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Pharaon de Winter dans le jardin à la fin de L'Humanité
Rayon vert

« L'Humanité » de Bruno Dumont : Politique de la responsabilité

David Fonseca
Tout commence par un crime chez Bruno Dumont. Mais qui en répondra ? Qui en supportera la charge ? Des illuminés, à propos duquel se déroule la véritable enquête dans L'Humanité, qu'il nous faudra sans doute reprendre sans jamais être certain d'en avoir abouti l'examen.
David Fonseca

« L'Humanité », un film de Bruno Dumont (1999)

Le point d'abjection sera le lieu de l'illumination. La vie de Jésus entrait en mystique par ce point, L'Humanité en continue le chemin. Le meurtre de Kader clôturait La vie de Jésus, le cadavre d'une jeune fille ouvre L'Humanité de Bruno Dumont. Or, contre les attentes du genre, il ne s'agira jamais pour Bruno Dumont de s'attarder sur les causes de ces crimes (Jésus est-il jaloux, raciste, désœuvré ? Joseph pédophile ?) ni sur l'enquête à proprement parler, mais de consigner une même dette morale pour chacun des personnages, celle de l'inspecteur Pharaon au premier chef. Non pas donc dénoncer les causes sociologiques ou psychologiques du crime, mais les écarter parce qu'elles laissent intacte une question qui déborde leur champ de compétences. À celui qui chercherait le coupable comme se résout l'énigme d'un crime et ses motivations pour en remonter la mécanique socio-psychologique, Bruno Dumont oppose ainsi la part insolvable de son indétermination morale.

Tous coupables du crime, dès lors ? Tous responsables, plutôt. Bruno Dumont, dans sa mystique, se montre a priori levinasien. Nul ne peut s'exempter d'un crime qui ramène l'homme à sa condition morale. C'est que le crime n'est pas l'envers de l'humanité. Voilà tout le chemin qu'il faudra parcourir à Pharaon pour gagner à la sainteté. L'indignité fait tout un avec elle. Avec lui. Avec nous. Dès ses deux premiers films, Bruno Dumont jette les bases morales de son cinéma. Tout en partira, tout y reviendra, dont sa Jeanne d'Arc est sans doute une variation achevée. Jeanne d'Arc, responsable de la France, contre la France, responsable du sort de tous, y compris de ses contempteurs. Responsable de Dieu même, qu'elle accuse de retarder ses actions.

S'il faut comprendre l'humanité en ses fondements moraux, c'est par le crime qu'il s'agit d'en passer. L'irruption du mal en est au centre. Chez Bruno Dumont, la question ne peut dès lors pas simplement se résoudre par un chef d'accusation, traduit par un code juridique. Il y a dans le crime une forme excédentaire que le droit, par l'acte d'inculpation, ne saurait saisir. Chez Bruno Dumont, se trouve alors la tentative de mettre en cinéma, contre ou plutôt à côté du chef d'accusation, un chef de responsabilisation. L'acte d'inculpation sera l'affaire du commissaire principal dans L'Humanité. C'est la réponse du corps social. Mais si l'imputation de la responsabilité pénale permet de solder le crime sur ce versant, ce dernier n'en demeure pas moins la forme excédentaire d'une vie morale qui inquiète l'idée même d'humanité. Il faudra le meurtre de la jeune fille, comme celui de Kader dans La Vie de Jésus, l'enquête policière, pour que se reforme l'exigence d'une responsabilité morale et que naisse une certaine manière d'être en soi pour l'autre, pour le dire dans le langage du philosophe Emmanuel Levinas. Le naturalisme de Dumont ne sera donc jamais zolien. Les attaches de ses personnages dans un contexte singulier s'inspirent de formes d'existence qui résistent à toute enquête psychologique et sociologique(1).

