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Qui de Jade (Louise Leroy) ou Gabriel (Olivier Rabourdin) est "L'autre Laurens" ?
Interview

« L’Autre Laurens » : Interview de Claude Schmitz

Thibaut Grégoire
Pour entretenir le lien avec Claude Schmitz et son cinéma, nous l'avons rencontré en juillet dernier lors de son passage au BRIFF à Bruxelles. Il nous a parlé de L'Autre Laurens, de la construction narrative complexe de ce film « trans », double enquête sur le genre et quête d'identité sous influences shakespearienne et lynchienne. Mais aussi de ce qu'implique un "changement de braquet" au niveau de la production, et de sa méthode avec les acteurs d'horizons différents, cette "alliance sauvage" qui donne toute sa singularité à son travail.
Thibaut Grégoire

« L’Autre Laurens », un film de Claude Schmitz (2023)

Après Lucie perd son cheval, qui développe un univers et un ton particulier, L’Autre Laurens marque un retour à une base de polar qui était déjà présente en filigrane dans Braquer Poitiers. Qu’est-ce qui vous attire dans ce terrain de jeu du polar ?

Je voulais en effet faire avec L’Autre Laurens un film d’enquête, mais qui soit double, à la fois avec le versant « policier », avec un détective et toute la panoplie, mais aussi une enquête sur la question du genre sous toutes ses formes. Le film questionne les archétypes de genre, dans tous les sens du terme. Il aborde plusieurs genres cinématographiques à la fois, il mute durant son développement. Je voulais aussi travailler sur des effets de contrastes. Ça commence par quelque chose qui ressemble à un néo-polar, puis ça passe à un « buddy movie » entre l’oncle et sa nièce, qui se transforme lui-même en film noir, lequel se transforme en film d’action de série B, pour se terminer en forme de conte ou de fable. Mais l’ensemble de L’Autre Laurens est en fait pour moi ce par quoi il se termine, donc un conte sur l’effondrement d’un mode de représentation du monde qui est celui qui m’a été donné à voir durant toute mon adolescence. C’était justement par des films de genre nord-américains que cette représentation-là m’était présentée, dans lesquels il y avait toute une série de figures archétypales. Et je voulais replacer ces figures sur un territoire à la fois réel et imaginaire, qui joue avec les faux-semblants. Et je me suis donc amusé à raconter la dissolution de ces figures au profit de celle d’une jeune femme qui est justement moins archétypale ou qui arrive en tout cas peu à peu à s’extirper de ce mode de représentation, cet imaginaire nord-américain, et à se débarrasser de tout cet héritage, au sens propre comme au sens figuré.

Vous avez bâti une sorte de mythologie dans L’Autre Laurens. Il y a la légende des deux frères qui est un conte raconté par les personnages, les visions qu’a un des gangsters espagnols, et aussi plusieurs objets – la montre, le couteau, le pendentif – qui sont un peu comme des totems ou des fétiches… Tous ces éléments disséminés le long du film tendent à créer cette mythologie qui le sous-tend. Comment avez-vous conçu cet aspect ?

Il y a d’abord toute une architecture narrative qui a avoir avec Shakespeare. Parce qu’il faut dire que cette fable dont je parle et qui reprend des éléments de films de genre, charrie en fait une sorte de méta-dramaturgie qui serait le corpus au sens large du théâtre de Shakespeare. Il y a par exemple des références assez évidentes à Hamlet. La première scène, avec la vision du gangster espagnol, est une référence directe à la première scène de Hamlet, dans laquelle deux gardes pensent voir le fantôme d’Hamlet. Il y a aussi la boite de nuit, le Helsingor, qui est en fait le vrai nom d’Elseneur, où se déroule Hamlet. Et puis la crise d’identité du personnage de Gabriel Laurens qui devient le double de son frère, renvoie également à la crise d’identité que traverse Hamlet. Et dans cette espèce de corpus shakespearien, il y a aussi les personnages des deux flics qui fonctionnent un peu comme les personnages de bouffons chez Shakespeare qui apportent un contrepoint à une situation dramatique tout en constituant une sorte de variation sur le même thème. La situation qu’ils voient et qu’ils commentent est la même et ils l’abordent sur le versant de la comédie et sur un mode burlesque.

