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Une scène de bataille dans Gangs of New York
Esthétique

« Gangs of New York » de Martin Scorsese : La vengeance aux deux visages

David Fonseca
Opération au coup de poing américain. Martin Scorsese refait la gueule de l'Amérique dans Gangs of New York. La vengeance y devient fondatrice d'un ordre démocratique nouveau, jamais pour le meilleur, toujours pour le pire. La porte du paradis vouée aux gémonies.
David Fonseca

« Gangs of New York », un film de Martin Scorsese (2002)

Gangs of New York cogne. Estomaque l'Amérique. Débarrasse tout un monde : il poubelle l'american dream. Une opération coup de poing. Déjà, avec Les Affranchis et Casino, Scorsese désamorçait la criminalité de son italianalité pour mettre en lumière les mécanismes du crime organisé. Ce changement défaisait alors les grilles de lecture trop faciles, en négligeant certains apports, auxquels Gangs of New York apportera sa singularité. Ainsi, selon la critique, quelques films auraient suffi à établir une vision du monde scorsesien, au moment de la sortie en salles de Gangs of New York, et sous réserve des films à venir. D'une part, l'Italo-Américain vivrait un conflit intérieur entre son héritage catholique italien (centré sur la virginité, le péché et la culpabilité) et les valeurs de l'american way of life (laxisme, liberté sexuelle, individualisme) : What's Knocking at my Door ?, Mean Streets, Italianamerica, American Boy : A Profile of Steve Price, Raging Bull. D'autre part, certains êtres, pas nécessairement italo-américains, auraient pour charge de sauver le monde : Taxi Driver, La Dernière Tentation du Christ, Kundun, À tombeau ouvert ; ou se rédimer : La Couleur de l'argent, Raging Bull.

Gangs of New-York, de ce point de vue, au moment de sa sortie en salles, semble alors être le dernier terme d'une trilogie des films de gangsters, avec Les Affranchis et Casino (Les Infiltrés, ou encore The Irishman sortiront bien plus tard). Il produit cependant quelques inflexions notables pour amorcer peut-être, plutôt, un triptyque avec les derniers films de Scorsese, The Irishman et Killers of the Flower Moon, qui bourradent à nouveau l'Amérique(1). Si violenter l'Amérique parcourt en effet toute l’œuvre du cinéaste (par exemple encore dans Shutter Island, Le Loup de Wall Street, le premier épisode de Boardwalk Empire), sur le plan de la mise en scène s'amorce cependant un nouveau traitement qui inaugure une autre vision de l'Amérique.

Dans Gangs of New York, effet notable, nul Italo-Américain, puisque le film se situe avant l'arrivée massive d'Italiens sur le sol américain. Mais, a priori, première lecture, c'est surtout l'absence des problèmes de conscience causés par le catholicisme qui semblerait éloigner cette apparente trilogie de films de gangsters du reste de la filmographie de Scorsese. Il n'y a en effet aucune quête de rédemption, aucune notion de péché, aucun symbolisme expiatoire. Comme le précisera Scorsese à propos des Affranchis, une remarque qui vaudrait pour les deux autres films : « La conscience, ça ne les dérange pas »(2). Ainsi, au sortir du pensionnat, à la garde de qui il a été confié après la mort de son père, Amsterdam (Leonardo DiCaprio), après avoir reçu les conseils d'un prêtre sur la conduite à tenir (ne pas chercher à se venger : « Le seigneur t'a donné, à ton tour maintenant de pardonner »), il jette la Bible que ce dernier venait de lui confier. Le projet scorsesien semble alors différent. Il s'agit de mettre l'accent sur les liens existant entre l'idéologie des gangsters et les structures économiques, politiques et sociales des États-Unis. Selon lui, le crime organisé « est une distorsion du rêve américain pour lequel tout est possible »(3).

Établir des liens entre gangstérisme et société américaine est relativement courant chez certains historiens et intellectuels. Nombre d'entre eux ont dénoncé, à partir des années 70, la thèse du caractère exogène de la criminalité et de la violence défendue, depuis les années vingt, dans les écrits nativistes. Le cinéma de Scorsese partagerait dès lors cette lecture avec un public plus large que celui au fait des dernières recherches historiographiques. En mettant en scène des individus trouvant normal de vivre dans de telles conditions, il accréditerait en la rendant concrète l'idée que le mode de vie mafieux serait en parfaite congruence avec les principes de la société américaine. Leur non-prise de conscience en serait l'un des symptômes les plus évidents.

