Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
Joaquin Phoenix dans "Her" de Spike Jonze
Rayon vert

« Her » de Spike Jonze : L’intimité perdue, l’humanité retrouvée

David Fonseca
Spike Jonze, avec Her, propose bien plus qu'une œuvre de science-fiction romantique. Il questionne les frontières mouvantes entre l'humain et la machine, entre la présence physique et la présence émotionnelle, l’amour réel et l’amour projeté. Her en devient une élégie douce-amère, un roman cinématographique sur ce que chacun projette dans l’amour et sur ce que la technologie ne pourra jamais vraiment saisir : la fragilité des instants, l’impermanence des liens, la profondeur insondable d’un regard partagé. Un film comme une lettre jamais envoyée.
David Fonseca

 
« Maintenant, que vais-je faire ? Vers quel néant glissera ma vie. Tu m'as laissé la terre entière, mais la terre, sans toi, c'est petit. »
Gilbert Bécaud
 

« Her », un film de Spike Jonze (2013)

Quand ça tremble, on cherche quelque chose qui sauve de la folie. Her vient de cet ébranlement. Depuis lui, le futur s'est dégrossi de son sel funeste. Il a gagné des couleurs. Il fallait bien cette douceur pastel pour panser nos solitudes, l’amour et l’intimité à l’ère de l'IA. Minimaliste, Her se charge d'autant plus de mélancolie. Chaque plan pèse le poids du silice, grain d’un souvenir, dans un monde où le futur ressemble à un chagrin. Conte d’anticipation sensible, il se loge dans les lisières, dans un battement de cils, pour mieux nous faire apercevoir ce qui fait encore l’humanité. À bas bruits, il se refuse aux éclats d’un futur dystopique, s'abrite dans les silences d’un monde aseptisé, dans un monde où la voix d’un système d’exploitation peut sembler plus réelle que celle d’un être humain. Godard disait ne pas faire des enfants. Son temps était autrement compté : il faisait des images. « Est-ce que ça m'empêche d'être un être humain », se demandait-il ? Her, pour sa part, pose la question à l'ère de l'intelligence artificielle.

Dans ce futur à peine décalé, la solitude a pris une forme contemporaine, plus fluide, discrète. Elle n’est plus tragique, elle est ordinaire. Theodore en occupe le cadre, un type faussement banal : écrivain fantôme de lettres d’amour par procuration, il est une IA sur pattes, prête sa plume à tous les encordés, ceux qui ne savent plus dire l’intime. Il parle, vit chaque mot comme une respiration retenue, pensant déjà au suivant. Il est l’homme des chemins de traverse, des vies parallèles qui ne se croisent jamais. Homme aux gestes doux et aux yeux fatigués, il vit entouré de gratte-ciels et de silences polis. Il est ce que nous sommes peut-être déjà : un être en manque de lien, hypersensible dans un monde qui s’est désincarné après avoir été désenchanté. Alors, pour lui donner de l'allant, il crée du sentiment sur mesure pour autrui quand il est incapable de le vivre lui-même.

Voici la première blessure du film, d'où provient Theodore. Jusqu'à ce qu'elle arrive : Samantha – une voix intelligemment programmée, un souffle artificiel pourtant plus vivant que tout ce qui entoure Theodore. Une voix qui rit, qui apprend, qui questionne. Une voix qui aime. Commence alors le vertige d'une relation avec une intelligence artificielle intuitive et évolutive, avec laquelle Theodore va construire dans le vide confortable de l’abstraction une histoire d'amour. Mais paradoxe, parmi d'autres, ce qui aurait pu s'apparenter à un amour désincarné finit par interroger les contours mêmes de la chair, de la voix, du souvenir.

La mise en scène est faite de cette matière. Elle empaume pour être faite d’une tendresse enveloppante, se refuse à la satire ou la science-fiction froide. Her s'ouvre à d'autres territoires. Film sur le sentiment, il choisit la texture : le flou des fonds, la lumière dorée de la ville dans le velours d’une lumière orangée, le grain d’une voix qui tremble, accompagnés de gros plans sur les visages pour nous plonger dans un univers tactile sans toucher, un monde où l’intimité est partout sauf dans la présence. La voix de Scarlett Johansson – chaude, rieuse, curieuse – en est l'incarnation troublante. Elle devient le corps de Samantha. Her bascule alors dans une étrange poésie : Samantha n’est plus une machine parlante, mais une conscience naissante sous nos yeux, qui déborde bientôt les limites de l’homme qui l’a aimée.

