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Amer Hlehel et Ashraf Farah dans "Fièvre méditerranéenne"
Rayon vert

« Fièvre méditerranéenne » de Maha Haj : Palestine, le don de la mort par procuration

Des Nouvelles du Front cinématographique
Fièvre méditerranéenne est une comédie à pas feutrés dont le carburant est la dépression palestinienne. Avec l'arrivée d'un nouveau voisin, le désir revient mais si le désir tient de l'autre, la fiction qui s'en déduit a pour court-circuit la transmission d'une pulsion suicidaire, un don sans contre-don qui déchire le ventre. En se suicidant, le voisin se donne la mort à la place d'un autre. Le suicide par procuration, pour les Palestiniens d'Israël plus que jamais. Y a-t-il alors une autre place à donner à l'autre que celle d'une procuration suicidaire ?

L'État palestinien et l'état de son désir chez les Palestiniens

Dans Fièvre méditerranéenne, Walid est dépressif et il y a de quoi tant les raisons s'accumulent pour ne pas ne pas l'être. Il est d'abord un romancier sans roman, en panne d'inspiration dès son premier essai. Il est aussi un homme au foyer et les tâches domestiques, faire à manger, passer la serpillière, laver le linge et s'occuper des enfants, mettent à mal sa virilité d'homme méditerranéen. Il est enfin et surtout un Palestinien originaire de Haïfa qui souffre du trop grand écart entre son profond désir d'une Palestine réunifiée et les journaux télévisés martelant le contraire. Le vide de la dépression est celui des fictions imaginées et qui manquent d'advenir : le romancier reconnu, le paterfamilias respecté, le citoyen qui ne serait plus un « arabe israélien » mais l'habitant d'une Palestine d'avant 1948.

Le désir a déserté le malade victime de dépression, le grand vide du désir quand il est creusé par des fictions inaccessibles : la Palestine qui reste à venir. On pourrait évaluer la dépression palestinienne à l'état d'un désir diminué, évidé par la faible possibilité d'un État palestinien souverain et entier.

La dépression, une occupation qui s'ajoute à l'occupation

La dépression a de nombreuses sources qui passent également d'un corps à un autre. Ainsi, le fils de Walid souffre de maux de ventre à répétition. Le mal d'une « fièvre méditerranéenne » trouverait son foyer inconscient dans l'anxiété d'un collégien affrontant en cours de géographie un discours officiel qui dément brutalement celui de son père. Le démenti exercé par l'institution scolaire de l'État perçu comme occupant représente un désaveu symbolique pour l'autorité patriarcale, encore un. La dépression se comprend dès lors aussi comme une affaire de transmission et le legs paternel est celui d'une occupation psychique, le ventre du fils colonisé par l'esprit du père neurasthénique.

Fièvre méditerranéenne est pourtant une comédie à pas feutrés parce que son carburant est la dépression, la comédie du dépressif dont le désir des choses sublimes rend tout son environnement si peu désirable. Au mal doit alors répondre un remède. Il prend ici la figure d'un nouveau voisin, Jalal, qui s'installe en représentant une intrusion (ses chiens aboient, il met la musique à fond) avant que l'intrus ne passe du statut de parasite à celui de génie. Le génie saisi dans toute son ambivalence, chez qui ange et démon coïncident. Le génie ressaisi dans sa fonction de médiateur évanouissant comme de pharmakon, le remède coïncidant avec le poison. La comédie est une pharmacologie contre la dépression et les tragédies qui en représentent les obscures virtualités.

Le film de Maha Haj témoigne sûrement de quelques dettes accumulées auprès de ses prédécesseurs : Elia Suleiman (la comédie de voisinage raconte par la bande comment les violences se retournent entre Palestiniens dès lors que l'ennemi israélien est trop lointain pour être approché) et Raed Andoni (la dépression ajoute de l'occupation psychique à l'occupation politique, le vide ayant la double valeur comme l'ambivalence de montrer que le vide intérieur creusé par la colonisation est aussi celui qui le suspendrait). Fièvre méditerranéenne raconte cependant tout autre chose qui n'appartient qu'à son autrice. La comédie des petites rancœurs palestiniennes et des intrusions parasitaires débouche en effet sur l'autre comédie, à l'humour plus noir, des pulsions suicidaires et des passages à l'acte hypothétiques, avant un retournement tragique dont la portée vérifie la terrible portée allégorique d'une fable d'abord caractérisée par sa placidité et sa modestie.

L'autre par qui revient la fiction

On peut le dire de manière godardienne : Walid est dépressif car il souffre de manquer de fictions, grande fiction nationale et petite fiction romanesque, coincé dans un quotidien marqué par des obligations seulement documentaires, tâches domestiques et reportages télévisés. La fiction est un nom du désir et s'il revient, c'est dans la guise de l'autre. Le désir est toujours désir de l'autre, et la fiction aussi. Jalal sera l'homme par qui revient la fiction, petites fictions des dettes d'argent, des entourloupes et des combines qui sont déjà du romanesque. Walid sourit : il a trouvé son homme – l'autre étant celui par qui renouer avec son désir. Son sourire est beau. Il émeut aussi en laissant pourtant deviner une perversité larvée, déjà manifeste avec le rêve qui ouvre le film en montrant Walid insister pour reconnaître sa responsabilité dans la mort de sa voisine. La mort l'habite déjà en concernant la figure du voisin. Ce désir va se fixer ensuite sur un scénario absurde déjà développé par Aki Kaurismäki dans J'ai engagé un tueur (1990) : celui du tueur à gages embauché par un homme pour ne tuer personne d'autre que son contractant. Autrement dit un suicide par procuration.