Cette assimilation du gangstérisme à l'américanité est proclamée avec le plus de force dans Casino. Le héros, Sam, travaille pour la Mafia, mais dans la « légalité », puisqu'il dirige un casino de Las Vegas, le Tangiers. La notion de « légalité » est à manier avec précaution sans doute car il ne dirige pas officiellement le casino, son casier judiciaire ayant perdu sa virginité. La Mafia, qui possède le casino, grâce aux fonds de pension du tout puissant syndicat des camionneurs (Teamsters), l'a placé à ce poste pour augmenter les bénéfices sur lesquels elle prélève « la dîme ». Tout cela à la barbe du percepteur, dit Nicky Santoro (Joe Pesci). Montrer ce mécanisme était d'ailleurs l'une des motivations principales de Scorsese à faire Casino. Il y a en effet dans les trois films de la trilogie un effort documentaire poussé au possible. Ainsi, pour parvenir à faire revivre l'époque de Gangs of New York, les membres de l'équipe scorsesienne ont dû accomplir un travail documentaire sans précédent. Ils se sont aidés de 850 000 objets retrouvés lors de fouilles, exposés dans le World Trade Center, disparus depuis le 11 septembre 2001.

Il s'agit de montrer que la criminalité organisée de la Mafia est moins la réaction d'un groupe social marginalisé qu'une tentative d'adaptation sociale des membres d'une minorité ethnique, ce qui est sans doute bien plus déplaisant à recevoir comme information pour un WASP. Là encore, Gangs of New York va jouer le rôle de révélateur des deux autres films de la trilogie sur les gangsters. Le sujet principal en est le rejet que les natifs (anglo-saxons de souche, incarnés par la bande de Bill le Boucher, les Native, interprété par Daniel Day-Lewis, incroyable dans son rôle) font des ethnies nouvellement débarquées aux États-Unis, « des hordes étrangères qui souillent notre pays », selon Bill. De la sorte, le racisme présent dans les deux autres films de la trilogie pourrait être réévalué autrement.

À cet égard, si Scorsese n'est pas familier des travaux de Norbert Elias, ceux des années 50, relatés dans Logiques de l'exclusion(4), qui éclaire sous un nouveau jour le concept de racisme, il n'en expose pas moins les principes cinématographiquement. À partir d'une enquête sur les logiques d'exclusion mises en place par les primo-arrivants à l'égard de ceux nouvellement logés dans une banlieue britannique, Elias montre comment se met en place un racisme sans race, sans problème économique, qui rebat les cartes. Tout comme dans Gangs of New York, dans cette petite banlieue anglaise, les tensions sont nombreuses entre « anciens » et « nouveaux » habitants, que les premiers considèrent comme des « étrangers », ne partageant ni leurs valeurs ni leur mode de vie (quand ils sont eux-mêmes d'origine britannique). Une violence symbolique et physique se met alors en place. Ils les écartent des lieux de vie, des centres de décision, des clubs, des églises afin de les maintenir en permanence en périphérie afin de conserver leur leadership autant que leur préséance. Une mise à l'écart perdurant sur plusieurs générations, maintenue par des commérages et rumeurs. Or, nul « racisme » ici au sens propre, nulle menace de chômage à cette époque. Ce refus de la relation à l'autre, tout comme dans le film de Scorsese, trouve son explication ailleurs, dans un contexte plus large de rapport au pouvoir et aux stratégies qu'il convient de mettre en place pour en conserver la maîtrise. Le groupe dominant (le premier installé dans le quartier) entend perpétuer par tous les moyens possibles sa domination, tout en renforçant sa cohésion, en excluant les « marginaux », au sens où il sont arrivés en marge des autres, après eux. De sorte que du côté des exclus, sachant qu'ils indisposaient ceux qui les traitaient en parias, ils vont trouver là une incitation supplémentaire à se méconduire.

