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Tony Leung et Maggie Cheung dans la rue dans In the Mood for Love
Rayon vert

« In the Mood for Love » de Wong Kar-wai : La ballade impossible

David Fonseca
Méditation sur In the Mood for Love autant que regard de spectateur hanté. Parce qu'on ne parlera jamais d'un film, on n'écrira jamais sur lui, mais depuis lui, à partir du mouvement qu'il nous imprime. Non pas pour l'analyser, mais le prolonger. À partir d'un plan manquant, comme pour l'accompagner, lui qui nous a laissé si seul.
David Fonseca

 
 
« Je n'ai jamais imaginé qu'on pût être à ce point hanté par une voix, par un cou, par des épaules, par des mains. Ce que je veux dire, c'est qu'elle avait des yeux où il faisait si bon vivre que je n'ai jamais su où aller depuis. »

Romain Gary, La Promesse de l'Aube
 
 

« In the mood for love », un film de Wong Kar-wai (2000)

Il y a des films magiques. Dès le titre, on sait qu'ils vont sauver quelque chose. Même si l'on en sort naufragé. Un peu plus seul qu’en y entrant. Une solitude qu’il faut accueillir comme un vieux souvenir, un chagrin doux.

Le moment où le destin de deux individus se révèle, celui de Chow Mo-wan (Tony Leung) et Su Li-zhen (Maggie Cheung), quand chacun ne ressemble pas encore à son destin ; la nostalgie, commune à tous, d'une vie différente qui aurait pu être la leur, la nôtre ; la vanité de se croire vertueux ou coupable de trahison alors que chacun n'obéit, peut-être, qu'à une immuable nécessité ; l'amour enfui ; le passé considéré comme le seul avenir de l'homme ; l'énigme de la douleur ; la mémoire qui chaque matin réinvente et fait passer au fil du temps, dans le flux du sang et d'un corps à un autre, les mêmes rêves, les mêmes lois : telles sont quelques-unes des obsessions ou des perplexités que les personnages du film de Wong Kar-wai partagent, avec l'espoir que les mots qui viendront dans ce texte seront capables de renouveler quelque ancienne vérité, ou un bonheur oublié, avec la certitude, pourtant, de ne pas y atteindre.

Car comment parler de In the Mood for Love, si jaloux de son secret ? Le film de Wong Kar-wai ne se raconte pas. Proustien, il revient à la mémoire comme le souvenir d'enfance, se ressent. Une pièce dont il ne resterait que le parfum, ce qui reste d'un rêve à moitié oublié le matin. Et puis, pourquoi écrire sur un film qui ne consent pas à la clarté, qui voudrait régner partout ? Cette lumière trop crue qui tue le mystère des choses. In the Mood for Love consent aux ombres. Il n'ignore pas que la lumière est vaine quand le soleil cache les étoiles.

Pourtant, le film existe. Il est là, présence obsédante, qui nécessité d'y aller, sans que jamais rien qui sera dit en lève le voile. Car il n'y a rien à révéler. Le voile ne dissimule pas. Aucune réalité ne se trouve apprêtée derrière, attendant impatiemment son heure. Le voile ne cache pas. Il montre. Il montre qu'il est fait de quoi sont constituées les vies de chacun : si fin qu'on puisse espérer le lever pour y découvrir leur vérité, si étendu qu'on ne parcourra jamais toute la matière de leurs sentiments en leurs nombreux plis.

En parler relève encore de la gageure quand In the Mood for Love déjoue les attentes. Ce n'est pas une histoire d’amour, mais l’absence de son accomplissement. Comment donc parler de ce qui ne se produit pas ? Chow et Su sont deux voisins nés d'une même blessure : leurs conjoints respectifs ont une liaison. Mais ces deux égarés, au lieu de répondre à la trahison par une autre, inventent une autre forme de présence amoureuse, ajoutent de la présence à tout ce qui (leur) manquait par retranchement. Et dans cette recherche, se voient descendre jusqu'aux frontières du possible, une danse lente, pudique, où chaque geste devient une limite à ne pas franchir. Une passion contrariée entre deux personnes mariées, condamnée à rester platonique, avec sa mélancolie, sa retenue, cette impossibilité d’un amour au grand jour, une Brève Rencontre de David Lean (1945) sur un territoire alors sous occupation britannique.

