comme l’espèce animale la plus aberrante. Sa nature disjoncte dans l’écart, tour à tour gaguesque ou cruel, des besoins organiques, des désirs que la culture symboliquement organise et des frustrations entraînant la bêtise diabolique des passages à l’acte. L’écart qui est l’antagonisme même, la différence irrésolue, sans solution ni synthèse, entre une animalité contrariée et une humanité inachevée. L’animalité contrariée l’étant par l’humanité inachevée s’expose dans les enfourchures d’une bestialité dont les inserts animaliers vérifient à quel point, aussi proche soit-elle de l’animalité des animaux, elle témoigne de la très réelle dissemblance de l’espèce humaine. La dissemblance donne ainsi à voir double dans La Ballade de Narayama, avec le plan génial du serpent quittant la maison de la famille des voleurs bientôt punie, l’animal de la reptation par excellence comme le génie tutélaire abandonnant prophétiquement son espace domestique de préférence.

Ces inserts animaliers sont peut-être parmi les plus beaux de toute l’histoire du cinéma parce qu’ils avèrent la nature humaine compliquée et ses complications sont des aberrations que collecte avec passion l’ethnographe naturaliste. Cette complication est au principe des aberrations de l’espèce humaine, ce bordel qui a toujours obsédé Shōhei Imamura. Le cinéaste japonais avait déjà montré que les hommes de Cochons et cuirassés (1961) étaient des porcs d’un genre bien particulier, des bâtards produits par l’accouplement, monstrueux et furieux, de l’impérialisme nippon défait et de l’occupation coloniale du vainqueur US. La magnifique héroïne de La Femme insecte (1964) est, elle, une figure de métamorphose, moins adaptée à son milieu comme n’importe quel arthropode, qu’elle sait prendre le pli des ruptures historiques de son temps (le cinéaste en rejouera sur le mode documentaire la dimension nymphale avec Histoire du Japon racontée par une hôtesse de bar).

La dernière partie de La Ballade de Narayama constitue à cet égard le sommet de la montagne de l’aberration. L’aîné y emmène enfin sa mère en revivant les mêmes doutes qui ont assailli son père au moment où il devait accomplir le rituel de l’ubasute. Le père assassiné est devenu depuis l’esprit de l’arbre au pied duquel a été enterré son cadavre. Ses tremblements se divisent entre effets kitsch de l’image décrivant de l’extérieur un imaginaire magique (le rythme est ralenti et la photo comme désaturée), et vacillements vécus de l’intérieur face à une obligation rituelle débouchant sur la révélation sans sublimation du visage de Narayama. On découvre en effet une crevasse remplie d’ossements, protégée par les gardiens du lieu que sont ces corbeaux qui composent le corps noir du dieu païen. Pourtant, l’aîné va jusqu’au bout parce que sa mère le lui demande (Ken Ogata joue cela admirablement, comme il avait déjà puissamment interprété le tueur en série de La Vengeance est à moi en 1979). Jusqu’à ce que l’obligation rituelle ne puisse elle-même se soustraire à la force de la trivialité, « trivialisée » au sens où, à l’instar des inserts animaliers, elle se divise également en trois.

C’est, d’abord, le moment émouvant des adieux. Le fils peut alors exprimer comme jamais l’amour pour sa mère, en la serrant si fort que l’on ne peut pas ne pas voir qu’il s’agit d’une première fois et celle-ci se double d’être aussi une dernière fois. Ensuite, la neige tombe. Le floconnement permet alors d’offrir à la ballade chantée par ses proches en hommage à la défunte Orin un tour poétique encore plus grand (mais, avant cela, c’est une remarque enfantine du fils à la mère comme pour tenter de façon désespérée la suspension des adieux). C’est, enfin, le retour à la maison du fils. Ce qu’il voit alors, c’est le remplacement déjà effectif de la mère par l’une des brus. Il comprend aussi qu’il est devenu le patriarche qui, dans quelques années, connaîtra le même sort que sa mère. Le savoir coûte cher, c’est comme s’il avait pris dix ans en pleine figure, mais cela est aussi un secret, un trésor sans partage. Sauf au cinéma, l’une des grandes inventions de la révolution industrielle, qui est aussi une caverne, le ventre gros d’un trésor d’ossements vivants depuis le temps du néolithique.

Le néolithique à l’estomac. Dans le trésor qui est un beau bordel, il y a cet os-là : l’aberrant des adieux travaille au ventre la bête humaine que nous sommes, qui s’y attend en s’y cassant les dents.

Notes[+]