« L'Homme aux mille visages » de Sonia Kronlund : Logique du cinéma roublard, sophistique du cinéma mouchard
Dans son docu-fiction L'Homme aux mille visages, salué par la critique, Sonia Kronlund n'est ni une Mata Hari dans la vraie vie, ni un James Bond de comédie, encore moins Ethan Hunt, un Impossible missionné de pacotille. Elle est la commère du village à l'heure des réseaux sociaux, une justicière prise au jeu de sa propre comédie. Elle croyait rendre l'honneur perdu à des femmes trompées par un homme-caméléon aux identités multiples, elle les trahit en usant des moyens de l'infâme qu'il s'agissait pourtant de condamner. Un film qui devient l'agent complice du mâle. Enquête sur un film qui se voulait au-dessus de tout soupçon.
« À une vérité ténue et plate, je préfère un mensonge exaltant. »
(Pouchkine, Récits de Belkine)
« La vérité c'est comme la lumière, aveugle. Le mensonge, au contraire, est un beau crépuscule qui met chaque objet en valeur. »
(Camus, La Chute)
« L'Homme aux mille visages », un film de Sonia Kronlund (2024)
Après un livre paru en 2023, l’animatrice des « Pieds sur terre » sur France Culture, Sonia Kronlund, relate dans un documentaire son enquête sur un imposteur amoureux qui s’est inventé autant d’identités que de compagnes. À partir de cette histoire qui a touché l'une de ses amies, Sonia Kronlund, dans L'Homme aux mille visages, part à la rencontre de ces femmes (où la fiction surgit quand des actrices jouent certaines femmes réellement abusées), comme de cet homme, avec l'aide d'un détective privé.
Qualifié de « passionnant » par l'immense majorité de la critique, ce « documentaire salvateur » en forme de thriller opère cependant en permanence en agent double. Une sorte de Perdu de vue remis au goût du jour, où Sonia Kronlund-Pradel, yeux de chien battu, toute de commisération, nous fait prendre part à la misère d'autrui. Un lanceur d'alerte dans l'obligation de dénoncer cet homme, non pas au procureur de la République, comme l'enjoint le code de procédure pénale pour les crimes et délits, mais pour le livrer à la vindicte, soit au prétendu ridicule final.
D'abord, la question de savoir s'il s'agit d'un documentaire ou d'une fiction, est oiseuse. Sonia Kronlund a réalisé un film dont la documentation contamine en permanence la mise en fiction, dont la fiction se joue de la documentation. D'emblée, Sonia Kronlund dispose d'un scénario « incroyable » : l'histoire d'un homme boule à facettes, que lui envieraient Di Caprio/Spielberg, un « arnacœur » XXL impossible à attraper. Sonia Kronlund voudrait reconstituer ce scénario avec humour, malice, un certain vertige aussi, et inventivité, jusqu’à tracer son propre chemin entre le documentaire et la fiction. Mais dans un film où la fiction fomente en permanence contre le documentaire, par une réalisation préemptée par les films d'espionnage.
Sonia Kronlund, dit-on, ne chercherait pourtant pas à dompter un secret. Depuis sa fenêtre de conteuse, elle en augmenterait plutôt la saveur romanesque. À suivre la trace d'un imposteur, elle voudrait faire le portrait drôle et angoissant d'une époque malade, qui se storytellise en permanence sur les réseaux sociaux, si présents dans le film. Sans s'apercevoir que Sonia Kronlund se met en scène en permanence elle-même. L'Homme aux mille visages en devient un film séditieux, qui ne cesse de s'auto-subvertir jusqu'à se tourner contre lui. Un film « réjouissant » ? Un film de barbouze aux méthodes expédito-punitives.
Sonia Kronlund prend pourtant soin de s'en défendre. « Ni flic, ni juge, ni psy », dit-elle, après avoir retrouvé la trace de l'homme (Ricardo), avec le sentiment du devoir accompli, à la fin du film.
Ni flic ?
