Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
Christian Bale sur une jetée dans Knight of Cups
Rayon vert

« Knight of Cups » de Terrence Malick : La grâce de l'éternel retour

David Fonseca
Il faudrait savoir analyser Knight of Cups de Terrence Malick. Mais comment parler d'un film sans but, sans chemin, où son acteur principal déambule, où il faudra par nécessité ouvrir la voie à mains nues, lui qui, scénariste, n'en a plus, ne sachant donc ni où l’on va ni pourquoi l’on s’y rend, seulement guidé par toutes ces images, ces sons, ces voix qui nous exténuent ? Un film sans début ni fin, un éternel ressassement à l’héroïsme déçu qui pourrait faire, peut-être, les surhommes, ceux qui s'acharnent à vivre sans raison ni pourquoi.
David Fonseca



« Et si un jour ou une nuit, un démon se glissait furtivement dans ta plus solitaire solitude et te disait : "Cette vie, telle que tu la vis et l’a vécue, il te faudra la vivre encore une fois et encore d’innombrables fois ; et elle ne comportera rien de nouveau, au contraire, chaque douleur et chaque plaisir et chaque pensée et soupir et tout ce qu’il y a dans ta vie d’indiciblement petit et grand doit pour toi revenir, et tout suivant la même succession et le même enchaînement – et également cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et également cet instant et moi-même. Un éternel sablier de l’existence est sans cesse renversé, et toi avec lui, poussière des poussières !" », Nietzche, Le Gai Savoir.


« Knight of Cups », un film de Terrence Malick (2015)

Knight of Cups est un drôle de film. Un film qui défilme. Un anti-film. Tout comme il existe en physique des particules une anti-matière, Terrence Malick prend chacun des constituants qui font le cinéma de masse pour les tourner en leur contraire. Un assemblage aussi lourd que la matière, mais qui ne porterait aucun dynamisme, plus ahan qu'élan. Fait d'un matériau négatif, Terrence Malick y opère alors une transmutation des valeurs. Un cinéma de charge qui décharge, chargé, en une charge qui fait masse. Un effet massue contre ce qui fait le bois et poids dans nos existences comme un certain cinéma de bloc que Terrence Malick blockbusterise. Il le comprime d'images, de sons, de voix, jusqu'à la fission pour ouvrir sur un autre monde qui bée dans de minuscules horizons qu'il installe comme autant d'inserts dans ce nouveau désert. Un film en forme de consolation.

Knight of Cups n'est tout d'abord pas un film. C'est une bande-annonce interminable qui fixe le programme malickien. Deux heures de bande-annonce, à suivre ce scénariste en vue, Rick (Christian Bale), plongé dans une profonde mélancolie, un être absent à lui-même qui s'efforce d'en tenir les bouts pour en sortir à la faveur de rencontres féminines. Un film de bouts de ficelle, qui marionnettise son personnage avec ses effets de boucle, allers et retours incessants, pour ensauvager sa balade qui ne semble mener nulle part sauf à revenir sans cesse à son point de départ.

Le montage de Knight of Cups consiste alors à démonter le récit. Le film pioche dans les séquences des plans de quelques secondes, méprisant toute logique narrative. Ce faisant, Knight of Cups anémie ce qui fait image, ces images qui ne sont que dans l'entre-soi, se regardant, images admirantes s'embrassant, s'étouffant. Knight of Cups les met en scène en un non-film proposant une succession de paysages en mode aléatoire, comme ces belles images en forme de cartes postales défilant sur les écrans des ordinateurs en veille, qui par leur excès de beauté les déréalise. Qui ne font plus rêver mais cauchemarder comme cette urbanité ornementale aurait boulotté le monde, ogre qui se recracherait en permanence, dont Terrence Malick filmerait la bile.