Cet en-soi pour l'autre semble médiatisé par de nombreuses scènes dans L'Humanité : lorsque Pharaon enlace dans le commissariat un prétendu inculpé du meurtre de la jeune fille, puis un infirmier psychiatre comme les nombreux plans, notamment, sur la nuque du commissaire (le visage, chez Levinas, ne s'épuise pas dans la face de l'individu mais se comprend depuis et à partir de sa nuque), enfin, la scène terminale lors de laquelle l'inspecteur ceint Joseph le criminel comme une couronne d'épines qu'il lui faudra désormais supporter puis l'embrasse à pleine bouche après qu'il ait avoué son terrible forfait. Point de compassion pour le criminel, cependant. Pharaon tance tout d'abord Joseph, lui dont la voix a toujours été hésitante et monocorde, puis le laisse tomber brutalement sur sa chaise après l'avoir embrassé. Il s'agit de se responsabiliser de son crime. De s'emmenotter les mains à la place du criminel.

L'Humanité est ainsi l'occasion d'éprouver la question de la responsabilité sur deux plans, juridique et moral, qui sont enchâssés (en droit), quoique hiérarchisés (chez Bruno Dumont). Au plan du droit, être déclaré responsable intime l'ordre de répondre de ses actes au plan pénal pour un crime. Mais cette responsabilité juridique est assortie elle-même d'une responsabilité morale lorsque l'inculpé doit répondre de la nature de ses actes pour s'interroger sur leur nature bonne ou mauvaise en reformulant sa réponse du point de vue de la victime comme de la société, soit d'autrui. Précisément, le droit pénal ne reconnaît de responsabilité que d'individus moralement responsables. Mais là où le droit s'inquiète de savoir si l'individu peut répondre de ses actes et comment ceux-ci peuvent être qualifiés juridiquement, la morale renverse la priorité donnée au sujet en considérant la conduite depuis autrui. Une différence métaphysique sépare alors le droit et la morale en abandonnant à cette dernière une dette infinie qui, seule, justifie l'ouverture de la relation à autrui dans L'Humanité : ni la hauteur ni le terme de la réparation ne sont exactement fixés lorsque la délibération morale revient au seul sujet dans son for intérieur. Comme l'écrit Levinas, « tout moi est élu : personne ne peut faire ce qu'il peut faire ». C'est parce que l'autre agit à la manière d'un commandement qui n'a jamais été formulé, mais que je reconnais dans chaque visage, qu'il est possible de passer de l'imputation que retient le droit à l'assomption qui implique la morale chez Bruno Dumont.

Ce saut est celui que fait Pharaon dans L'Humanité. Un passage qui lui permet d'atteindre la grâce mystique, charité réparatrice que Bruno Dumont filme dans sa voie ascensionnelle. Car le jugement du crime est exclu chez Pharaon (l'enquête, sur ce plan, ne semble guère plus l'intéresser), seule demeure l'idée intraitable que le crime ne peut pas être exclu de la vie morale. Et c'est parce que « l'innocence des enfants est la plus grande gloire de Dieu » (Péguy), qu'il n'existe pas de crime plus grand que celui qui ouvre L'Humanité : celui d'une jeune enfant. Il porte en lui l'image d'une fin du monde, scénographiée depuis l'installation de Marcel Duchamp Étant donnés : 1° La chute d'eau 2° le gaz d'éclairage, véritable pendant inversé du tableau de Courbet L'origine du monde, dont Bruno Dumont renouvelle l'image sur le corps de Domino.

Toutefois, il faut encore pour Bruno Dumont trouver des saints pour l'époque, et ne pas confondre sa mystique avec une version extatique qui se conduirait hors de toute activité humaine, en retrait de l'humanité. Les saints, chez Bruno Dumont, n'ont pas la morale des salauds chez Sartre. Ils ont des mains, afin de répondre à l'exigence de Simone Weil : « Aujourd'hui, ce n'est rien encore que d'être saint, il faut la sainteté que le moment présent exige, une sainteté nouvelle, elle aussi sans précédent »(2).

