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Reda (Sammy Lechea) face au miroir dans L'Effacement de Karim Moussaoui
Rayon vert

« L'Effacement » de Karim Moussaoui : Ma vie sans moi

David Fonseca
L'Effacement, c'est l'histoire d'un homme en voie de disparition. Karim Moussaoui en filme le processus, dans une Algérie recomposée, en voie de décomposition. Une logique d'effacement qui, toutefois, n'est pas un anéantissement, mais la seule chance respiratoire de Réda, s'il voulait bien encore se faire les poumons. Dans la vie, on a le souffle qu'on peut, l'endurance qu'on se fait.
David Fonseca

« L'Effacement », un film de Karim Moussaoui (2024)

Le chemin de la perfection, si l’on va jusqu’au bout, force au silence. Voilà ce qui arrive à Réda, incarné par Sammy Lechea, dans L'Effacement. Il meurt sans cesse aux choses qu'il espère, à vivre chez ses parents dans un quartier bourgeois d'Alger. Étranger à ce qui vient, à ce qui est. Héritier, il occupe un poste dans une grande entreprise d’hydrocarbures dirigée par son père autoritaire. Comment solder son compte, s'il était possible ? Quand ce père puissant meurt, tout bascule. Signe de son mal-être profond, son reflet disparaît du miroir. En Algérie, sauf à consentir, chacun meurt très jeune. Le difficile est de se survivre.

Avec cette adaptation du roman de Samir Toumi, Karim Moussaoui continue son travail commencé dès 2013, dans son moyen-métrage dont le titre préfigurait toute l’œuvre à venir : Les Jours d'avant. Un film, gros, déjà, de ses Hirondelles que la jeunesse algérienne espère tant. Des films qui posent des questions comme pour s'envoyer des nouvelles. Comment devenir quelqu'un dans un pays tout occupé par son passé ? Comment s'inventer un lendemain quand le calendrier a été biffé ? Réda va en faire l'apprentissage. Est-il raté, pour ce personnage qui passe à côté de sa vie ? La question du succès de cet apprentissage n'est pas la question de Karim Moussaoui. La question est d'apprendre à devenir quelqu'un. Or, être quelqu’un, c’est être quelqu’un de seul. Être quelqu’un est solitude. En Algérie ou ailleurs. Réda est de ce territoire, d'où il s'efface.

Mais comment montrer un effacement à l'écran ? Karim Moussaoui fait d'abord le choix de s'effacer pour le laisser paraître. Au plan formel, aucune esbroufe. Un film qui oscille entre l'urgence et la patience. Chaque terme semble s’opposer à l’autre en vertu de son mode même d’attestation. L’urgence, qui appelle l’impulsion, la fougue, la vitesse (Réda est sans cesse déplacé, de lieu en lieu) – et la patience, qui requiert la lenteur, la constance et l’effort (le point qu'il faut atteindre pour Réda). Mais chez Karim Moussaoui, il faut envisager dans une perspective renouvelée leur rapport fécond. Elles sont indispensables l’une et l’autre à l’écriture du film comme de l'aventure de Réda, dans des proportions variables, à des dosages distincts, chacun composant sa propre alchimie, un des deux caractères pouvant être dominant et l’autre récessif, comme les allèles qui déterminent la couleur des yeux. Urgence, alors, car L'Effacement sait où il va, dans une Algérie où tout est nécessité ; patience, encore, car le cinéaste cherche lui aussi, sans jamais chercher à bluffer par le découpage ou le style. Patience, aussi, pour Réda, à s'arrimer quand la charge est trop lourde. Patience pour parvenir à un endroit où quelque chose se mette à respirer. Non pas que le film soit étouffant, mais patience d'un film qui nous emmène vers un territoire où il pourrait s'enliser, qui finit par ne pas exister pour en faire surgir les capacités emmurées.