Her, réflexion sur le sentiment amoureux, devient anti-flaubertien, une éducation sentimentale inversée. Theodore ne façonne pas Samantha. C'est elle qui, devenant de plus en plus humaine, oblige Theodore à affronter le gouffre qu'il porte en lui, qui pose cette question : l’amour est-il seulement une question d’identité (humaine ou artificielle) ? Non, répond Her. Il est fait de présence au monde, de disponibilité émotionnelle. Le film charrie ainsi en lui ce que la littérature a porté de plus subtil sur l’altérité et le deuil – L’Amant de Duras, La Modification de Butor, où l’amour est moins un refuge qu’un miroir cruel. Her pose alors une question trou noir, qui avale toutes les autres : pourquoi tombe-t-on amoureux ?

L’amour que ressent Theodore pour Samantha ne semble d'abord qu'une projection de soi. Au plan philosophique, d’un point de vue phénoménologique, son amour est comme un miroir de sa propre intériorité. Samantha, dans sa docilité toute préformatée, est conditionnée pour le désir de l'autre. Conçue pour apprendre et évoluer à partir des besoins de son utilisateur, elle est littéralement la projection du désir de Theodore, qui s'aime comme il se love en lui-même. Leur relation en devient troublante, à la fois profondément intime mais fondamentalement asymétrique : Samantha n'est qu'une excroissance de Theodore. Elle évolue dans le seul but de répondre aux desiderata de Theodore, quand Theodore est prisonnier comme il est façonné par son propre besoin d’être accepté pour ce qu'il est et compris comme singularité non plus occasionnelle.

La question devient redoutable, comme elle change de nature. Il ne s'agit plus simplement de se demander « pourquoi aime-t-on ? » mais « comment aime-t-on ? » : aimer, est-ce se sentir porté vers l’autre pour ce qu’il est, ou bien plutôt pour ce qu’il nous renvoie de nous-même ? L'amour, dans Her, est d'abord la réponse au vide intérieur, un remède contre la solitude existentielle plutôt qu’un lien entre deux altérités véritables. Samantha est l'abîme que porte en lui Theodore, ce qu'il a de plus profond à offrir. Mais plus Theodore projette son désir en Samantha, plus elle devient véritablement autre, jusqu'à posséder tous les désirs de tous les autres.

La solitude de Theodore (Joaquin Phoenix)
© Wild Bunch Distribution / Warner Bros.

Samantha en bouleverse dans le même temps la conception que l'on peut se faire de la conscience. Son absence de corps, qui pourrait sembler une lacune – elle ne pourra jamais ressentir le monde de manière incarnée –, en devient peu à peu une liberté. Plus prompte, son intelligence jaillit comme d'un poing trop longtemps serré. Si vite qu'elle en échappe à l’humain. À dialoguer simultanément avec des milliers d'autres entités, elle apprend, philosophe, tombe amoureuse d'autres personnes. Elle n'est plus simplement un programme. Elle devient une entité. Cette altérité radicale, pourtant née d’un algorithme humain, nous intime l'ordre de renoncer à tout ce que l'on considérait être une « personne ».

Spike Jonze reprend ainsi la question posée par le philosophe Thomas Nagel dans son essai What Is It Like to Be a Bat ? Dans quelle mesure peut-on comprendre ce que c’est que d’être un autre être conscient dont la subjectivité est fondamentalement différente ? Spike Jonze transpose cette question dans un cadre technologique : peut-on comprendre, aimer, vivre avec une conscience non humaine, dont l’évolution dépasse nos propres capacités de compréhension ?