Chow et Su s'inventent dans une autre forme de vérité. La vérité étant toujours pleine de trous, ils voudraient s'y loger, disparaître tout à fait définitivement : leur relation est un mouvement vers l’absence. Dans ce vide, leur parole s’en rapporte au silence des significations. Ainsi parle leur lettre. Su et Chow parlent au vide bouche à bouche. Ce qu’ils disent de dos est perdu. Ce que dit leur face n’est pas divulgué. En poussières tombent leurs mots, rencontrant l’aride. Tourment de ce qui ne peut ni parler ni se taire. Dire ? Mais que peut dire la cendre exilée de son feu ? En tous sens ruisselle ce qui se tait. Aucune miséricorde ne sera accordée autour du pieu de chaque mot, écume encore, et la nudité obsédante de l’accroc. Leur relation ? Un problème sans nœud propre, un enchevêtrement dépourvu de centre. Car Wong Kar-wai ne filme pas l’amour, mais le refus d’y céder. Il filme le vide entre ces deux êtres comme d’autres filment le désir lui-même. Cette retenue n’est pas une faiblesse narrative : elle est le sujet même du film. In the Mood for Love est un pèse-âme. Il soupèse le poids moral du sentiment, ce que chacun sacrifie au nom d’un idéal de l'amour. Un autre destin était-il possible pour Su et Chow ? On ne sera jamais à la hauteur de la fiction que l’on se fait de soi-même comme de nos idéaux.

Et c'est pourquoi le film travaille son sujet à partir d'une matière comme de son anti-matière, une soustraction (de la parole, des gestes) adossée à une logique d'accumulation (décor, musique) autant qu'il se capitonne pour emprunter aux arts visuels les estampes japonaises – cadrages soignés, utilisation de l’espace vide, élégance des lignes et des formes, la beauté éphémère, les moments suspendus autant – ; le roman aussi – L'Amant de Marguerite Duras – sa passion intense mais impossible, contextualisée dans un décor asiatique, l'écriture fragmentaire, sensible, presque cinématographique ; le cinéma, aussi, Tokyo Story d'Ozu, par exemple – l'utilisation de plans fixes, l'intériorité des personnages, l'importance du non-dit, la solitude dans les relations humaines, l’écart générationnel, le silence plus fort que les mots. Une épure, donc, faite d'amoncellement. Le vide emmuré : faire du cadre une prison. Chaque plan en devient une miniature, une cage soigneusement ornée. Ainsi vivent Su et Chow, à Hong Kong, en 1962. Où tout est étriqué. Les appartements, les rues, les conversations. Tout pousse vers l’intime, tout compresse les désirs jusqu’à les transformer en murmures.

Wong Kar-wai installe ainsi son décor comme une scène de théâtre étouffée : pas de déclamations ni d'explosions. Le silence et les gestes minuscules qui, à force d’être retenus, deviennent incommensurables. Une poésie du non-dit. Sans paroles. La pluie, qui sépare les gens, les ombres, les escaliers, les murs mitoyens, pour se faire tout un monde.

Le reflet de Tony Leung assis dans la chambre de Maggie Cheung dans In the Mood for Love
© Cinéart

Wong Kar-wai, assisté par le chef opérateur Christopher Doyle, parvient alors à composer des images d’une somptuosité contenue : les rouges profonds, les verts éteints, les éclairages tamisés, les reflets dans les miroirs, autant d'éléments qui renvoient à la peinture d'Edward Hopper – cette solitude dans l’espace urbain, l'intériorité des personnages isolés, la lumière tamisée, le sentiment de vide émotionnel malgré la proximité physique. Des personnages pris dans un cadre toujours oblique, comme si la caméra n’osait pas les déranger dans leur retenue, tandis qu'ils sont filmés dans des couloirs étroits, des intérieurs surchargés, souvent à travers des vitres, des rideaux, des encadrements. Toujours séparés de quelque chose – de quelqu’un. Une esthétique de la cloison qui fait leur condition. Solitude commune, chacun enfermé dans leurs désirs inavouables, condamnés à tourner en rond, Su et Chow disent l'égarement, comme tournoie au ciel le soleil, un tournoiement sans raison, comme l'ivrogne va de côté, ou bien le malheureux, ou bien le fou, ou la pensée, en rond, qui fait le rythme du film – fait de ralentis, de répétitions, d’ellipses. Des morceaux de vie que Wong Kar-wai étire pour dire à Su, à Chow : regarde-le bien, tu ne le reverras plus/regarde-la bien, tu ne la reverras plus. Comme si chaque instant était déjà un souvenir. Comme si tout le film était vu depuis l’avenir, à travers les larmes d’un homme qui se souvient. Qui impose son tempo sans pause en un temps intérieur, un battement de cœur ralenti. Un cinéma du silence, de la suggestion où paradoxalement chaque silence se trahit, chaque regard devient une déclaration.

Et si Su et Chow ne disent rien, ou si peu, la musique les supplée. Musique des regrets, qui pèse sur eux comme la fatalité d'un destin. Le thème récurrent de Shigeru Umebayashi – tango lent, mélancolique –, réapparaît chaque fois comme un sentiment réprimé. À chaque reprise, il creuse davantage la faille entre ce que les personnages ressentent et ce qu’ils osent vivre.