L'effacement est encore tangible à l'écran pour prendre à rebours le roman de Samir Toumi. Karim Moussaoui semble parfois demeurer à distance des affects de son personnage et de la tragédie qu’il vit. Cela pourrait créer un écart avec le spectateur. Si l'hypothèse était fondée, cela le rapprocherait plutôt de son sujet. Cet écart entre l'abîme qu'il est en train de traverser et le fait que nous soyons tenus à distance serait la chance de Réda. Cet écart créerait une béance d'où il pourrait peut-être s'inventer, loin de l'héritage familial, loin de nos attentes spectatorielles. Ainsi, quand le roman était dans l’introspection du personnage, qui posait des mots sur ce qui lui arrivait, Réda est taiseux. Quand il parle, c'est avec la pensée qu'il devrait se taire. Mais comment faire alors le portrait psychologique d'un personnage qui ne parle jamais ? Homme-muraille, ses changements demeurent une énigme. Personnage en mue, pirandellien. En quête d'auteur. Assujetti, Réda est un aspirant sujet. Un impétrant. Qui voudrait entrer dans la vie.

Une partie de la critique en tient rigueur au film. Mais, au vrai, cette distance vis-à-vis de Réda n'est pas de l'indifférence. L'Effacement se met plutôt en miroir de son personnage. Réda est d'abord de tous les plans. Nous l'accompagnons, quand bien même ne serait-ce pas d'un même pas pour posséder un segment d'avance sur lui, ne pas ignorer que sa vie est insupportable quand Réda ne se pose pas encore la question. Réda, dans un premier temps, accueille sa vie comme elle va, comme elle vient. Un don. Une dot. Film miroir, ensuite, L'Effacement se pose des questions de cinéma : comment exister sur un territoire qui n'est pas celui du grand cinéma d'auteur, européen, pour dire vite, qui n'est pas davantage celui des cinémas des pays qu'on dit du « Sud », de ces si vastes « Sud » ? Comment exister en dehors de ces territoires sans être une caricature exotique ni être écrasé par ces autres territoires que sont les cinémas d'Iran ou bien encore du Liban ? Comment trouver un territoire cinématographique, qui ne soit ni trop appuyé ni trop symbolique ? Le corps de Réda en devient autant l'enjeu. Corps-territoire, corps-cinéma. En quête d'un territoire à trouver que de nombreux cinéastes en Algérie, ces dernières années, topographient. Karim Moussaoui le cartographie aussi.

Mais, autre difficulté, comment filmer un personnage, en prenant le risque de se colleter à son antipathie foncière ? Un personnage ingrat. Si peu aimable. Mais central, qui charrie avec lui des questions en allant d’un côté rarement exploré au cinéma : Qu’est-ce qu’un homme ? Qu’est-ce qu’un fils ? Qu’est-ce qu’un père, dans une société qui crève de cet enlisement-là ?

Face à ce père patriarcal jusqu’à la caricature, on ne suit pas alors le fils auquel notre regard nous a habitués. Non pas le prodige mais le sage, le dévoué, l’ennuyeux Réda. Pari osé, qui retranche du film la séduction. Car ils sont deux frères. Abel et Caïn en terre algérienne. Le bon fils, Faycal, DJ, sexy, extra-territorial : au bout de deux séquences, quitte l'Algérie pour Paris. Pour se confronter à cette société algérienne, s'en aller. Bon fils, si bon fils, adossé à l'ennuyeux, trop sage et intra-territorial Réda : soumis, les « yeux et oreilles » du père. Faycal, sans amarre, fascinant ; Réda, encordé, le moins attachant. Et pourtant il faudra cheminer avec lui, aller la pente de ce type de personnage qu'on n'accompagne jamais au cinéma habituellement. Être avec celui qui consent ; qui dit « oui » ; qui étouffe ; qui désire mal ; qui en crève. Qu'en faire en tant que spectateur ? Compagnonner avec lui depuis un film qui, s'efforçant de mettre en image un pays, l'efface autant, L'Effacement ayant été tourné pour partie en Tunisie, pour partie à Marseille, Little Algérie. Le pays au drapeau vert et blanc s'étant effacé financièrement de son cinéma durant le Covid, Karim Moussaoui filme l'Algérie depuis son ailleurs.