Le film, à quêter l'intrigant, solidariserait les femmes en une sorte de sororité internationale, l'amicale des victimes de cet homme étant brésilienne, française, polonaise. Mais, bientôt, à mi-film, cette parole livrée sur un visage non encore identifié ne suffit plus. Il faut à Sonia Kronlund l'incarner, dévisager l'homme aux mille visages. Lui rendre figure, la nettoyer de ses mille pour n'en faire plus qu'une. Présenté d'abord comme derrière une glace sans tain, il faut l'identifier. Poursuivre afin de retrouver l'homme aux mille bornes, qui parcourt sans cesse la planète. Dès lors, en bon agent de terrain, faire du recrutement : embrigader un ancien des services secrets polonais. L'objectif ? Faire du renseignement par tout un travail de taupe, montrer l'infemme. Par cette monstration, le dénoncer non plus simplement judiciairement mais publiquement.
Sonia Kronlund, à l'aide de cet ex-agent des renseignements devenu détective privé, se met alors en chasse pour loger Ricardo en Pologne, avec sa nouvelle compagne. Sonia Kronlund a donc raison : elle n'est pas flic. Elle est la police des polices, qui revient sur le travail de certains enquêteurs, mais pour l'accomplir par toute une ingénierie de service secret, où il s'agit d'épier quelqu'un, dans le cadre d'une surveillance secrète et désobligeante, forcer l'intimité de Ricardo afin de le confondre. L'infiltrer dans l'espoir de l'exfiltrer. Un film aux méthodes de flic que réprouvent faussement la réalisatrice. Sous ses allures de Good Cop (pour ces femmes dont l'honneur a été bafoué), Sonia Kronlund fait le Bad Cop. Un cinéma non plus simplement d'enquêteur mais d'inquisiteur, pour expurger Ricardo de son hérésie. L'Homme aux mille visages ? Une Conversation secrète qui aurait réussie, la capacité à assumer la mission du héros classique par sa réalisatrice : poursuivre un but, relever le défi de déperturber l'ordre des choses, la capacité à recréer un monde qui avait perdu forme et cohérence pour, bientôt, dans un prochain épisode, résoudre tout ce que le film Zapruder avait manqué, l'assassinat de JFK.
Ni juge ?
À rendre la parole à ces femmes, Sonia Kronlund se défend de toute opération de type judiciaire. Justice est au contraire bien faite, au sens où chacune dépose son témoignage, mais non pas en guise de plainte. Elles témoignent plutôt face caméra pour (se) réparer (de) l'infortune. Cela s'appelle aujourd'hui la justice restaurative. Une justice de l'époque, non punitive, qui peut se mettre en place après une condamnation pénale, où il s'agit d'apaiser par le dialogue en faisant se rencontrer victime et inculpé. Et si chacune des victimes, dans L'Homme aux mille visages, ne reverra jamais Ricardo, elles se trouveront en permanence en sa présence par la médiation du travail de Sonia Kronlund, qui confère épaisseur et présence à l'homme choral transmué dans le film en homme actoral.
Sonia Kronlund opère donc bien comme juge. Mais un juge spécial, en dehors de toute juridiction et frontière, un juge transfrontière, qui a l'éthique en bandoulière, emprunt de jusnaturalisme, un droit naturel, la croyance ferme en l'existence d'une justice non pas immanente mais transcendante, plus haute que celle des lois des hommes inscrites sur leur bout de papier. Une justice qu'elle rétablit dans une sorte de tribunal d'exception, mobile, avec pour tout ensemble législatif sa caméra en guise de Code pénal. C'est que Sonia Kronlund avait un compte à régler. L'Homme aux mille Visages, ce sont tous les hommes qui n'ont en vérité qu'un seul visage, celui de la trahison faite, qui n'embrasse pas, sauf à posséder le baiser de Judas comme manière d'être au monde. Sonia Kronlund ne s'en cache pas. En guise d'entrée, dans une sorte d'épisode de Confessions intimes, elle livre voix off son récit de femme sans cesse trompée par les hommes. Contre les scélérats, il fallait agir. Elle explore ainsi l'agentivité, soit la capacité d'agir sur le monde, pour que toute action ne soit pas vaine, dans un anti Blow Up, où il faudrait rendre la vue à chacun, chacune, où l'effet qui modifie l'ordre des choses serait garanti par une action vindicative.
Ni psy ?
Si Sonia Kronlund, en effet, ne s'embarrasse pas d'une compréhension aux prétentions scientifiques du comportement de Ricardo, elle psychologise son film. Comme si elle avait une connaissance spontanée des sentiments d'autrui, cette aptitude à comprendre leur infortune, elle se filme comme elle se met en scène de façon empathique, sans cesse proche des victimes, souvent à l'image en guise de confessionnal.