Ainsi, dans L'Humanité, le saint sera un inspecteur de police, qui va, qui vient, qui s'occupe des affaires du monde (un crime ici, une grève par là). Un saint qui n'est pas dans la seule attente de la rencontre extatique avec Dieu. Un saint désainteté, qui éprouve l'amour charnel. Un saint étêté de Dieu. Un saint qui bouffe la terre. Un saint par terre. L'homme qui se jette ainsi/qui est jeté ainsi à terre, en ouverture de L'Humanité, est un illuminé, comme en compte d'autres l’œuvre de Bruno Dumont (La vie de Jésus)(3), infusé de grâce qui a fait sienne la lettre de Mathieu (23,12) et de Luc (14, 11) : « Quiconque s'élèvera sera abaissé, et quiconque s'abaissera sera élevé ». Pour Bruno Dumont, les choses se présentent alors ainsi : un crime étant donné, comment l'inscrire dans la sphère morale de l'homme sans en souiller définitivement la nature, sans en condamner irrémédiablement la faculté d'agir ? C'est parce que le mal résiste aux causes qui le déterminent que Kant a pu parler de mal radical. Nous sommes tous nés dans le bois courbe, rendant tout à la fois ce mal insondable et incorrigible. Vivre suppose de vivre avec un crime, c'est-à-dire dans le langage de la responsabilité : une dette. De tous les crimes passés et à venir nous aurons peut-être la chance de n'en avoir exécuté aucun, mais nous partageons comme nous devrons assumer leur existence du fait d'être homme, ce dont notre sentiment moral dépendrait.

Pharaon de Winter console le tueur dans L'Humanité

Cependant, il ne s'agira pas d'enquêter pour l'inspecteur sur l’origine de ce mal. La métaphysique de Bruno Dumont n'est pas dirigée vers une origine ou un péché originel, ni ne se demande d'où vient que nous faisons le mal. Sa réflexion ne porte pas davantage sur notre aptitude à choisir entre le bien ou le mal, ni sur la capacité des individus à se conformer aux prescriptions morales d'une société donnée. Il s'intéresse plutôt aux forces contraires qui rendent possible la lutte contre le mal, avec pour seul viatique que nul ne peut s'exclure des crimes qui font trembler l'humanité. De cette inclusion nécessaire naît notre responsabilité sans fin ni cause. Chez Bruno Dumont, le crime est alors l'agent de sa mystique. L'enquêteur Pharaon renaîtra ainsi des cendres de ce crime lors d'une scène fameuse de lévitation. Son mouvement ascensionnel est conquis sur sa puissance d'image avant de s'imposer comme phénomène surnaturel – le personnage monte dans l'image avant de s'élever de terre.

Cette scène est sans doute à rapprocher cinématographiquement de quelques films qui ont osé l'image de corps flottants (Théorème, de Pasolini ; Le Miroir, de Tarkovski ; Le Temps des Gitans de Kusturica...). Elle est autant conforme à une tradition mystique qui reconnaît la lévitation comme l'un des phénomènes psycho-physiologiques de l'expérience extatique. Toutefois, la lévitation de Pharaon apparaît sans témoin. Il ne saurait ni en tirer gloire ni la faire attester. Cette élévation est plutôt le geste du cœur par lequel Pharaon s'apprête à accueillir le crime de Joseph. Mais cette préparation avait déjà eu lieu auparavant lorsque Pharaon revient pour la première fois sur le lieu du crime, qu'il traverse un champ en criant. Si Munch n'est pas loin, cette traversée longitudinale montre ce qu'est une mystique sans Dieu : une élévation horizontale et non pas simplement verticale, qui viendra plus tard.

Tout le long du film, Bruno Dumont distingue aussi les étapes de l'extase ascensionnelle de Pharaon comme de son cheminement intérieur, depuis la pesanteur terrestre de laquelle il s'agit de s'extraire (scène d'ouverture) pour aller vers la grâce. Il a ainsi soigneusement distingué les efforts consentis pour vaincre physiquement l'attraction terrestre (Pharaon se retourne après avoir réussi à monter en vélo une côte) de la grâce qui, sans effort, lui permet de s'extraire des puissances telluriques.