Ce que ruade Gangs of New York : ce ne sont pas seulement les ethnies italiennes et juives qui font preuve de rejet mutuel (comme dans Casino), c'est l'Amérique entière qui se grabuge. En somme, le film offre une explication aux deux autres volets. Pourquoi y a-t-il des gangsters, de la violence, du racisme ? Parce que structurellement, et non pas conjoncturellement, les États-Unis se sont formés par l'entremise de strates d'ethnies différentes qui ont été rejetées, combattues, méprisées par les natifs, qui n'ont réussi à survivre que repliées sur elles-mêmes, baignées de mépris pour l'autre. C'est un pays qui s'est constitué dans la violence, à partir, successivement, d'un génocide (celui des Indiens, dont le sang est versé autrement dans Killers of the Flower Moon), d'une guerre civile (Sécession), de lynchages racistes. Or, ce que montre Gangs of New York est que ce racisme n'était pas simplement l'apanage des États racistes du Sud, mais aussi de New-York-la-libérale, y compris dans les quartiers populaires. Les classes favorisées, qui, non seulement ne participent pas aux lynchages des Noirs mais sont aussi victimes des émeutes entre bandes rivales que filme Scorsese, n'échappent pas également à la représentation impartiale du cinéaste. Leur part de responsabilité dans les massacres de 1863 que met en scène Scorsese (plus de 1200 morts) est mise en lumière. En créant l'exemption militaire pour les plus riches (300 dollars pour se faire exempter), les politiciens ne pouvaient qu'aviver la rage des pauvres qui devaient aller mourir à la guerre pour, leur disait-on, que cessât l'esclavage des Noirs. D'autre part, en accordant une grande importance au personnage de Boss Tweed (Jim Broadbent), le film fait apparaître la corruption du système politique américain. Fort du soutien du Parti démocrate new-yorkais, il s'assure le pouvoir en faisant voter pour lui les pauvres et immigrants fraîchement arrivés (15 000 Irlandais débarquaient chaque semaine à New York). Ce vote est obtenu grâce au soutien musclé des membres de la pègre. Cette corruption de Tammany Hall, les émeutes, étaient bien connus des historiens, mais n'avait jamais été mis en images.

Sur le plan de la mise en scène, chacun des films de la trilogie comprend un travelling magistral, contrepartie formelle du discours scorsesien. Ce « travelling somme » exprime l'idée fondamentale, par exemple dans Les Affranchis, que « le gangstérisme offre une version accélérée et illégale du rêve américain »(5), qui se traduit par un travelling de trois minutes, plan-séquence de caméra portée. Dans Casino, ce qui intéressait encore Scorsese était de savoir « comment les gangsters font sortir l'argent ». Ce circuit est visualisé en un seul plan, un travelling de 1 minutes 48 secondes. Le travelling somme de Gangs of NewYork est le mouvement d'appareil évoquant la violence de l'État. En un seul mouvement d'appareil, d'une complexité d'autant plus remarquable que ce film en est plutôt avare, comparé aux deux autres volets, Scorsese montre comment le trop gourmand gouvernement américain consomme de la chair fraîche : les émigrés irlandais, à leur descente de bateau, sont, après enregistrement, déclarés citoyens américains, enrôlés dans l'armée nordiste, habillés, armés, équipés et embarqués sur la bateau même d'où sont débarqués les cercueils des soldats précédemment enrôlés à New York et tués dans les combats contre les Sudistes. En réunissant ces actions en un seul mouvement, Scorsese permet de visualiser la violence comme le travail de la machine étatique. Il fait passer un concept (celui du monopole de la violence légitime) au stade de percept.