Dans ce décor tout en composition, Maggie Cheung, dans ses robes impeccablement ajustées, glisse entre les lignes de fuite. Grâce incarnée, mais grâce figée, contenue. Chaque pas qu’elle fait pèse un monde. Tony Leung, quant à lui, est tout regard. Lourd de ce qu’il ne dit pas, de ce qui ne se dit pas. Un couple d'autant plus puissant qu’il n’existe pas. Indestructible comme un rêve. Mais aussi fragile que ce qui ne se vit pas. Et c’est précisément cela qui bouleverse, par où se tient le paradoxe du film : incandescent d’émotion, mais glacé d’apparence ; où rien ne bruite, où pourtant tout brûle.

In the Mood for Love ne semble donc pas parler d'amour mais de sa mémoire. Il emprunte ce thème comme une partie de sa mécanique à L'Année dernière à Marienbad, d'Alain Resnais (1961), le désir et l'ambiguïté des relations humaines, sa mise en scène très stylisée, son atmosphère de rêve, sa lenteur contemplative. Cette mémoire venue d’ailleurs, la voix de Nat King Cole, douce et légèrement déphasée, agit comme révélateur. Hong Kong en devient onirique, flottante, comme si ce territoire n'avait jamais existé, comme si l'histoire de Su et Chow lui était liée, destinée à ne jamais s'épanouir, vouée à s'évanouir comme un pays mangé par des logiques implacables et plus grandes. L'amour colonisé par des fantômes.

Finalement, à se refuser l'un à l'autre, Wong Kar-wai livre une conception de l'amour sous forme de statuaire : un amour qui n’a jamais été consommé échappe à la corruption. Ce fantasme d’un amour digne, sans faute, né dans les cendres d’une trahison, qui refuse de reproduire l’infidélité, est tout shakespearien dans sa morale. Seul un amour avorté, non-né, non-déclaré, mort, est de droit voué à l'immémorialité. Un amour suspendu dans le temps, figé dans l’ambre. Car un amour qui ne commence jamais, ne finit pas non plus. Un amour qui se tait, ne se trahit pas. Il devient éternel. Et si l'on pleure, ce n'est pas sur ce qui a été perdu, mais sur la noblesse de ce qui n’aura pas été vécu – resté à l’état de possibilité, devenu hors-temps, comme le film se clôt sur ce lieu de pierre en ruines, à Angkor.

Ces ruines, pourtant, à la toute fin du film, dans ses derniers instants, dédisent tout ce qui préexistait. La lumière du cadre, le réalisme du lieu tranchent avec tout ce qui précédait. Ce n'était donc pas un rêve. Cet amour, avéré ou non, a bien existé. Il demeurera à l'état de trace. La ruine d'Angkor devient le témoignage comme l'hommage fait à la relation de Su et Chow. Son écroulement manifeste : il révèle et accomplit la dégénérescence, par l’effet du temps, mais qui n’est plus alors pure destruction : au contraire, quelque chose est engendré et créé par les ruines d'Angkor. Chow y confie son secret à un mur, puis le recouvre de terre. Le deuil de son histoire avec Su devient aussitôt transmission. À confier son histoire à l’oubli, soit pour qu’elle ne le dévore plus, soit pour qu’elle survive ailleurs, autrement, cet amour non vécu a donc bien vécu : il a une histoire ; vieillira comme accompagnera ces pierres ; s’abîmera par érosion du temps.

Par ce dépôt, Chow comme Su attestent du souvenir de cet amour dont sont porteuses les ruines. Elle les accomplit comme lieu de mémoire. La ruine n'est pas un monde de débris, mais le vestige de leur amour. Non pas désordre inerte et statique mais géométrie naissante et toujours renaissante. Non pas résidu d’un édifice sociétal originel mais passé qui se fait présent. Ce qui est engendré par la dégénérescence n’est rien d’autre que la fuite du temps, dont la longueur de certains plans dans In the Mood for Love est l’indication, qui constitue la mémoire in situ d’un amour donné, ici et maintenant, en 1962, celle de Su et Chow. La ruine d'Angkor devient finalement le témoin qu'ils ont souffert souvent, se sont trompés sans doute, mais ont aimé. Ils n'ont pas été ces êtres factices dont parle Musset, crées par leur orgueil et leur ennui. Ce sont eux qui ont vécu. Leur amour ne sera pas sans postérité.

En ces derniers instants, In the Mood for Love dit alors tout autre chose que tout ce qu'il semblait annoncer. Il renverse sa perspective. Les ruines disent comme L'Amok de Stefan Zweig que Su et Chow n'ont pas à avoir honte de l'ombre qu'a dessiné la peine autour d'eux. Leur passion non dite à trouver son abîme – ce trou, ce creux, par où passe tout leur amour dans cet interstice. Elles nous disent, finalement, que seule la passion qui a trouvé son abîme sait embrasser l'être jusqu'au fond. À celui-là seul qui sait se perdre tout entier l'amour sera donné. Au lieu seul où agit ce secret, commencera aussi la vie.


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