Toutefois, cette mystique n'a pas besoin du Père, du Fils comme du Saint-Esprit pour penser sa réponse morale au mal absolu. S'il s'agit d'aller vers Dieu, ce qu'affrontera Hadejwich, il s'agit toujours d'en retourner aux hommes, ce qui permet de mieux comprendre sans doute la scène d'ouverture du film, lorsque Pharaon, après une marche matutinale et volontaire, est brutalement interrompu par un mouvement contraire qui le jette face contre terre. Dans la boue du monde. C'est qu'il y a d'abord la traversée de ce monde, en un long plan fixe qui ouvre L'Humanité, qu'il faudra à l'homme conquérir. Cet homme dont on ne sait rien encore, figure minuscule, oblative et tellurique, traverse de gauche à droite le cadre, une campagne non pas rase, mais à qui il resterait quelques arbres, obole plus feuillue que celle du Sacrifice de Tarkovski. L'homme ni ne marche ni ne court. Il marcoure la terre, haletant. Il est entre les mondes, le ciel et la terre ; une terre non pas plate, mais légèrement vallonnée, faite de haut, de bas, tout ce par quoi il lui faudra aller pour être de l'autre côté de la barrière des hommes, un passage qui se termine par une ascension, la terre qui monte, l'homme qui grimpe par-dessus la clôture dans un second plan, qui le traverse en allant vers la profondeur de champ ; ce champ qu'il traverse, labouré, l'homme dont on ne sait rien, fait de la boue du monde, dont la quête consistera à l'ébouer.

Cette boue a une importance capitale dans L'Humanité. Elle a peut-être d'abord une visée axiologique : tel Pharaon, doit être traîné dans la boue celui qui endossera les crimes de l'humanité ; la boue envisagée ici comme souillure morale, avec visée dégradante. Dans un registre tout aussi axiologique, mais cette fois à l'échelle non plus individuelle mais sociétale, cette boue pourrait être encore opposée à la civilisation, qui, tout en s'élevant au-dessus de la sauvagerie du monde naturel, monde du crime de Joseph, saurait se préserver de ses salissures comme de ses meurtrissures. Au vrai, cette boue charrie toute une conception de la responsabilité chez Bruno Dumont. Pour vivre dans le monde abîmé qui est le nôtre, il faut trouver des manières d'exercer notre responsabilité dans un monde troublé par le mal. Un monde qui, chez Bruno Dumont, est pris entre le trouble et la tourbe, dont il faudrait percer le sens pour en comprendre la portée.

Trouble désigne d'abord, lorsqu'il s'applique à un liquide, à ce qui n'est pas limpide, ce qui est mélangé, impur, dont les particules hétérogènes sont mêlées, secouées, en suspension. Trouble désigne aussi en régime optique, une qualité de la vision, lorsque celle-ci ne peut plus s'exercer nettement. Le dérangement du « voir trouble » relève du brouillage, de la dégradation d'une situation initiale considérée comme normale et normative. Étymologiquement, « trouble » dérive du latin turbidus, « troublé, bouleversé, désemparé », découlant de turbulentus, qui signifie « agité en désordre », mais aussi « turbulent, remuant, facétieux ». Il faut donc y voir fondamentalement, et en part positive, du dynamisme, l'expression d'un mouvement provoquant un état particulier de la matière produisant des effets sur sa perception et sur la vision du monde qui en découle.

Il est alors surprenant de constater l'intersection sémantique entre « trouble » et « tourbe », dont le rapprochement n'est pas que phonétique. La tourbe, dans un sens aujourd'hui vieilli, désigne un « ensemble de personnes de basse extraction, jugées méprisables » ou « sans intérêt » (classes populaires du cinéma de Bruno Dumont). Ce n'est que dans un second sens que le terme sert à désigner un combustible fossile, matériau spongieux résultant de la décomposition de certains végétaux. Le premier sens découle du grec tùrbé, qui désigne un état de désordre, de tumulte, de confusion. Le mot est passé en latin : turba désigne une foule dans un état de désordre, de bousculade, tandis que turbo insiste sur le mouvement physique et désigne le tourbillon, la trombe, le tournoiement, qui donne par exemple en français « tourmente » ou « turbulence ». Le matériau tourbe, quant à lui, (que les Latins nommaient humus vegetabilis) proviendrait d'une autre racine, le néerlandais turf, et avant lui le vieux francique turba, désignant une motte de gazon – celle que tient précisément entre ses mains Pharaon dans son jardin, avant son élévation. S'il n'est pas avéré que les deux termes aient un lien étymologique, il faut pourtant dire à quel point leur étendue sémantique rencontre une préoccupation dumontienne, dans un monde où il s'agirait de repenser la responsabilité des individus.