Il y a donc dans L’Autre Laurens cette idée de créer toute une « méta-dramaturgie » qui aurait aussi pour effet de produire un objet baroque, comme le sont les pièces de Shakespeare. Ce qui est baroque est ce que l’on définit comme étant biscornu, quelque chose qui n’est pas fabriqué de bouts extrêmement cohérents. Je voulais donc fabriquer un objet dans lequel le tragique et le burlesque pouvaient cohabiter, le tout au profit d’une fable et d’un conte. Et dans les contes, les personnages sont archétypaux et les objets ont une fonction presque magique. Il y a effectivement une dimension fétichiste aussi dans ce rapport aux objets. Ça me plaisait bien d’avoir ces motifs qui signifient aussi que l'on n'est pas dans le naturalisme, qui nous font comprendre que l’on est dans un récit et un film qui s’amuse de ses propres ingrédients. Et les flics ont cette fonction de recul sur la narration, ils disent à un moment donné que ça commence à ressembler à un mauvais film. Cette réplique est très importante car j’ai la volonté constante de désamorcer les choses. Mais c’est aussi lié à la sensation étrange d'avoir enfin un budget, et d’être étonné moi-même de fabriquer un film « de cinéma ». Et travailler avec toute une panoplie d'objets – des pistolets, des belles voitures, des hélicoptères – qui appartiennent à une certaine idée du cinéma.

Ce qui caractérise votre travail, c’est aussi le fait que ce sont des œuvres en mouvements, dont on a l’impression qu’elles peuvent constamment évoluer, se ramifier. Ça continue à vivre. Par exemple, dans le cas de Braquer Poitiers, vous avez tourné une deuxième partie des mois plus tard, alors qu’il avait déjà été présenté dans une version plus courte. Dans le cas de Lucie perd son cheval, le film était un geste de prolongation d’une pièce qui n’avait pas pu se jouer, au moment du covid. Dans L’Autre Laurens, par contre, on a vraiment l’impression de se retrouver devant un objet carré, fini…

Eh bien, détrompez-vous. (Rires) C’est justement ça qui est amusant. On a le projet de tourner un spin-off, qui va s’appeler Spleen-off, qui serait un film post-Cannes. L’idée serait d’exfiltrer les deux flics (Francis Soetens et Rodolphe Burger) de la fiction. Ce sont les personnages les plus proches de ce que j’ai fait avant et le projet serait du coup de faire un film beaucoup plus « libre », avec des moyens plus réduits. Ce serait un récit dans lequel ils sont placardisés en Alsace après leur foirage sur l’enquête à Perpignan, mais on ne saurait jamais si on parle de leur foirage en tant qu’acteurs, puisque ce sont deux non-professionnels, ou véritablement de l’enquête. Ce serait vraiment l’idée d’un film-contrepoint et une prolongation vivante. Et ça s’appellerait Spleen-off aussi parce que c’est une manière pour moi de gérer la mélancolie de l’après d’un « gros » film comme L’Autre Laurens.

Justement, concernant le duo de flic, il peut faire penser par certains aspects aux duos de flics chez Bruno Dumont. Dans le livre d’entretien L’Alliance sauvage(1), vous exposez votre rapport un peu compliqué avec le cinéma de Dumont, notamment dans sa méthode pour diriger les acteurs non-professionnels. Est-ce que vous avez malgré tout pensé aux duos de flics comiques, burlesques, dans son cinéma, pour le duo de L’Autre Laurens ?

Non, en fait je ne pense jamais à Dumont. J’ai plutôt pensé aux Dupont. Dupont plutôt que Dumont (Rires). Mais ce qui me dérange chez Dumont, c’est son côté très cérébral, théorique. J’ai souvent l’impression d’avoir un professeur d’université qui se met à la comédie et qui découvre la comédie en train de se faire, ce qui peut aussi avoir un côté très touchant. Mais, tout en trouvant aussi des qualités à ce cinéma, je trouve surtout qu’il y a un manque de générosité envers ses interprètes. Je sais que pour diriger son duo de flic dans P’tit Quinquin, pour rester sur cet exemple-là, il utilisait une oreillette et il assume de les diriger comme des pantins. Je n’aime pas du tout ce rapport dans la direction d’acteurs. J’essaie d’ailleurs de ne pas les diriger et de leur donner plus d’espace. En tout cas, donner des indications pendant qu’ils sont en train de faire quelque chose, c’est un rapport que je trouve très contraignant et que je n’aime pas. Mais par ailleurs, P’tit Quinquin a phagocyté toute une représentation des duos de flics, alors qu’avant on parlait justement plutôt de Dupont et Dupond pour qualifier ces duos de flics bancals. Et pour le coup, je revendique plutôt ma belgitude par rapport à ça. Et si Shakespeare est une référence pour le film et pour moi dans mon travail, Tintin en est une autre. Ne serait-ce que dans le côté archétypal des personnages. Mais pour en revenir à Dumont, c’est surtout sa méthode de travail qui ne me plaît pas. Ça n’enlève rien à la qualité de certains de ses films et à son talent de metteur en scène.