Daniel Day-Lewis au combat dans Gangs of New York
© Miramax Films

Sur le plan de la mise en scène, toutefois, Gangs of New York dénote. Les Affranchis et Casino sont en effet plus rapides. Les mouvements de caméra y sont en accélérés. Cela atteste de l'échec des héros respectifs des films. La cause de leur échec peut recevoir plusieurs explications (ego surdimensionné, cupidité). Mais quelle que soit cette explication, cette frénésie insatiable est au principe de la plupart des options de mise en scène de Scorsese. Les Affranchis est ainsi construit de telle manière qu'il donne le sentiment que le héros est pris dans ce mouvement en avant qui finit par devenir incontrôlable, un effet appuyé par une musique très rythmée, une rapidité d'élocution de la part de Ray Liotta narrateur. Un rythme qui sait combiner un simple travelling avant, arrière, latéral, plus rarement circulaire, tantôt un mouvement fort complexe de caméra portée, tantôt un plan en steadycam totalement en caméra subjective, tantôt le même plan en caméra subjective, qui se désolidarise ensuite du personnage. Or, cette virtuosité est abandonnée dans Gangs of New York. Ce dernier film présente au contraire une intrigue classique. On pourrait être tenté de dire que Scorsese a recours aux structures narratives complexes pour compenser un défaut d'intrigue. D'autres raisons peuvent être invoquées. Avec Gangs of New York, Scorsese vise le film épique (plus évident dans la version longue coupée par le boucher Weinstein). Gangs of New York devait être en quelque sorte son Heaven's Gate, qu'il réalisera peut-être avec Killers of the Flower Moon. Il voulait réaliser une œuvre narrant, à travers les démêlés de quelques personnages, l'histoire de son pays. « Je souhaitais retrouver le sens de l'épopée, l'esprit d'un cinéma américain en prise avec les grands bouleversements de l'histoire  »(6). Or, l'épopée et une trop grande complexité narrative ne font guère bon ménage. Cette même problématique se retrouvera dans The Irishman, comme Killers of the Flower Moon. Il s'y produit un effet de ralentissement, de sorte que l'on puisse finalement considérer Gangs of New York plutôt à l'amorce d'un nouveau territoire cinématographique que commence à explorer Scorsese. S'il y décélère son cinéma, ce rythme différent atteste d'un regard nouveau sur les Etats-Unis. Il s'y produit un voyage dans la mémoire de l'Amérique, une captation du temps pour signifier combien dans ce pays la mort y est au travail en permanence. Toute forme d'action n'y changerait rien. Elle lui serait consubstantielle. L'Amérique serait un pays de morts-vivants.

Dès lors, dans Gangs of New York, quitte à avoir une intrigue, Scorsese a alors puisé dans son aspect le plus classique, hamletien (Shakespeare est par ailleurs évoqué dans le film par l'un des personnages), la vengeance filiale, après que le père du héros, Amsterdam, se soit fait tuer par Bill le Boucher. Scorsese, à l'aide de ses scénaristes, a simplement resserré le nœud œdipien en insérant une histoire d'amour entre Amsterdam et une femme (Jenny/Cameron Diaz). Cette histoire de vengeance, secondaire dans le film, ne laisse pas cependant Scorsese indifférent. L'homme mûr qui prend sous sa protection un fils de substitution, lorsque Amsterdam se retrouve « sous l'aile du dragon » Bill le Boucher, en fait l'éducation avant d'entrer en lutte avec lui est exactement le schéma narratif de La Couleur de l'argent.

Mais l'essentiel est ailleurs. D'un point de vue thématique, le film en revient au court-métrage inaugural du cinéma de Scorsese, The Big Shave (Le Grand rasage), de 1967, où un homme, dans une salle de bain immaculée, se rase jusqu'à s'écorcher vif. Cette circulation du sang par la lame, expression de l'histoire des États-Unis, se perpétue dans Gangs of New York. Dans une scène introductive, le jeune Amsterdam regarde son père se raser à la lame, qui lui dit : « Non mon fils, jamais, le sang ne doit rester sur la lame, un jour tu comprendras ». Cette sentence ouvre la grande scène de combat du film, qui l'étouffe sur certains aspects aussi, entre le clan du père d'Amsterdam, les Dead Rabbits, et celui des Native, sur fond neigeux rappelant le blanc du lavabo comme de la salle de bain du Grand rasage, dont le sang continue de circuler dans Killers of the Flower Moon, à propos de celui des Indiens. Cette scène, que regarde en surplomb Amsterdam, est aussi un motif de renvoi à Mean Streets, lorsque le jeune Scorsese regardait depuis sa fenêtre les gangsters de son quartier, se demandant s'il deviendrait prêtre ou l'un des leurs.

Au fond, Scorsese n'a pas choisi. Quand bien même ses personnages ne semblent pas avoir de problème de conscience sur le plan religieux, Scorsese opère en sous-main un travail de brigandage qui s'apparente à une opération de sécularisation de la démocratie américaine, en un sens particulier. Scorsese a un message à délivrer, qui n'est certes pas de type messianique mais qui porte en lui une certaine conception de la sécularisation, qui emporte des conséquences sur sa vision de l'Amérique démocratique.

