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La famille au complet sur le bateau dans L'Aventura de Sophie Letourneur
Rayon vert

« L’Aventura » de Sophie Letourneur : Souviens-toi l’été dernier

Louis Leconte
Avec L’Aventura, Sophie Letourneur creuse le sillon existentiel du volet précédent, celui qui explore la vérité de l’expérience vécue et la parole qui tente de la (re)saisir. Est-ce qu'on vit autant qu’on veut bien le croire ? Les choses nous traversent-elles intensément ? Dans L’Aventura, on se raconte tout, pour pallier au sentiment de rien. Et on n’oublie pas de l’enregistrer, de garder une trace. Ce pari du trivial peut rebuter mais c’est pourtant ce pari qui fait la grandeur du cinéma de Sophie Letourneur
Louis Leconte

« L’Aventura », un film de Sophie Letourneur (2025)

Après Voyages en Italie (2023), Sophie (Sophie Letourneur) s’offre de nouvelles vacances avec Jean-Fi (Philippe Katerine) aux bords de la Méditerranée. Mais cette fois-ci, dans L’Aventura, les enfants – Claudine, l'aînée, et Raoul, le petit – sont également de la partie, modifiant sensiblement la dynamique du voyage. Le vagabondage désinvolte du couple laisse place à la pesanteur du voyage familial - le monospace remplace le scooter. L’occasion pour la cinéaste de creuser à nouveaux frais le sillon existentiel du volet précédent, celui qui explore la vérité de l’expérience vécue et la parole qui tente de la (re)saisir.

Vivre, raconter

Le scénario de L’Aventura se construit autour d’une idée déjà présente dans Voyages en Italie : alterner séquences de vie et scènes de débriefing, dans lesquelles les personnages se racontent les aventures qu’ils viennent de vivre. On vit, puis on se raconte nos vies. Mais L’Aventura pousse ce principe un cran plus loin. D’abord, en désorganisant par le montage la linéarité du récit, et en multipliant le nombre de séquences de débriefing. La cinéaste délivre des bouts épars du déroulé des vacances avant d’y revenir plus tard, lorsque les personnages eux-mêmes y reviennent oralement. Avec une incertitude latente : les séquences de vie et de débriefing sont-elles strictement parallèles, ou bien les premières sont-elles ouvertes par les secondes, comme une série de flashbacks ? Ensuite, Letourneur accentue son geste en y ajoutant une dimension supplémentaire, celle de l’enregistrement. Les personnages enregistrent leurs prises de paroles, gravent le récit de leurs vacances dans le marbre de la note vocale.

Plus encore que dans Voyages en Italie, l’expérience directe et la saisie différée de l’expérience par la parole se confondent dans L’Aventura. Ces deux modes d’appréhension du monde sont traités à importance égale, le premier n’est pas privilégié par rapport au second. C’est même l’inverse qui semble parfois se produire. La jeune Claudine insiste avec un tel systématisme pour que la famille s’enregistre - investit un tel désir dans la fabrique de ces enregistrements - que la vie vécue n'apparaît que comme prétexte à sa ressaisie par la parole. Il y aurait là une inversion des termes : on ne raconte pas ses vacances parce qu'on les a vécues, on les vit pour pouvoir les raconter-enregistrer après coup. Ces deux types de moments (expérience et parole) sont, en outre, traités de la même manière, saisis dans la même matière. Pas de différence formelle nette entre les moments de vie et les moments de retour oral sur la vie. D'ailleurs, la vie continue pendant les enregistrements, au grand dam de Claudine qui en appelle souvent à plus de calme. Conclusion : ressaisir l'expérience par la parole est une expérience de vie au même titre que toutes les autres.

Parler pour exister

Ça ressemble à quoi la vie, pour de vrai ? Cette question centrale du cinéma de Sophie Letourneur se cogne immédiatement à tout un imaginaire, à une certaine idée de la vie - souvent fallacieuse. Imaginaire colporté entre autres par le cinéma - que Letourneur cherche à déconstruire par le cinéma. Cinéma qui a eu si souvent tendance à exagérer les émotions, à dramatiser l’existence ; bref, à doper l’imaginaire d’une vision trompeuse qui ne s’accorde pas à la réalité du vécu. En découle cette autre question au travail dans L’Aventura : vit-on autant qu’on veut bien le croire ? Autrement dit, les choses nous traversent-elles intensément ? Et on pourrait rajouter « aussi intensément que dans les films » (cf. les titres faisant référence aux classiques du cinéma que sont Voyage en Italie de Rossellini et L’Avventura d’Antonioni, façon de régler ses comptes avec le septième art comme trafiquant d’imaginaire).