Demeure ainsi quelque chose de fuyant dans l'histoire de Réda comme du cinéma algérien. Mais l'effacement augmenté, comment représenter son propre territoire depuis des décors éclipsés ? Comment faire pour le documenter ? Créer des images d'un pays hors-territoire? Faudrait-il s'effacer dans le désert tunisien, le film ne cessant de déloger son personnage d'un décor à un autre, ce qui en modifie la morphologie, passant de l'intérieur de grandes sociétés pétrolières pour tout abandonner, s'en allant vers le désert ? Mais tout comme des moines s'y réfugiaient pour mieux trouver Dieu, ne serait-ce pas l'endroit le plus habitable pour Réda ? Heidegger faisait cette distinction, capitale, à cet endroit. Pour être au monde, il ne suffit pas d'avoir un habitat, un toit pour s'y loger. Pour être au monde, il faut d'abord pouvoir l'habiter. Lui donner sens, sans quoi aucun habitat ne sera jamais possible. Ces lieux, cependant, Réda ne parvient jamais à les habiter tout à fait. Sa voie se trouve ailleurs. À force de déterritorialisation, parviendra-t-il toutefois à se constituer un réduit, un bout de pays, une identité propre ?

Reda (Sammy Lechea) en soldat à l'armée dans L'Effacement de Karim Moussaoui
© Les Films Pelleas

Le surgissement du fantastique l'autorise. Le miroir joue un rôle essentiel. À quel moment, se regardant dans un miroir, parvient-on non pas à se reconnaître mais à être complètement effacé du plan ? N'être nulle part ? Réda, au fond, n'a plus de fond. Aucune coordonnée qui lui corresponde. Ni historique – l'histoire s'est jouée avant lui -, ni contemporaine – le présent se passe sans lui. Comment s'inscrire alors dans l'image ? Il faut reprendre le film par le début. Cela commence par un fils qui regarde une vidéo de son père. Le stade du miroir absolu, ce miroir de l'identification, est en défaut. Ce père tant chéri en Algérie, qui a participé à la reconstruction du pays après l'indépendance, mange tout l'espace. Une image trop grande pour le fils. Comment être de cet héritage ? Impossible pour Réda de se confronter à cette image-là. Puis, quand il arrive chez lui, après avoir fait un footing, son père le rabroue, le renvoie à l'utilitaire, des corvées. Le domesticisant le domestique. Il faudra à Réda prendre en charge son corps absent.

Dans un film composé de trois parties quasi métronomiques, Réda fait des balles. Jamais à blanc. Tente de répondre à ses questions. Commet des erreurs monstrueuses ; cette violence à l'égard de celle qui deviendra sa compagne tandis qu'on commençait à avoir de l'empathie pour lui après avoir saisi la complexité de son horlogerie, abîmée par tout ce qui lui arrive. Pourtant, il faudra encore le suivre, y compris dans la libération que provoque cet acte violent. Dans un film qui met dos-à-dos les rapports de domination entre père et fils, bourgeois et modestes, hommes et femmes. Des rapports de domination qui se rejouent en permanence. À la subordination, l'insubordination ? L'effacement, plutôt. Mais par où pourrait-il bien passer, puisqu'il ne saurait se percevoir ? Il faut se reposer la question définitivement.

Je regarde le film de Karim Moussaoui, et arrivé à son terme, me dis : il faut bien commencer par ne rien comprendre, par comprendre qu’on ne comprend rien. Il faut accepter qu’on ne sait rien. Il faut savoir à Réda qu’il ne sait rien, pour tenter quelque mouvement hors de cette gangue de silence qui l'entoure à l’évidence. Il faut bien commencer par se sentir écrasé de silence pour avoir envie de parler, de commencer une phrase, pour se pencher aux bords du silence et basculer dans le langage.

La langue de Réda : se défaire d’un film qu'on lui a écrit. Qu’est-ce que cela remue en lui ? L’acte d’effacer s’apparente-t-il à une forme de destruction ou est-il au contraire le prolongement même d’un élan créateur ? J'accompagne encore le film de Karim Moussaoui un temps, si longtemps, et pense dans le même temps à ce dessin célèbre de De Kooning, effacé par un autre artiste, Rauschenberg, en 1953, laissant en lieu et place un rectangle vide, un territoire où Réda pourrait s'inventer. Une œuvre intitulée Erased De Kooning Drawed.

