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Haramiste-Desrosieres-2014
Critique

« Haramiste » : Portrait du cinéaste en jeune fille

Maël Mubalegh
Avec Haramiste, Antoine Desrosières a choisi d'arpenter le chemin tortueux d'un certain cinéma de la cruauté : comme une gigantesque machination théâtrale, comme un complot libidinal de tous les instants...
Maël Mubalegh

« Haramiste », un film d'Antoine Desrosières (2014)

Voilées, emmitouflées dans d'ingrats vêtements d'hiver et couvrant elles-mêmes le bruit de la rue de leurs piaillements d'adolescentes, c'est ainsi qu'apparaissent à l'écran les deux sœurs d'Haramiste (2014), moyen-métrage qui signe le retour d'Antoine Desrosières au grand écran. Rim (Inas Chanti), la grande sœur, est en train de sermonner sa cadette Yasmina (Souad Arsane), sur le point d'aborder un garçon qui lui a tapé dans l'œil. Le naturalisme grisâtre du "film français de banlieue" se trouve d'emblée ébranlé par la nymphomanie purement logorrhéique des jeunes filles (il est question, entre autres, de préservatifs et de godemichés vibromasseurs), qui semble ouvrir une piste sadienne : Rim et Yasmina, en lieu et place de Juliette et Justine, sont en effet déjà au cœur d'une fiction badine de la sexualité et de la perversion, qui ne passe que par le langage. La mise en scène de Desrosières épouse complètement l'attitude des personnages, l'image étant considérée comme un matériau meuble, un support malléable sur lequel on pourrait consigner pensées et bons mots. Ainsi, au milieu de la conversation animée entre Rim et Yasmina, cette dernière expose à son interlocutrice sa stratégie de séduction, on ne peut plus simple : il s'agit de faire languir la proie jusqu'au moment où elle n’aura plus d'autre alternative que de trahir ses sentiments, ici sous la forme d'un texto laconique ("Bonne nuit

Ce message qui s'écrit progressivement à l'écran, parce qu'il s'inscrit sur le corps même de l'image, rappelle le geste inauguré par Von Trier avec Nymphomaniac, notamment dans cette scène où, alors que Joe raconte son dépucelage à Seligman, le décompte des pénétrations s'imprime sur les images de ces dernières. Comme dans le film-fleuve du cinéaste danois, Antoine Desrosières semble tenter avec Haramiste de creuser une esthétique singulière, qui l'amènerait à contempler la vitalité de la jeunesse avec une forme de sophistication précieuse, héritée de l'humanisme du XVIIIème siècle.

Souad Arsane dans Haramiste d'Antoine Desrosières

C'est précisément dans cette voie, de façon tout à fait logique et néanmoins surprenante, que s'engage ensuite Antoine Desrosières : Yasmina et Rim ayant ôté leur voile, chacune peut libérer son épaisse chevelure, et les deux comparses se chamaillent devant la caméra, entre minauderies enfantines et instants d'animosité sororale. Ce bouleversement assez brutal nous fait donc considérer autrement le premier plan du film, qui gênait déjà l'appréhension des personnages par la contradiction qu'il semblait présenter entre leur tenue vestimentaire et la teneur de leurs échanges. Ce premier plan n'était peut-être qu'un leurre, et c'est bien ce dont il semble être avant tout question dans Haramiste : le film n'aura de cesse d'explorer la tension entre la substance incertaine du discours amoureux et les mille oripeaux rhétoriques dont il se farde. L'économie de la réalisation d'Haramiste (une majorité de plans fixes, en intérieurs, avec les deux actrices comme seules présences) semble dès lors se mettre au diapason du cheminement sentimental des jeunes filles : leur chambre figure une scène de théâtre des plus confinées, où elles s'approprient la mise en scène du film, n'acceptant la réalité de leur quête sexuelle qu'après en avoir disséminé elles-mêmes les signes, au moyen d'un codage esthétique, lequel passe essentiellement par la maîtrise du cadre. Ainsi, dans une scène où Rim s'apprête à avoir son premier rendez-vous par webcam avec l'avocat qu'elle a séduit sur un site de rencontre, Antoine Desrosières matérialise simultanément la fabrique picturale et cinématographique du langage de la séduction, et son étrange pouvoir d'affabulation : Rim, tout apprêtée, est au premier plan, vêtue d'une robe bleue, face à son ordinateur. Elle entame la discussion avec l'avocat. Au second plan, Yasmine supporte tant bien que mal le poids d'un portrait de Yasser Arafat, personnalité dont Rim a tôt fait, et sans ciller, d'amoindrir l'aura politique. Alors que nous voyons le déploiement par les deux sœurs de leur artifice sommaire, le resserrement dramatique qui s'opère dans le champ/contrechamp entre Rim et l'image de l'avocat paraît saisir sur le vif la production d'un discours amoureux opératoire (l'avocat tombe bien vite sous le charme de Rim), à travers les propos que la jeune fille improvise pour se donner de l'importance.

"Des fois, il faut savoir être cruel dans la vie" : sortie comme en passant de la bouche d'une Chiara Mastroianni débutante dans À la belle étoile, le premier long-métrage d'Antoine Desrosières (1993), cette expression ne semblait alors qu'une timide virtualité éthique, dont le cinéaste se plaisait à souligner la tragique platitude en filmant Mastroianni assise dans un wagon, pensive, la main lâchement posée sur la tempe, figurant la quintessence stéréotypique de la jeune fille. Dans Haramiste, le visage des jeunes filles en fleurs s'est assombri, et la réplique a priori anodine de Chiara Mastroianni semble avoir pris valeur de manifeste. Antoine Desrosières a en effet choisi d'arpenter avec ce moyen-métrage le chemin tortueux d'un certain cinéma de la cruauté. Sans verser dans la neutralité sordide du « cinéma-vérité », le réalisateur dépeint les transactions sentimentales comme elles pouvaient l'être chez le Rohmer des contes moraux (Le Genou de Claire, pour ne citer que celui-là) : comme une gigantesque machination théâtrale, comme un complot libidinal de tous les instants.(1)

Poursuivre la réflexion autour du cinéma de Antoine Desrosières

Interview du réalisateur à l'occasion de la sortie de Haramiste : « Le Temps de l'Aventure : Entretien avec Antoine Desrosières »

Fiche Technique

Réalisation
Antoine Desrosières

Scénario
Souad Archane, Inas Chanti, Antoine Desrosières, Anne-Sophie Nanki

Acteurs
Souad Archane, Inas Chanti

Durée
40 min

Genre
Comédie

Date de sortie
2015

Notes[+]