C’est cet écart entre expérience fantasmée et expérience vécue qu’investit plus que jamais Letourneur dans L’Aventura. Son dispositif d’allers-retours entre vivre et dire ce qu’on a vécu semble apporter une réponse négative aux questions énoncées ci-dessus. Non, on ne vit pas aussi intensément qu’espéré, d’où ce besoin systématique de revenir sur l’expérience oralement. La parole court ici après l’intensité du vécu. Le récit oral a posteriori permet d’extraire l'événement de sa réalité décevante en le ramenant dans le domaine de l’imaginaire, qui l’enrobe d’une intensité artificielle. Saut qualitatif. Chacun a pu faire l’expérience du plaisir qu’accompagne le récit de ses vacances, de sa vie. Les mots et leur charge symbolique abstraite habillent les événements de couleurs attrayantes. Dire « nous sommes partis en vacances en Méditerranée et avons passé la semaine au soleil sur la plage », ça donne envie, car cela omet tout ce que l’expérience réelle a pu charrier d’inconsistances et de déceptions.

Sophie Letourneur et sa fille dans son lit dans L'Aventura.
© Arizona Distribution

C’est ici que le dispositif se complexifie ; s’y ajoute une autre opération, complémentaire à la première. Car la famille ne néglige pas non plus de revenir sur ces fameux moments d’inconsistance. « J'ai pété un plomb », « J'étais fâchée donc je suis partie », « J'ai pleuré », « Je me suis cognée », ressassent-ils. Claudine insiste : il ne faut rien omettre, ramasser toutes les miettes de l’expérience. Autre façon d'apaiser le sentiment qu'on a pas vécu grand-chose : transformer l’inconsistance en consistance par effet d’accumulation. La trivialité accumulée fait office de substitut à l’intensité imaginaire non-retrouvée dans l’expérience. À la fin du film, Jean-Fi se demande si ça vaut bien la peine de raconter tout ça, et Sophie lui répond que oui, car « il n’y a rien, mais il y a tout ». On se raconte tout, pour pallier au sentiment de rien. Et on n’oublie pas de l’enregistrer, de garder une trace.

Tout : le corps

Ce pari du trivial peut rebuter certains spectateurs. C’est vrai qu’il est un peu raide. D’aucuns étouffent dans cette immanence radicale et en appellent à un peu de transcendance – à « un horizon »(1). C’est pourtant ce pari qui fait la grandeur du cinéma de Sophie Letourneur, qui lui permet de saisir comme personne avant elle une certaine vérité de l’expérience. Il est frappant de ressentir un tel sentiment de familiarité avec les événements dépeints dans L’Aventura, sans pourtant n’avoir jamais voyagé avec compagnon et enfants, ni même avoir mis les pieds en Sardaigne. Cela tient à l’irrésistible aura de réalité qui se dégage du film, et qui passe en grande partie par la mise en scène des corps. Le cinéma de Letourneur a toujours été une affaire de corps. Avec une prédilection pour les corps avachis, fatigués, mal assurés ; pour les corps de la quotidienneté, courbés au sol autour d’une table (La vie au ranch) ou enfoncés dans un canapé (Les coquillettes). Le corps dans tous ses états, de fatigue, de dépit, de frustration, de plénitude. Sophie sanglote au petit-déjeuner puis crie sa joie d’avoir trouvé une plage idyllique. En un raccord, en une seconde, on passe de la tristesse à la félicité.