De même, L'Homme aux mille visages psychologise en permanence son intrigue comme cet homme, cherchant à expliquer l'origine du mal dans son enfance, autant que ces femmes, par des biais différents, se livrent à Sonia Kronlund, sans fard. Sonia Kronlund filmé à l'écran, mise en scène soit en face-à-face, soit très proche, comme celle qui accueille cette parole avec bienveillance, posant peu de questions, laisse ainsi libre cours à leurs témoignages. Un cinéma de brigade des mœurs finalement, aux allures de psychothérapie, qui circonscrit ses enjeux aux limites du territoire de la psyché dans un cadre télévisé. Psy-show, Mireille Dumas & Cie pour alliés.
Ni flic, ni juge, ni psy ?
Après avoir opéré comme agent dormant, Sonia Kronlund, une fois retrouvé la trace du bel Hidalgo, organise un rendez-vous avec son équipe de tournage prétextant un faux reportage sur l'insertion des immigrés en Pologne. Un prétexte fallacieux pour faire parler l'homme sur son rapport à la course d'endurance, qui pratique parfois le marathon. En lui cachant le motif de ce rendez-vous, elle le scénarise comme elle le met en scène par tout un travail de barbouze. Croyant abuser l'homme, profitant de son goût immodéré pour la mise en scène de soi, l'agente d'infiltration décide de le filmer en train de courir, en une sorte de long travelling terminal qui ne s'arrêtera pas au moment du cut final, dans l'espoir d'essouffler sans doute l'homme sans cœur. Mais considérant se moquer de lui pour offrir aux femmes victimes une image rigolarde d'un homme époumoné à force d'avoir couru les femmes, pantelant, écrasé sous ce défaut de masculinité hypertrophiée, croyant encore métaphoriquement enterrer cet homme curieux qui aimait tant les femmes à la façon d'un Truffaut déréglé, Sonia Kronlund ne s'aperçoit jamais que loin de le punir, elle lui rend l'hommage que toutes ces femmes dupées n'ont jamais pu lui offrir, la gloire de son vivant, l'immortalisant dans un film. Dans L'Homme aux mille visages, Ricardo devient le véritable acteur de son film. Et dans ce curieux face à face où Sonia Kronlund et son équipe technique le filment depuis une camionnette, porte ouverte, l'homme courant, on se demande qui dupe l'autre, qui filme l'autre, qui fait courir l'autre : Sonia Kronlund ou Marathon-Man-le-coureur-de-jupons, dans un drôle de film d'espionnage où s'interchangent rôles et fonctions, moyens et fins, une curieuse attirance réprobatrice, sorte d'Espion qui m'aimait ?
Fruit d’un travail de 7 ans quand il avait fallu seulement trois jours au Condor pour comprendre l'irrationalité de toute forme d'action, L'Homme aux mille visages livre finalement un film sur la déraison d'état qui touche sa réalisatrice. Un film non pas simplement d'espionnage, mais de haute trahison à l'égard de toutes les morales dont la réalisatrice se voulait porteuse : honneur, probité, sincérité, vérité. Tout comme Morane est le double filmique de Truffaut dans L'Homme qui aimait les femmes, Sonia Kronlund devient le double inversé de Ricardo : pour le traquer, puis le séduire via ce faux entretien, elle mobilise les mêmes voies et moyens que ce dernier : duperie, fourberie, manipulation. Elle croyait rendre hommage aux femmes bafouées. Elle auréole d'une majesté particulière Ricardo. Croyant le démasquer, elle se démasque. Une sorte d'agent double, au service de toutes les causes : Sonia Kronlund ne travaille plus simplement pour ces femmes, mais pour la gloire de Ricardo. Elle avait oublié que l'homme n'avait pas qu'un seul visage, mais tous les visages, y compris le sien, celui de la vanité de croire qu'on puisse toujours être du côté de la vérité. Dans tout visage, il y a la moitié d'un traître. Agent de l'ordre, Sonia Kronlund devient agente du désordre, affidée, compagnon de l'ennemi, dans un film qui devient complice de ce qu'il dénonçait, réalisé par une femme rendue à ce visage de l'homme, traîtresse à sa propre cause pour n'avoir pas voulu croire que sans mensonge, la vérité se périrait d'ennui.