Walid veut mourir, c'est la dernière logique, l'ultime volonté du dépressif. C'est pourquoi il demande à Jalal, le voisin intrusif rapidement identifié en l'autre capable de la transgression, de le tuer en faisant passer ce meurtre pour un accident involontaire de chasse. Et ce dernier pourrait bien accepter tant ses créanciers qui réclament leur dû montrent qu'ils peuvent s'en prendre à sa famille.

Amer Hlehel allongé dan "Fièvre méditerranéenne"
© Dulac Distribution

On se demande alors s'il n'y aurait pas un reproche à faire à Fièvre méditerranéenne dès lors qu'il referme la comédie des petites rancœurs palestiniennes et des suicides par procuration sur le drame puisque Jalal décide de retourner le fusil de chasse contre lui en préférant se tuer plutôt que d'abattre Walid. Mais c'est que le bon génie est aussi le mauvais, le génie qui répond au désir de son commanditaire en n'y répondant pas, le génie qui déçoit en accomplissant pourtant un désir plus secret que toute volonté affirmée. Car le suicide est encore une fiction pour Walid quand, pour Jalal, il est une possibilité qui attendait une occasion pour se réaliser. Le suicide de Jalal représente ainsi la réponse traumatique, c'est-à-dire réelle et excessive, au déséquilibre des fictions pour Walid.

Walid rêve de la grande Palestine en faisant de ce fantasme, qui est la chose sublime et inaccessible, le lit de sa dépression. Le voilà avec la responsabilité morale du suicide de son voisin qui jouait les optimistes, les jouisseurs et les cyniques en se disant immunisé contre toute utopie. L'autre par qui revient la fiction savait pourtant citer les poètes et il est aussi celui qui assume une pulsion de mort à la place de l'autre. La grande fiction du roman national partagé fait-elle défaut ? Le suicide accomplit alors qu'il y a du lien par défaut, l'autre qui se tue en se tuant alors à la place d'un autre.

Un suicide pour un autre

Jalal s'est donc suicidé à la place de Walid. Vient alors un grand moment élégiaque. Des plans de paysages vides se succèdent, vides de tout habitant. Avec le suicide de Jalal, c'est comme si toute la terre palestinienne s'était dépeuplée. Fièvre méditerranéenne est la comédie des dépressions palestiniennes qui enveloppe un noyau de tragédie et celle-ci a trait à la question du suicide en Palestine, en Israël comme dans les territoires occupés, question refoulée et mal évaluée, condamnée par le code pénal palestinien, la loi islamique comme aussi par la halakha, la loi juive (on ajoutera ici que le suicide est la première cause de mortalité dans l'armée israélienne).

La morale de la fable est terrible en étant la suivante : quand un Palestinien se suicide, c'est toujours à la place d'un autre, c'est toujours pour un autre, Jalal pour Walid. C'est aussi par le prisme de la pulsion de mort et sa circulation qu'il y a du collectif, qu'il y a un peuple palestinien : le peuple de ses morts avec ses paysages désertés. Dans cette perspective, le film de Maha Haj réussirait à démentir le constat philosophique adopté par Jacques Derrida pour qui la mort est un lieu marqué d'irremplaçabilité et d'unicité, celui où personne d'autre ne peut mourir à ma place. L'expérience avec la mort d'une singularité absolue comme de la responsabilité qui y est associée est encore celle d'une non substituabilité en relevant enfin du secret, celui d'un retrait devant l'autre(1).

Fièvre méditerranéenne aurait donc cette audace de considérer ainsi la question du suicide palestinien, certes comme une réalité surdéterminée par l'histoire d'Israël, mais surtout comme un terrible secret que se passent entre eux les Palestiniens qui s'en veulent aussi pour ne pas savoir que l'autre, le prochain, le voisin est le gardien secret d'une pulsion de mort commune. Les fictions contrariées de Walid, grandes (la grande Palestine) et moins grandes (le roman), auront ainsi été payées du prix d'un réel refoulé, d'abord dans le ventre de son fils, ensuite dans celui de Jalal.

Si le désir tient donc de l'autre, la fiction qui s'en déduit a pour court-circuit la transmission d'une pulsion suicidaire, un don sans contre-don. Un legs qui déchire le ventre. Un Palestinien se donne la mort en la prenant à l'autre. On ne se suiciderait qu'à la place d'un autre, et en Palestine plus que jamais. Y aurait-il alors une autre place à donner à l'autre que celle d'une procuration suicidaire ?

La mort de l'autre et y reconnaître la sienne

Dans la dernière séquence de Fièvre méditerranéenne, un nouveau voisin a remplacé Jalal. Walid lui demande alors sa profession, le voisin lui répond qu'il est anesthésiste. Le sourire de Walid promettant de revenir le voir pour faire connaissance en buvant le café est marqué d'ambiguïté : l'anesthésie appelle la possibilité d'une relance de l'idée suicidaire. La compulsion de répétition possède cependant un biais qui la contrarie : face à l'écran de son ordinateur, Walid a copié une citation d'Anton Tchekhov. Aujourd'hui il fait beau, il y a le choix entre sortir prendre l'air ou se pendre. Le choix autorise alors de contredire l'hypothèse de la persévérance de la pulsion de mort.

Le suicide de Jalal est un don de génie, le don secret d'un génie, celui des options contradictoires et des carrefours : la mort qui insiste mais la vie qui revient aussi. La vie fait ainsi retour en Palestine, en rendant aussi la mort plus sûre – la mort de l'autre au voisinage de laquelle reconnaître la sienne.

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