Francis Soetens et Rodolphe Burger sont les Dupont et Dupond de "L'Autre Laurens"
© Wrong Men/Cheval deux trois

Vous appliquez dans L'Autre Laurens votre méthode, que vous appelez "alliance sauvage", de mêler des acteurs de milieux et de styles très différents. On y retrouve des non-professionnels, un professionnel confirmé et au métier solide, une actrice débutante dont c'est le tout premier film, mais aussi des acteurs américains ou espagnols. Est-ce que le changement de braquet en termes de production change quelque chose dans cette méthode et dans la direction d'acteurs ?

La seule chose qui change, c'est le temps. J'avais beaucoup moins de temps pour tenter des à-côtés, même si on l'a quand même fait un peu. Mais ce que permet le fait d'avoir plus d'argent, c'est de pouvoir travailler avec des acteurs américains et espagnols. Cela permet d'apporter des contrastes et des textures différentes. Je trouve ce rapport aux langues très important dans L'Autre Laurens, il ajoute une autre dimension à cet aspect baroque dont je parlais. Cela donne la possibilité de raconter une sorte de territoire-monde, dans lequel tout n'est pas lissé, où la communication est plus difficile, laissant aussi apparaître les efforts de jeu. Et puis, bêtement, le fait de travailler avec des acteurs américains donne l'impression de faire un film américain, ils amènent avec eux cette impression qui renforce le travail du film autour de toute cette imagerie. Mais avoir pu travailler avec les "bikers" de Perpignan, qui sont des vrais de vrais, et qui n'ont bien sûr jamais fait de cinéma, était tout aussi enrichissant. C'est un bonheur de pouvoir rassembler tous ces gens qui viennent d'horizons différents et qui créent une alliance temporaire et sauvage.

Il y a tout au long du film, et jusque dans le titre, une ambiguïté maintenue entre les deux frères Laurens. On ne sait pas vraiment lequel des deux frères est "l'autre Laurens". D'ailleurs, on ne sait pas toujours qui est qui, et même leur propre mère les confond. Gabriel lui-même finit par se prendre pour son frère. Et, à la fin du film, on ne peut pas être sûr à cent pour cent de savoir lequel des deux frères a survécu, même s'il y a tout de même des indices évidents. Comment avez-vous travaillé avec les acteurs, et particulièrement avec Olivier Rabourdin, pour créer et entretenir ce flou ?

Il y a plein de films de jumeaux, c'est presque un cliché en soi. Et ce qui m'intéressait là-dedans, c'était de le pervertir en faisant en sorte que les jumeaux soient vraiment identiques, surtout quand ils sont tous les deux en même temps à l'écran. Ils portent les mêmes vêtements, ce qui est totalement irréaliste et qui conforte le fait que l'on est dans la partie plus étrange et onirique du film. C'est une partie dans laquelle on est pratiquement dans la tête de Jade, et qui parle de la trahison des pères, avec l'idée que les pères sont tous les mêmes et que la trahison se reproduit. Jade est allée se chercher un père de substitution en la personne de son oncle, mais celui-ci finit par devenir le double de son vrai père, avec les mêmes tares, les mêmes problématiques. Il y a donc une vraie métaphore, c'est un cycle infernal qui fait que ces figures patriarcales ne font que se reproduire, un peu comme des Gremlins. Jade comprend qu'elle doit sortir de ce cercle et de ce type de schéma.

En ce qui concerne Olivier Rabourdin, ce qui m'avait intéressé chez lui c'est qu'il vient du théâtre et qu'il a travaillé avec Patrice Chéreau. Il vient d'ailleurs de l'école des Amandiers à Nanterre. Et il a joué Shakespeare. Je pensais qu'il pouvait bien comprendre la mutation du personnage, qui est assez subtile. Il a une façon de jouer l'un ou l'autre frère avec une toute petite variation, à peine perceptible. Comme indication de jeu, je lui avais juste dit que l'un des deux jumeaux était un peu plus froid que l'autre. D'ailleurs, au moment où l'on soupçonne que l'un a pris la place de l'autre, il dit la même réplique que quelques scènes auparavant, mais sur un ton un tout petit peu différent. Mais après, sur la question de qui est "l'autre Laurens", ça pourrait être l'un ou l'autre, mais c'est peut-être aussi Jade. C'est la vraie réponse pour moi, elle est "l'autre Laurens" et elle est aussi le personnage central du film, sans en être le protagoniste.

Il y a tout au long du film une omniprésence des miroirs, des vitres, des écrans. Quand on voit Gabriel pour la première fois, il est en train de regarder à travers une vitre. Il y aussi le graphisme du titre qui évoque la figure du miroir, avec une inversion des lettres. Et puis, au moment où Gabriel rejoint son frère à la fin du film, il passe littéralement de l'autre côté du miroir. On retrouve une référence évidente à Alice aux pays des merveilles, que l'on trouvait déjà dans Lucie perd son cheval.