Le son, autant, sonne son spectateur dans le film. Un son qui, constitué d'un périodisme, un retour sempiternel, installe un espace sensoriel qui place le spectateur en son centre pour le rendre groggy à force de vibrations. Un effet dolby surround qui, par accumulation, l'assourdissant, l'affranchit autant des habitudes d'écoute pour le rééduquer. Or, que s'agit-il d'entendre distinctement ? Que Knight of Cups, film de paroles, est un film muet : un film bavard sans discours à force de répétitions, tout comme Rohmer fait tant parler ses personnages pour signifier le creux de leur verbe. Flot de mots, mais aucun véritable dialogue. Lambeaux de textes, voix off, rhapsodies des musiques qui renvoient sans doute à la nudité du geste artistique se répétant à l'infini, qui semble en pure perte, sans plus avoir prise sur rien. Un son détimbré, renvoyé dans les espaces infinis de la ville, tout comme dans les cieux plus rien n'est audible, parce que dans le vide de cette vie comme dans le très-haut le son ne peut plus se propager faute de consistance, ces tours qui ne délimitent plus aucun espace pour se renvoyer seulement et indéfiniment leur propre image.

Knight of Cups désimage ainsi les images du cinéma. Par effet d'accumulation et de sublimation, contradictoirement, il les rend à l'os. Les images, à se regarder elles-mêmes, dans ces tours de verre grandioses, s'avalent dans leur génie. Knight of Cups manipule le procédé publicitaire des belles images, l'imagerie des campagnes de parfum, qui sont des images anthropophages, une foule d'images qui, s'entre-digérant, ne rend rien à la vie. Des images Narcisse qui s'auto-dévorent pour ouvrir sur un monde désempli où opèrent les farces du vide. En guise de grâce et de sacré, elles substituent une religiosité des choses, une idolâtrie des objets. Les expérimentations hallucinées du cinéaste, comme sa beauté figurative qui les évoque, deviennent paradoxalement le régime normal de son cinéma à les surmultiplier ainsi. Il ne s'agit cependant pas d'une faillite, mais de sa grande entreprise : comme ces actrices qui se succèdent à l'écran, dans ce monde, la beauté n'aurait plus aucun agréments ni atours. Un monde décharmé, décharné de sa beauté, désenchanté de sa forme. Une beauté à ce point dupliquée, numérisée et numérisable, qu'elle produirait un monde difforme, sans plus aucune proportion ni profondeur, asymétrique, ce monde où se perd Rick. Cannibalisé par tout ce qui fait image, ce monde de Knight of Cups n'offre cependant pas une variation en mégalopole de Canibal Holocaust. S'il paraît zombifié, Terrence Malick a pour Rick les sympathies de Romero pour ses zombies.

Cate Blanchett et Christian Bale sur la plage dans Knight of Cups
© Studio Canal

Terrence Malick s'affranchit ainsi du discours et du logos pour mettre en place un cinéma non pas du discours, tout ce cinéma à la traîne de son sujet comme de son scénario, qui n'a aucun frein sur la langue, mais un cinéma de la parole, qui l'inscrit dans la lignée des grands inquiéteurs de la langue et de la pensée. Knight of Cups produit dès lors non pas un film intelligent mais nous fait passer une « cure d'idiotie » : un jour nous finirons tous muets à force de communiquer. Knight of Cups a donc tout à dire à force de ne rien dire, qui fait la portée politique du film. Il offre une résistance à l'image mécanique et instrumentale du langage que propose le grand système marchand qui installe en lieu et place de l'existence le temps circulaire d'une vente à perpétuité.

Le temps avale, dès lors, sa langue dans le film de Terrence Malick. Il n'est pas linéaire, mais cyclique. Il enroule le tapis rouge de l'Amérique. Knight of Cups est un non-road movie, qui a fait la légende des États-Unis. Un foisonnement fou, erratique : Terrence Malick filme une inconnue qui aurait perdu son équation. Une version du Nouvel Hollywood qui subsumerait chacun de ses films. Mis en scène dans un décor urbain, le film opère pour partie comme un gigantesque miroir qui ne réfléchirait plus rien. La matérialité de ce monde se refuse à Rick. Être de cinéma, qui travaille pour le cinéma, Rick n'a plus de face, ces miroirs éclatés, grandes baies vitrées qui n'ouvrent sur rien, ne pouvant plus renvoyer la moindre image, même inversée. Alors Rick va, il vient. Petits pas, petits pas, petits pas. Dans quel but ? Pour rétablir la connexion entre ses membres épars, lui l'être sans images. De lui, ne semble plus, en effet, demeurer que des bouts de rien qui ne font pas image, étoiles en attente. Quel est donc ce cadenas qu'il porte en son centre ? Parti de nulle part, il compte y retourner. Mais pourquoi, s'il en est encore ?