Le corps imprime son rythme ; chez soi comme devant un paysage paradisiaque à l’autre bout du monde, c’est lui qui impose sa loi. C’est sans doute d’autant plus vrai pour un corps d’enfant, temporairement épargné du dressage de l’éducation et de l’assimilation des comportements sociaux appropriés. C’est donc tout naturellement que le cinéma de Letourneur accueille ces corps d’enfants, en particulier celui du petit Raoul. Celui-ci lui apporte son lot d’agitations, de turbulences, de violence même parfois, qui est bien sûr moins un désir de faire du mal qu’une exploration innocente de ses capacités. Son lot de déjections aussi ; motif récurrent du film (comme de la vie de tout parent) et ressort humoristique lorsque Raoul choisit de déféquer sur une plage devant un balayeur – sa sœur Claudine ne s’en remet pas, et nous non plus. Raoul est épuisant, son énergie chaotique draine celle de ses parents – de sa mère, surtout. Il est beau de voir Sophie aux prises avec les enjeux de la maternité, d’observer comment son corps à elle s’en accommode, ou pas.

Car c’est aussi tout un réseau d’affects qui est révélé par le mouvement des corps. Le cas de Jean-Fi est exemplaire à cet égard. Si le personnage interprété par Philippe Katerine ne s’investit pas assez dans la dynamique familiale, c’est aussi qu’il ne semble pas y trouver sa place. Il se sent un peu exclu, et par un mécanisme bien connu, il renforce sa propre exclusion. Pendant la sieste familiale, il demande penaud une petite place sur le lit puis refuse de s’y allonger lorsque Sophie finit par le lui proposer, tout comme il refusera plus tard de s’asseoir auprès d’elle et Claudine qui s’enregistrent sur les escaliers à l’extérieur de la maison. Jean-Fi préfère aller visiter les environs et entreprend d’escalader une colline rocheuse devant le regard amusé des filles de la famille. À d’autres moments, Jean-Fi s’éloigne seul dans la mer, ou s’arrête inexplicablement au bord de la route, laissant les autres passagers cuire dans la voiture. Autant d’actes qui feront dire à Claudine : « On ne comprend jamais ce qu’il fait » - entendu : « Ce qu’il fait de son corps ». Jean-Fi n’est pas au diapason de sa famille, et Letourneur n’a pas besoin de l’expliciter par de longs dialogues, ce qu’elle fait du corps de Philippe Katerine en dit déjà suffisamment.

Rien : l’imaginaire

À la faveur d’un long travelling latéral, Sophie Letourneur suit Jean-Fi qui se traîne sur un trottoir, tirant sur sa clope la tête baissée. Ce plan-séquence creuse une parenthèse dans le récit familial qui permet d’accueillir la vie intérieure du personnage. À quoi pense Jean-Fi pendant ces longues secondes qui l’emmènent vers sa famille ? Peut-être rumine-t-il son sentiment d’isolement. Peut-être se sent-il vide de ne pas éprouver l’intensité promise par les vacances. Car si un domaine de l’existence accuse le coût d’une inflation de l’imaginaire, c’est bien le voyage. Sophie Letourneur ne s’y est pas trompée : c’est à dessein qu’elle plonge le récit de ses deux derniers films dans ce contexte si particulier, où il est attendu que la vie se fasse plus vraie, plus intense, plus exaltante. Pour appuyer le contraste et montrer que le corps a ses raisons que l’imaginaire (le cinéma) ignore (trop souvent).

Oserait-on esquisser, en guise de conclusion, un parallèle avec Antonioni ? Parallèle auquel invite le titre, choisi non sans malice par Sophie Letourneur vu la grande différence de style qui la sépare du maître italien. Un geste, pourtant, les rapproche peut-être. Antonioni était connu pour engager ses personnages dans une forme d’errance à travers des paysages évidés. C’était particulièrement le cas dans L’Avventura, où les personnages déambulaient interminablement sur une île rocailleuse à la recherche d’une femme disparue, jamais retrouvée. Les personnages de L’Aventura aussi courent après quelque chose qu’ils ne trouveront jamais, dans un espace à la fois réel et mental. Car le voyage est un lieu physique aussi bien qu’une étendue de l’imaginaire, investie par la société, vectorisée par le socioculturel. Une fois qu'on est sur place, ça ne correspond pas, l’étendue se désagrège. Alors on chemine dans le vide laissé, on tente tant bien que mal de le remplir par nous-même, par l'expérience. Mais il se peut que l'expérience ne soit pas à la hauteur. Heureusement, si le coucher de soleil ne nous a pas procuré d’émotions dignes d’une scène de cinéma, restera toujours le plaisir de raconter après coup à quel point il était magnifique.

 

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