Fondamentalement, la sécularisation signifie trois choses : soit la réalisation des promesses de la religion (judéo-chrétienne) ici-bas ; soit le retrait de la religion et, historiquement, la reconstruction des institutions sur une base rationnelle – et de ce point de vue l’époque moderne se comprendrait comme époque d’une nouveauté sans précédent, au sens littéral ; soit enfin un transfert dans le champ du politique, parfois inaperçu par les acteurs, de contenus, de schèmes et de modèles élaborés dans le champ théologique. Ces trois significations fondamentales correspondent à trois intentions intellectuelles très différentes : la première consiste à donner un sens à l’ensemble du processus historique, qui s’unifie à partir de l’histoire européenne ; la deuxième revient à conforter intellectuellement le désir moderne de l’autofondation et de la rupture à l’égard de tout ce qui précède ce monde dit moderne ; la troisième conteste l’intention d’émancipation moderne en prétendant inscrire l’histoire des hommes sous le signe d’une irréductible substance théologique présidant à l’histoire. Ces trois significations, et les intentions auxquelles elles renvoient, donnent la mesure de la complexité à saisir cette sécularisation. Il est sans doute aussi vain de penser l’histoire à partir d’une continuité sans faille qu’en fonction d’une rupture absolue. L’histoire est toujours composite : elle se renouvelle à partir de véritables nouveautés qui sont toujours cependant étroitement associées à des phénomènes de transfert de schèmes anciens. Cependant, chez Scorsese, du moins dans Gangs of New York, malgré l'apparente absence de prise de conscience religieuse des individus, on trouve bien une réflexion sur la sécularisation en tant qu’elle est affirmation d’un rapport indéfectible du religieux et du politique comme du droit, sur un plan très intéressant, celui de la vengeance.

Après la scène inauguralo-magistrale du film, une fois le père d'Amsterdam tué par Bill - ce qui est peu commenté, qui révèle pourtant la philosophie politique de Scorsese – , est que Bill en appelle désormais à la loi, sous sa forme juridique, à deux reprises : « On le confie à la loi [en parlant du jeune Amsterdam], qu'il ait une bonne éducation », puis, en ce qui concerne son père mort « Les lapins morts ont péri avec lui, je les déclare hors-la loi, désormais, plus personne ne devra prononcer leur nom ».

Or, ce qui est notable, est que ce rapport inaugural au droit, qui entend l'installer désormais sur des assises solides, a été précédé d'un appel lancé par Bill aux « antiques lois de la bataille, sur ce terrain d'élection, pour décider qui aura le contrôle exclusif » du quartier des Five Points. Quand il appelle ses adversaires « la nouvelle armée du pape, des femelles enragées », que son adversaire Daniel réclame les auspices du « Dieu chrétien », il lui oppose ainsi « le seul vrai Dieu ».

Ce moment du film montre combien le cinéma pense autrement et différemment le rapport que les institutions démocratiques entretiennent avec la violence, comment, au fond, la violence et la vengeance ne sont pas l'envers du droit, son autre, mais son nécessaire fondement. Le film semble le produit de cette Amérique dont Alexis de Tocqueville, au milieu du XIXe siècle, écrivait déjà, à propos des colons américains : « Derrière eux, ils n'apercevaient que l'immense océan qui les séparait du monde civilisé. Pour trouver un peu de paix et d'espoir, ils ne pouvaient tourner leurs regards qu'en haut. En Amérique, c'est la religion qui mène aux lumières ; c'est l'observance des lois divines qui mène à la liberté. » Or, si cette notion de vengeance s'élabore sur ce terreau que la civilisation, la philosophie morale a complètement condamné en pensant que c'est un sentiment, une passion tout à fait archaïque, la vertu du film de Scorsese est sûrement de replonger dans cet univers humain, trop humain qui, précisément, fait la civilisation des individus comme celles des États-Unis.

Toutefois, cette conception de la vengeance, chez Scorsese, diffère radicalement d'un autre cinéaste, celle de Clint Eastwood, par exemple, notamment dans Josey Wales Hors-la-loi, à travers le chemin de croix de Josey pour venger sa famille tuée par les Nordistes comme dans son personnage dans Dirty Harry. Contre une idée trop souvent répandue, Callahan comme Josey Wales tendent à montrer que la vengeance constituerait une progression dans l'institution de la justice, dans un contexte nord-américain : elle montrerait comment un individu, plutôt que de se déshumaniser à l’instant de se venger s'humaniserait, c’est-à-dire, avec Clint Eastwood, deviendrait un véritable Américain.