C'est peut-être en ce point que la cinémystique dumontienne, toute lévinasienne, pose problème. C'est que cette philosophie récuse toute forme de trouble. Elle écarte les ténèbres et par conséquent, devient contre-performative, dit une chose et son contraire, une fois transposée dans le cinéma de Bruno Dumont qui avait à l'inverse pour enjeu d'intégrer les ténèbres à la lumière, qui définit autant les conditions politiques du vivre-ensemble dans son cinéma.

Il faut donc aborder cette question radicale : que devient le regard de la cité quand la lumière s’absente ? Que voir dans les ombres du mal qui passent ? Que voir de cette ombre ? Comment s'en responsabiliser ? De quelle manière, avec quels résultats pour la vie en société, la responsabilité mise en place par le cinéma dumontien l'affecte-t-elle ? Les moments où la question se pose ne sont pas sans importance. La pensée occidentale est dominée par l’équivalence qu’elle établit entre la lumière, la vérité et la beauté, et par une répugnance corrélative envers tout ce qui porte la marque de l’obscur, de l’effacement, du voile, qui affecte jusqu’à une certaine conception du vivre-ensemble. Le mythe de la caverne ne présente, à cet égard, aucunement les ombres comme les images approchées d’une réalité dont elles seraient la projection imparfaite ou déformée, mais comme des artefacts utilisés par une puissance tyrannique pour asservir les hommes en les plongeant dans l’erreur.

Ces ombres qui ont partie liées avec la déraison et avec la violence sont pourtant issues d’un fonds commun bien antérieur au triomphe de la lumière. Au commencement régnait la Nuit, dont Dieux et hommes sont issus selon Hésiode. Sa descendance comprend, dans la mythologie grecque, tout un monde d’entités menaçantes, mais la pensée humaine ne peut se défendre de l’attrait que continue à exercer son rôle matriciel. L’ombre est à la fois un en deçà et un au-delà de l’être, vers lequel se tournent les époques que les clartés rationnelles laissent sur leur soif d’illimité, mais aussi celles que tourmente l’idée d’un envers des choses et celles qui n’apprécient pleinement la lumière que dans la mesure où l’interposition d’un obstacle crée des contrastes donnant au monde visible relief et couleur.

Le fait que cette recherche se situe à une époque où le visible prolifère d’une manière proportionnelle à son manque de profondeur et d’« aura » (Walter Benjamin) oblige de redécouvrir tout un pan de la culture occidentale qui a fait de l’ombre un passage obligé, nécessaire, incontournable, dont le message pourrait être ramassé dans une formule lapidaire à laquelle se joint Bruno Dumont : l’obscurité fait voir – et il faudrait citer le thème de la créativité de l’ombre chez Hésiode, l’ombre-source chez Léonard de Vinci, Goethe, la révolution caravagesque, la peinture de Georges de La Tour, Rembrandt, Goya, Füssli, Caspar David Friedrich, l’expérience de la nuit chez Jean-Jacques Rousseau, les Hymnes à la nuit de Novalis, la poétique de l’ombre chez Hugo, Péguy, Apollinaire, l’obscurité de Blanchot, les enjeux épistémologiques, symboliques, démocratiques [qu’on lit par exemple chez Stanley Cavell] de la camera obscura, qui permet de voir dans le noir, etc.

Dans cette perspective de redécouverte de l’ombre à laquelle participe L'Humanité, comment penser le régime de responsabilité de type levinasien installé par Pharaon ? Il faut en revenir à ce point, central. D’une part, et dans la continuité de l’œuvre de Blanchot, dans son ouvrage De l’existence à l’existant (1947), Levinas tente de remonter en deçà de l’expérience qui détermine, selon Heidegger, l’attitude de l’homme confronté au problème de l’être. Ce qui caractérise cette attitude, ce n’est pas l’angoisse devant le fait que cet être est bordé par le néant, c’est l’angoisse devant le fait qu’il y a de l’être, ou plus précisément, devant l’il y a de cette constatation, dont on ne saurait affirmer qu’elle concerne l’être.