Rauschenberg, pour effacer l’œuvre initiale, va utiliser des gommes, divers outils, comme des racloirs pour enlever le fusain, le charbon et les couches d’huile. Un travail de longue haleine. Il met plus d'un mois à l'effacer. Soit un temps plus long que De Kooning lui-même pour réaliser le dessin, toute cette patience que montre à l'écran Karim Moussaoui pour laisser à Réda cette chance, cette possibilité offerte de l'effacement. Étant donné qu’il est impossible d’effacer le dessin d’un seul coup autant que Réda ne saurait s'annuler instamment, il a donc fallu du temps pour y parvenir. Ce temps est celui que prend Réda le long du film, se déplaçant de lieu en lieu, et qui, par l'acte même de se déplacer, ne s'efface pas tant qu'il efface tout ce qui l'empesait. Une durée nécessaire pour défaire l'image, toutes les images. Tout comme Rauschenberg a voulu inventer un nouveau processus artistique, Réda déréalise sa vie. L'Algérie, son père, tous lui avaient réalisé un dess(e)in. Réda l'a déréalisé. Si effacer en devient un geste inverse à celui de réaliser - faire puis défaire -, au bout du compte, qu'un dess(e)in ait été effacé devient condition de la libération. Créer, autant sur le plan formel pour Karim Moussaoui, ne passera donc pas par un surplus, un geste d'accumulation ni d'expansion, mais par la grâce d'un geste de soustraction, un retrait, la cache des souverains qui ont abdiqué de leur vivant le trône où ils avaient été encavés.

Comme dans ce tableau disparu, Karim Moussaoui essaie des images qui sont les sismographes de l’effacement qui parcourt le monde de Réda. L'Effacement en devient un film fondamental sur le filmage de l’absence et l’absence dans le filmage en train de se jouer. Dans le film de Karim Moussaoui, il y a dans les images quelque chose qui s’efface en même temps qu’il défile. Un double mouvement, une tension qui garde le chiffre de son secret. Non pas pour y enferrer Réda mais lui trouver la condition de sa liberté : ce qui est secret, sécrète. Réda n'en devient donc pas un être en destruction, mais en déconstruction. Quand la destruction ne laisse derrière son entreprise qu'un champ de ruines, la déconstruction déplace les lignes pour inventer un nouvel horizon. Réda s'essaie sur ce fil.

Impossible de combler l’énigme de Réda, pourtant. Dans L'Effacement, il s’agira toujours d’investir les limites, comme Réda marche à côté du silence pour le troubler. Karim Moussaoui nous fait croire à l’urgence de ce chemin. Réda en devient l’homme qui se cherche en tout et qui cherche tout en soi. Il en devient l'homme qui penche, dont parle le poète Thierry Metz. Dans sa vie, il n’y a pas de solutions. Il y a des forces en marche : il faut les créer, pour que les solutions adviennent peut-être un jour, ou non. Sa liberté, c’est d’avoir la volonté d’être enfin responsable de soi-même. De maintenir la distance qui l'isole des autres.

Finalement, Réda avance pour se parcourir. Avancer pour se parcourir, comme Karim Moussaoui filme. Là est l’aventure d’être en vie. En n'ignorant jamais que le chemin de la perfection, si Réda va jusqu’au bout, force au silence. Ce n’est pas le chemin qui est difficile, mais le difficile qui est le chemin (Kierkegaard). Et s'il y a sans doute un autre monde, il se trouve dans celui-ci pour Réda. Lui reste quoi, pour tenir le cap ? À s’efforcer, par rapport aux autres hommes, de savoir à quoi tient sa différenciation. Pour Réda, la plus haute forme de l’espérance est le désespoir surmonté. Et c'est dans la mesure exacte où il prendra conscience de cette différenciation qu'il se révélera enfin ce qu’entre tous les autres il est venu faire en ce monde et de quel message unique il est porteur pour ne pouvoir répondre de son sort que sur sa tête.

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