Oui, absolument. Et puis ça creuse aussi la question de l'identité, qui est la grande thématique d'Hamlet, lequel est un personnage schizophrène. Je voulais aussi que L'Autre Laurens fonctionne avec une structure en miroir. Il y a une pliure, en tout cas. Au moment où Gabriel passe dans le Helsingor, ce bar de nuit, il devient littéralement son frère, et le film bascule dans autre chose. Gabriel passe en effet de l'autre côté du miroir, mais il y a aussi beaucoup de similitudes entre le personnage de Jade et Alice. La couleur verte fonctionne comme un indice, un guide, tout au long du film, comme pouvait l'être le lapin blanc dans Alice. La structure en miroir était vraiment à la base de l'écriture. Il y a quelques films qui sont construits de cette manière-là et qui nous ont beaucoup inspirés, notamment Lost Highway de David Lynch, dans lequel il se produit aussi un changement d'identité.

Vous cherchez souvent, dans la narration, des moments de creux, de respiration, de relaxation. Il y a par exemple une scène de repas, qui fonctionne un peu comme un banquet, et qui retrouve un esprit de troupe, proche du théâtre. De la même manière, dans la partie road movie du film, ce qui est montré, ce sont les moments de pause, quand ils s'arrêtent et se mettent à une table. Tout cela confère à L'Autre Laurens un effet de stagnation.

Oui, c'est quelque chose que l'on a découvert au montage : il y a une sorte d'immobilité dans l'action et de manière générale dans le film. Les personnages donnent l'impression de tourner en rond. Le fait de montrer les plans dans lesquels ils montent en voiture pour aller d'un endroit à un autre produit paradoxalement cette stagnation, comme s'ils tournaient en rond. C'est une espèce de film d'action qui a du mal à se mettre en place et qui ne démarre jamais. Et dans l'idée de ce commentaire sur le vieillissement du film de genre et/ou d'action, avec des figures vieillissantes, le fait que ça ait du mal à décoller est cohérent. Par ailleurs, dans la dernière partie de L'Autre Laurens, avec l'échappée en hélicoptère, il y a aussi l'arrivée d'une sorte de lyrisme, doublée d'un peu d'ironie. Et une fois de plus, l'échappée n'a pas vraiment lieu, ils font des sauts de puce et ça se termine dans le désert. Ce qui est paradoxal, c'est que le film joue avec des faux-semblants et des stéréotypes qui appartiennent au cinéma américain, comme par exemple cette réplique de la Maison Blanche qui est la demeure des Laurens, ou encore la frontière espagnole qui est traitée comme la frontière mexicaine. Et aussi le désert à la fin, qui se trouve en Espagne, mais qui est assimilé au Grand Canyon, et qui a d'ailleurs été un lieu de tournage de beaucoup de westerns spaghetti. On ne sort jamais de ce rapport schizophrène, et en miroir, aux États-Unis.

L'Autre Laurens s'amuse continuellement, avec ironie, à regarder à travers une vitre ou un miroir, les influences qui l'ont nourri. Au final, comme Gabriel reproduit les mêmes schémas et les mêmes erreurs que son frère, le film reproduit les mêmes schémas que ces stéréotypes du cinéma américain. Et quand bien même il tenterait de s'en éloigner, il ne fait finalement que reproduire la même chose, le même cercle. Mais on ne sait jamais qui influence qui, au fond, suivant l'effet des vases communicants. Par exemple, la "réplique" de la Maison Blanche que l'on a dans le film est en réalité le modèle original qui a servi pour créer celle de Washington. Et le désert de Bardenas Reales en Espagne existait bien évidemment avant les westerns spaghetti mais a été phagocyté pour tourner des films censés se passer aux Etats-Unis. Il y a vraiment un rapport très schizophrène entre le cinéma européen et le cinéma américain dans L'Autre Laurens, qui peut être rapproché de la relation entre des frères jumeaux, dont on ne sait plus qui influence l'autre. C'est assez flagrant aussi dans l'attitude des bikers, qui n'arrêtent pas de réagir face à la présence des américains en disant "ils ne vont pas faire la loi chez nous", alors qu'ils portent sur eux tout un attirail nord-américain, puisqu'ils ont importé l'imaginaire des Hell's Angels. C'est comme si les personnages n'arrivaient pas à cerner leur propre identité. C'est vraiment un film sur cette quête d'identité, qui est en lui-même est en quête d'identité. En fait, tout ce qui m'intéresse, c'est la question "trans", le transgenre, la transgression, créer des récits qui convoquent le baroque, le biscornu, l'association de choses qui ne sont pas faites pour cohabiter a priori.

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