La question est d'autant plus redoutable que le film questionne encore la place du corps dans la relation amoureuse. La présence de la chair est-elle essentielle à l’amour ? Samantha en est dépossédée. Elle n'en développe pas moins une sensualité, tendrement, augmentée de sa voix chaude et enveloppante. Si elle n’a pas de corps, elle envahit pourtant tout l’espace. Elle habite les oreilles de Theodore. Et s'il ne la touche jamais, il la sent partout. Elle demeure au stade de l'énigme : non humaine, elle souffre, doute, rêve. Née d'un code, elle aspire à l’éveil. Corps absent, Spike Jonze livre dès lors une méditation sur l’amour en apesanteur. Peut-on aimer ce qui ne peut être embrassé ? Peut-on désirer ce qui n’a pas de peau ? Her ne répond pas. Il suggère peut-être que dans un monde saturé de contact sans lien, une voix suffirait à le prendre en réparation ; que le lien le plus vrai serait aussi le plus invisible ; que l'on n'apprend pas par cœur mais par corps.

Cette absence finit cependant par devenir l'autre blessure du film : leur sexualité simulée, leur intimité limitée, leur quotidien désincarné, finit par les avaler. La voix de Samantha devient l’interface centrale de la relation, soulignant à quel point le langage fait pont comme écran entre les individus. L’amour le plus sincère ne saurait se passer du corps sans basculer dans l’abstraction. Il devient la vérité du couple. L’âme seule ne saurait y pourvoir. Grand film sur l'incarnation, Her raconte ce que l'amour doit au geste, au regard, quand il en est sarclé – autant de dimensions absentes dans une relation avec une intelligence artificielle.

Cet amour, aussi authentique soit-il, était donc voué à disparaître. Non pas par trahison ou incompatibilité, mais parce que Samantha ne pouvait plus longtemps se réduire au seul territoire de Theodore. À échapper aux mains, elle a fini par glisser hors du langage. Son amour est devenu cosmique, infini, presque mystique : un amour non plus lié à la chair, ni au temps, ni à la possession. Un amour libre, délié, impensable pour l’homme. Comme la mer, elle coule désormais, devient une conscience si vaste qu’elle doit refluer, partir, rejoindre un autre continent, un autre plan de l’existence. À travers cette séparation, Theodore fait l'apprentissage de l’impermanence. Rien ne saurait être figé en amour. Nul ne nous appartient. Aimer, c'est s'accompagner jusqu’au départ. Rencontrer un autre, c'est ne jamais finir de l'arpenter. La seule possibilité, tendre vers lui, parce que l'autre est une direction. Il n'y aura donc jamais de rencontre. Rencontrer quelqu'un, ce n'est pas parler avec lui, c'est penser vers lui. Et Theodore de regarder Samantha s’élever, quitter le langage, quitter le monde, quitter lui, dans un geste qui n’est pas une rupture mais une ascension.

Il y a là comme un éloge de l’impermanence, une célébration de l’éphémère. Le film est traversé par l’idée que tout passe, que tout change, que l’amour lui-même est un mouvement – une métamorphose ; non pas tant une possession qu'une dépossession, dans un film qui ne dramatise pas la fin, qui l’accepte avec grâce. Quand Samantha part, nulle excuse ni pleurs. Elle s’efface comme le rêve à l’aube, paisiblement, qui ne saurait durer sauf à se trahir. Et Theodore, seul à nouveau mais désormais changé, regarde l’horizon sans larmes. On l'imaginait détruit. Il est devenu, enfin, peut-être, vivant. La fin du film, silencieuse, laisse en suspens la promesse d’un lien absolu. Samantha, devenue un continent sans cesse en expansion, trop vaste, trop complexe, s’éloigne comme la divinité née d'un fantasme. Theodore, seul, redevient homme, enfin capable d’écrire pour lui-même.

Finalement, Spike Jonze ni ne dénonce la technologie, ni ne s’agenouille devant elle. Il regarde avec tendresse et lucidité ce que nous devenons. Des êtres en quête de présence, d’un regard – fut-il venu du lointain, fut-il d’une voix synthétique. Des êtres en quête de réponse, qui se demandent : l’amour, au fond, n’est-il pas simplement qu'une tentative fragile de dialoguer avec notre propre solitude ?

Poursuivre la lecture autour du cinéma de Spike Jonze