Knight of Cups passe son temps à déscénariser son scénario. Rick, égaré dans un mirage dédalien de type hollywoodien, y est un scénariste à la recherche de son histoire. À tourner ainsi en rond, il la vide de sa narration. Film construit à partir d'une succession d'images, de sentiments fugaces, de souvenirs, incarnés par des impressions délivrées par un son. Portrait pointilliste qui, à l'instant de délivrer les instants les plus importants de la vie d'un individu, s'évanouit. Film névrotique, tourné en boucle, qui fait entendre sans cesse la même rengaine : des divagations sur la plage, des disputes sur l'oreiller, des promenades à ressasser passé et présent. Pourtant, chacun ne devrait-il pas s'efforcer d'aller de l'avant ? Mais qu'est-ce qu'aller de l'avant sans jamais s'aboutir dans un destin ? La marche de Rick, à force de doublons, s'abrutit dans sa signification. Le voici plongé dans une vie comme dans un film auxquels nulle promesse ne peut être faite. Un acteur, comme tous les autres, participant à un film qui n'aura pas lieu. Dans un film qui défilme. Dont la colle du montage ne prend pas. Chacun de ses pas ne l'attache pas au sol mais provoque son décollement. Rick marche, mais n'est pas sur la voie. Il n'y a même plus de Macadam pour ce curieux cow-boy. Il déraille, pris dans son propre désordre, un Épouvantail de plus. Comme s'il ne restait plus d'un monde que son abrutissement. Non pas des morceaux vidés de toute forme de vie, des lambeaux, mais d'une infinie variété de départs. Sa vie ? Une bande-annonce interminable. Une existence qui sitôt commencée s'effondre sur sa ligne. Un départ sans fin pour nulle part. « Que sommes-nous à présent ? », questionne Knight of Cups à la fin ? Un ressassement. Le cri de la vague qui s'effondre au faîte de sa gloire. Film qui se termine par « Commence ! »

Dès lors, par un effet inattendu, Knight of Cups déprime la mélancolie de Rick. Terrence Malick fait de lui un personnage godardien. Je suis un homme fini, pourrait-il dire. Fini, c'est-à-dire susceptible de repartir à zéro. Ce n'est donc pas un film pessimiste, mais profondément optimiste. Terrence Malick est sans aucun doute possible un cinésophe, par formation et conviction, dont la cinésophie est l'incarnation à l'écran du transcendantalisme américain. Un cinéma proche de la philosophie d'Emerson et Thoreau. Une philosophie contre le positivisme matérialiste et l'empirisme, convaincue que l'individu peut se transcender lui-même s'il retrouve en lui, au contact de la vie sauvage, la pureté qu'il a perdue, ces moments où Rick fait enfin corps avec lui. Une philosophie qui souhaite promouvoir une forme de sagesse fondée sur l'autarcie, voire l'ascétisme et la solitude, renouant par cet effet avec les modèles spirituels grecs, bouddhistes ou extrême-orientaux. Cette philosophie-là prédomine sans doute encore dans Knight of Cups. Terrence Malick filme ainsi froidement la déréalisation de notre monde, son urbanité grandiose, tandis que de minuscules décors suffisent à recréer un espace de sens, le petit paradis de Rick. Mais si Knight of Cups est transcendantaliste, il s'affirme dans son versant le plus nietzschéen possible, ce Nietzsche tellement impressionné par la lecture d'Emerson.