Le cinéma de Clint Eastwood irait ainsi à contre-courant. Il remonterait la pente, car tous les contempteurs de la vengeance la situent en permanence du côté obscur des comportements. Elle témoignerait d'une pratique rituelle archaïque et arbitraire. Elle renverrait à des temps obscurs où la violence primait le droit, que les principes de la justice comme institution auraient invalidé le long d'un processus de civilisation décrit, une nouvelle fois, par Norbert Elias(7). La vengeance, cette forme de justice privée qu'incarnerait Callahan, aurait précédé le droit, qu’il soit pénal ou civil. Or, celui-ci aurait dépassé celle-là en devenant un facteur raisonnable d’autorité politique et de concorde sociale. Selon cette conception, seule la loi pourrait mettre un terme à la violence, pour ne pas en être contaminée elle-même.

Le droit serait donc secrètement habité par des restes de vengeance, même si ces restes seraient recouverts par des procédures qui en dissimulerait la présence. La vengeance y est autant désir qu’exigence de justice. Il faut rappeler à ce propos que le mot vient du latin vindicare, qui signifie « réclamer justice », « faire valoir ses droits », le terme étant lui-même dérivé de vindex, lequel désignait dans la Rome antique une sorte de champion occupant la place de la victime, dont l’objet était de compenser l’outrage subi en obtenant des dédommagements financiers, voire de permettre l’exercice de représailles. Au Moyen Âge, la même logique s'imposera à travers le terme de vindicta, désignant un châtiment conçu dans l'ordre judiciaire(8). L'étymologie comme l'évolution de l'extension du mot témoigneraient donc que le droit n'exclut pas le désir de rétribution. Il l'aurait juridicisé. Il y aurait bien ce faisant une résurgence de la vengeance dans la justice, puisque toute sentence pénale, selon Paul Ricœur « consiste en une sorte de violence légale qui réplique, au terme d’un processus entier, à la violence primaire [et qu’en] ce sens, la punition en tant que peine rouvre la voie à l’esprit de vengeance »(9). La peine judiciaire serait en ce sens « une œuvre de vengeance »(10).

Ce travail du droit sur sa propre mémoire qu'opère le cinéma de Clint Eastwood, il en serait encore trouvé trace dans l’histoire du droit primitif, à travers la loi du Talion, apparue dans le code d’Hammourabi, comme une manière de rééquilibrer les vengeances démesurées en demandant à l’offensé d’infliger à son adversaire un préjudice proportionnel au préjudice subi. Le droit hébraïque en prendra la mesure dans la Bible : « Tu donneras vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, meurtrissure pour meurtrissure ». En vigueur dans la Grèce archaïque encore, le talion fut toutefois peu à peu remplacé, à Athènes comme plus tard dans la Rome républicaine, par des compensations pécuniaires souvent très élevées, soumises à l’acceptation des familles des victimes et censées réparer les torts, s'articulant sur la logique qu'on doit faire payer un crime, ce qu'a retenu le langage commun, que les anthropologues ont analysé dans la logique du don(11). Mais qu'elle soit physique ou pécuniaire, la vengeance ne serait pas l'autre du droit mais sa face cachée.

Toutefois, Gangs of New York infléchit cette histoire. Le film ne consiste pas simplement à vulgariser les travaux de l'historiographie contemporaine. Il n'en serait pas à la remorque, mais à la conduite. Il la précède et voit beaucoup plus loin qu'elle. Si dans Gangs of New York la vengeance n'est pas expurgée du droit, contre une idée trop répandue, elle n'est pas dans le même temps bien contrôlée par la société afin que la vindicte ne gagne pas l’ensemble du corps social. À celui qui la réclame, s'ouvre au contraire un processus interminable de représailles organisé autant par les individus que par l’État. Scorsese tend à montrer in fine que la démocratie n'est pas plus consubstantielle que la liberté aux États-Unis : dans Gangs of New York, c'est baïonnette à la main qu'on oblige les individus à aller voter. Les États-Unis, finalement : un beau cimetière avec chœurs en perspective sur lequel se termine le film, un rêve encharogné. Au pays de l'action, qui n'en manque pas dans le film, tout effort est alors un crime, parce que toute action est un rêve mort.

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