Cette découverte ne peut se faire que si Levinas suppose toute lumière absente, car la lumière, qui découpe les formes, est médiatrice d’une extériorité, du « recul infini » et du « quant à soi » grâce auxquels le moi se sépare de toutes choses ; elle est « l’événement d’une suspension, d’une épochè, suspension qui consiste à ne pas se commettre avec les objets avec lesquels on est en relation ou qu’on accomplit » (De l’existence à l’existant). Il s’agit donc de remonter jusqu’à une expérience antérieure à cette prise de distance que la lumière rend possible : « Noire lumière […], nuit venant d’en bas, lumière qui défait le monde, le ramenant à son origine, au ressassement, au murmure, au clapotement incessant, à un profond "jadis jadis, jamais assez" ». Levinas tente donc de rendre compte de cette impersonnalité dissolvante qui préexiste à tout fiat lux.

Certes, contrairement à Blanchot (Thomas l’obscur), Levinas ne s’en tient pas à cette étape. Il engage une ouverture décisive quand Blanchot reste pris dans les ténèbres : d’abord ce qu’il appelle l’ « hypostase », c’est-à-dire « le passage de l’être à un quelque chose, de l’état de verbe à l’état de chose » ; ensuite et surtout, pour se délivrer de l’encombrement du moi qui succède à l’angoisse du vide, un geste de déposition, comme on dit d’un souverain qu’il est déposé, à travers précisément le thème du visage. Pour le dire rapidement, la responsabilité intimée par le visage d’autrui, commandée par le thème de l’amour qui est le socle de l’éthique pharisienne (Hillel), reprise par Jésus, qui fait un pas supplémentaire en indiquant qu’il faut aimer également son ennemi, est élevée à la puissance deux chez Levinas : je suis responsable à la place de l’autre. Autrement dit, et pour en revenir à L'Humanité, je me substitue à l’autre dans sa responsabilité, et ce serait là le sens de ma responsabilité. Mais Levinas fait encore une avancée supplémentaire. Pour lui, la responsabilité-pour-l’autre ne signifie pas que je sois responsable de ma responsabilité « envers » l’autre, mais que je suis responsable « pour » l’autre de sa responsabilité.

Quelles sont les conséquences de ce déplacement de sens ? La substitution alors n’est pas alors l’acte libre d’un étant, elle n’est pas la responsabilité de la liberté, celle qu’on engage et qu’on assume, c’est la passion de soi comme événement incessant de ma sujétion à tout, la condition d’otage qu’est l’être soi. Jusqu’à ce que Levinas appelle le « degré de responsabilité de plus » : je suis responsable de la responsabilité de l’autre, même si l’autre est un criminel, même si l’autre m’offense et me persécute. Et Levinas va jusqu’à prétendre, non seulement comme l’éthique évangélique que je dois aimer (pardonner) mon ennemi, mais que je suis responsable de la faute de mes persécuteurs, et donc, que je dois subir « l’ultime persécution » dans un « subir absolu ».

Il faut alors dire qu’aucune communauté humaine ne serait possible si une mentalité sacrificielle de ce type devait devenir la règle. L’éthique levinasienne semble en effet être une éthique du pire : la situation extrême girait toujours sous le cas normal. Levinas amplifie donc un geste philosophique qui tend à étendre de plus en plus la responsabilité humaine (de Wagner [soit la culpabilité d’être et non d’agir] à Dostoïevski et à Kafka [la culpabilité absurde] ou encore à Hans Jonas), processus qui pourrait être décrit comme une surtribunalisation de l’homme, hypertrophie de l’exigence de l’homme à se légitimer. Sous un tel abord, L'Humanité de Bruno Dumont détruirait l'homme, en sa singularité. Cette philosophie, paradoxalement, qui fait de Pharaon son centre, l’inscrirait dans une tendance lourde de la philosophie récente ou courante, qui s’est tout entière construite contre l’idée de la souveraineté, notamment du sujet, de ce modèle égologique tiré des Lumières, que l’on trouverait tout à la fois dans le Soi-même comme un autre ricoeurien, mais surtout dans le visage levinasien auquel emprunte tant L'Humanité de Bruno Dumont, qui porte une majuscule, ce qui n'est pas anodin. Car, en définitive, L'Humanité est ce que porte, comme sa croix, Pharaon. Elle ne libère pas. Elle oblige. Elle contraint. Il ne saurait l'abdiquer ni renoncer à elle. Elle le surplombe. S'impose à lui. Elle en constitue la dignité, dont il n'est que le dépositaire, parcelle d'humanité redevable de toutes les humanités, Pharaon, qui s'emmenote les mains en fin de film, entravé, prisonnier de son humanité.