Knight of Cups, dans son déroulement, paraît en effet mettre en cinéma ce que signifie l'éternel retour, ce concept central chez Nietzsche. Emprunté notamment à Héraclite, Terrence Malick semble bien croire en une vision cyclique de l'univers. Son film suivant, Voyage of Time, en 2016, débraiera, fera le trajet inverse pour en remonter aux origines de la vie. Éternel retour des choses, car, pour Rick, tout revient un jour ou l'autre. La même sempiternelle histoire. Stoïcien, Épictète parle dans sa bouche, une prosopopée qui délivre sa philosophie de vie : tout ce qui arrive est déjà arrivé et arrivera de nouveau. Il ne s'agit pas d'une déprime mais d'une injonction pratique qui devrait pousser les individus à toujours agir, comme Rick continue d'aller de l'avant sans avant. Une forme de sisyphisme qui ne serait pas malheureux, qui permettrait de trouver là une forme paradoxale de joie à agir encore et encore, même en pure perte, même si les jeux semblent déjà faits. Une pensée cinématographique qui devient chez Terrence Malick la pensée des pensées, à la fois la plus haute et la plus pesante des pensées pour Rick, qui font sa mélancolie, cette maladie du fait d'être homme.

Cette logique de l'éternel retour délivre une morale de vie dans Knight of Cups. Elle permet de ségréguer les individus. Ceux pour qui ce cyclisme sera source de paralysie feront les petits hommes, ceux du troupeau, logique nihiliste. Ceux qui, au contraire, à l'instar de Rick, la porteront comme l'affirmation ultime de la vie, feront de cette apparente défaite leur victoire : une morale de surhomme bien comprise. En continuant, en répondant « oui » à la vie, se forgera le caractère de ceux qui assument parfaitement de vouloir à jamais chacune de leurs actions. Le temps n'est bien plus ainsi linéaire mais cyclique dans Knight of Cups : Rick y est l'homme du présent, de l'affirmation du présent sur toutes les autres formes de temporalité. Il devient l'homme de la décision, du gouffre qu'elle ouvre en lui, de l'action qui prédomine tout le reste, qui font de Knight of Cups, paradoxalement, un film d'action sans aucune action, le grand film de l'action en raison même de son ressassement monotone. Nietzschéen encore, plus qu'aucun autre de ces films, Knight of Cups devient dès lors plus mystique (divisé en chapitres portant le nom des cartes du Tarot) qu'emprunt de religiosité, défait des bondieuseries du cinéaste qu'Une vie cachée portera à leur acmé.

Le film, pourtant, se caricaturerait en une déferlante sensationnaliste qui ferait du « style Malick », selon une partie de la critique (les Cahiers, Critikat, Chronic'art, Le Monde...), un style vain et inutile. Car il n'y aurait rien à comprendre de ce film. Mais il n'y a pas à comprendre mais à se laisser prendre par les sensations pour se déprendre de tout ce à quoi le spectateur est rompu. Chaque effet de répétition abrutit la courbe asymptotique du sens. Répétition partout, éternel retour toujours. Une profusion qui n'est pas une pose, mais une pause : une répétition, parce qu'à jamais informulable, le simple, l’élémentaire est l’énigme. Il y a là dans le film une usure constante, un effort qui proprement harasse. Ainsi ces belles actrices qui vont, qui viennent, Cate Blanchett, Teresa Palmer, Freida Pinto, Natalie Portman, qui par adjonction ne sont pas là simplement pour figurer, mais pour être dé-figurées, cubisées pour les rendre à leur humanité, saisies autrement qu'en leur beauté plastique. La critique a raison mais se trompe de direction : Knight of Cups est un film vain pour dire la vanité, une Vanité des Vanités, par où le christianisme de Terrence Malick fait aussi son éternel retour.

Knight of Cups est finalement un film dont le régime de déception console. Il prend en réparation ce monde où les individus y sont pantelants. Écrasés par ce défaut du sens : cet acteur qui déjoue son jeu pour n'avoir pas de direction, filmé sur le vif, à son insu parfois, ce scénario qui défait son intrigue, ce film qui ne cesse de fomenter contre son récit. Alors, il n’y a sans doute pas de but. Mais ce qui compte, peut-être, c’est cet acharnement de chacun à le poursuivre.

Poursuivre la lecture autour du cinéma de Terrence Malick