Alors, si ce que veut L'Humanité n'est pas la justice, mais la charité, non pas la réponse judiciaire du Code Pénal, mais l'élan d'amour unitif, c'est peut-être ailleurs qu'il faudra chercher les conditions d'une véritable mystique libératrice, dans et à travers le cinéma. Car, l'expérience cinématographique est tout entière tournée, déjà chez Bruno Dumont, vers l'expérience mystique, dont L'Humanité témoigne :

« Je pense que la mystique se tient là, en fait, dans l'organisation, dans l'accord qu'on peut établir entre ce qui est divisé au départ. Parce que le cinéma est un travail de destruction du temps : on coupe sans arrêt. On fait des plans, puis on essaie de reconstruire quelque chose d'uni avec ce qui est fragmenté. C'est une fragmentation qui aspire à l'unité, et la mystique, c'est ça, c'est retrouver à travers ce qui est divers une unité humaine que l'on ressent intuitivement. Donc, déjà si dans la méthode, dans la mise en scène et dans la façon de travailler, vous aspirez à une unité, qui est le film lui-même, à une espèce d'unité finale, c'est déjà une méditation...qui est sans fin. »(4)

Pharaon serait alors à dégrossir des orbes comme du visage grimaçant levinasien. Il est l’homme caméra, l’œil du peintre dont il est l'homonyme dans le film, Pharaon de Winter. La peinture, par où a commencé aussi l'aventure du cinéma, en imaginant que puisse se peindre des formes mouvantes, des lignes qui sortant du cadre ont fait plus tard de Pharaon un mystique de l'immanence, de celui qui considère qu'on ne sort pas du ciel qui nous contient, qui s'attache comme le Roquentin de La Nausée de Sartre à ce monde-ci et à ce qu'il a d'insolite – cette peinture dans un musée, cette fleur tenue entre les mains : parce qu'il n'a pas d'explication en dehors de lui, ce monde devient insolite. Voilà ce dont quoi doit répondre le cinéma, voilà sa seule et véritable responsabilité, ouvrir le chemin à ceux qui considèrent que la beauté est un jaillissement, une apparition, qu’on ne peut en rendre raison sauf à la figurer en image pour frayer ainsi la voie à l’idée d’une finalité sans fin, une beauté qui ne satisfait ni le plaisir ni le concept. Bruno Dumont devient alors le cinéaste de l'absolument simple dans L'Humanité. Il connaît aussi son élévation, devient plotinien plus que levinasien.

L'absolument simple, ou le caractère de ce qui est inédit, comme un homme regarderait pour la première fois une femme, Pharaon tournesol dirigé vers son Domino, est ce qu’il ne s’agit pas d’expliquer mais auquel il convient de se mêler en oubliant la partie complexe, étendue et matérielle de soi-même, Pharaon s'oubliant dans l'autre. Il s’agissait donc plutôt de se défaire du moi, de ce « faux amour, amour fallacieux, spécieux » : se bien connaître, c’est connaître ce qui en soi n’est pas de soi mais relève du principe qui nous a enfanté : l’autre qu’on porte en nous, qu'il nous faut assumer comme Pharaon assumerait toutes les descendances possibles, tous les enfants qu'il porte en lui. « Lorsque les hommes de bien parviennent à un tel état, leur vie est plus intense, parce qu’elle ne se déverse pas dans la conscience mais qu’elle est concentrée en elle-même, en un point ». Le « point » dont parle Plotin, que reprendra plus tard Bergson, ce point dont L'Humanité est le satellite comme le film de l'extase, ce point autour duquel nous ne cessons de tourner comme Pharaon autour de ses ombres et lumières, où se trouve quelque chose de si simple que le cinéaste n’a jamais réussi à le dire, et c’est pourquoi il a filmé toute sa vie(5).

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