Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
Jeanne (Emmanuelle Béart) seule dans la jungle dans Vinyan
Esthétique

Fabrice Du Welz : Le cinéma au miroir des âmes simples et anéanties

David Fonseca
Fabrice Du Welz est un cinéaste mystique, traversé de visions empreintes de religion comme de religiosité, un Thérèse d’Avila, profondément habité par quelque chose qui échappera toujours, en quête d’absolu comme les réalisateurs de l’époque des grands studios, à la manière de ceux qui construisaient des cathédrales : chercher l’élévation à partir d’un matériau brut, qui résiste. Une vision mi-extatique/mi-hallucinatoire, une ambition folle avec ses débordements, possédant le génie de parvenir à mettre des univers singuliers comme des rêves sur pellicule : un cinéaste, c’est-à-dire à la fois un auteur qui s’efforce à la maîtrise mais qui est tout autant immaîtrisé par son sujet, la recherche d’un ciné-éthique, une cinéthique non morale, dont la cinétique des personnages, leur course folle à travers leur monde, creuse le mal en y cherchant des aspérités de bien auxquelles se raccrocher, personnages à la frontière de l’immanence comme de la transcendance, là où ça grippe, là où ça bloque, là où ça carrosse les tôles de leur corps comme de leur âme : des individus qui pâtissent leur propre transcendance. Un cinéaste dont il serait temps de restituer sa pensée.
David Fonseca

L’anarchrisme de Fabrice Du Welz, sa Bataille des Ardennes

Comment parler du cinéma de Fabrice Du Welz ? Le réalisateur semble se refuser à tant de choses à la manière dont son cinéma fuit la taxonomie. Les facilités propres à l’analyse critique sont aussitôt dérobées par l’interlocuteur imprévisible qu’il est comme ses films se terminent sur un mystère. Même s’il est possible de rendre présents certains des grands thèmes qui animent sa pensée, son action, Fabrice Du Welz ne semble pas consentir à ce que l’on doit bien appeler pourtant a maxima une œuvre, a minima une ligne conductrice, un rien tangible sur lequel prendre appui. C’est que Fabrice Du Welz ne maçonne pas, ne se fait pas un mur de ses films comme de son discours, dans les quelques entretiens auxquels il se livre toujours volontiers, qui sont souvent l’occasion de parler du cinéma des autres, manière de se retrancher du sien ; un cinéaste qui ne freine pas devant ses admirations, qui disent le parcours de l’humble. Paradoxalement, et, peut-être, symptomatiquement, voire plutôt, constitutivement, plus Fabrice Du Welz apparaît, plus il semble fuir, comme si son cinéma se voulait porté par l’oubli de ce qu’il rassemble, comme si rien de ce qu’il (y) disait ne lui était jamais acquis.

Il est sans doute, à cet égard, l’homme du futur antérieur, dont parle Bergson : il aura eu peut-être une œuvre, sans avoir eu le temps d’en prendre conscience. Ce sera chez lui une conséquence posthume. Car il ne semble pas avoir d’œuvre pour lui-même : ce n’est jamais le même qui, au même moment, construit son œuvre et parle de film en film. N’en demeure pas moins qu’il construit une œuvre pour les autres, spectateurs attentifs à son cinéma, parce qu’il en est dans l’ignorance, du moins n’en dévoile-t-il jamais l’essentiel, se dérobe au dernier instant, ne louche pas sur son propre « génie », n’usurpe pas l’optique des autres en se regardant lui-même : il divulgue un secret dont il se sait ne pas être le dépositaire : Fabrice Du Welz, non pas « metteur en scène intellectuel » mais « artisan », se défiant des « intentions », l’esprit délié de celui qui sait demeurer dans une forme d’« inconscience » à l’égard de son cinéma pour n’en jamais ignorer le caractère infracturable (« Contaminations spirituelles : interview avec Fabrice Du Welz », Le Rayon Vert, 13 avril 2017). Car s’il consent à la diffusion de ce message/d’images sans réserve, ce messager/imagier est insoucieux de se relire/de s’observer, nous laissant pantelant, écrasés par ce défaut du sens.

Une innocence dont ses personnages sont en quête, innocence de Fabrice Du Welz si rare dans ce grand guignol de la communication où la gloire de paraître est reine. Pour refuser cette grande représentation théâtrale à laquelle pourtant invite le cinéma, Fabrice Du Welz entretient une spontanéité à l’abri de toute tentation, ou, si la spontanéité fait défaut, une vigilance de chaque instant. Mais s’il échappe en permanence à la préhension, il ne suffit pas pour autant de renoncer au confort petit-bourgeois d’un cénacle, lui qui se rétracte comme les plantes sitôt qu’on l’approche dans un « genre », encore faut-il ne pas se laisser embrigader dans l’absence de cénacle. A quoi bon refuser de sculpter sa statue, de se considérer comme l’auteur d’une véritable œuvre, si c’est pour jouer le rôle du marginalisme, pour devenir le polichinelle de l’inachevé, de l’inaccomplissement ? De tous les conformismes, le conformisme du non-conformisme est le plus hypocrite et sans doute le plus répandu. La conscience que Fabrice Du Welz en prendrait le défigurerait, elle n’en ferait qu’un courage de matamore, c’est-à-dire une caricature : car un bouffon peut être encore héroïque par courage. Tout serait faux-semblant et faux monnayage. Comment donc cacher ce Je haïssable que l’on ne saurait voir ? Comment ne pas tenir bazar de modestie ? Fabrice Du Welz n’a pas à composer. Il est. Il dit. Et ce qu’il dit qu’il est fait de lui un franc-tireur qu’aucune forme de la marginalité ne saurait retenir : un constant déséquilibre qui rend sa solitude dans le monde du cinéma inassignable. La difficulté de l’analyse critique, pour un cinéaste qui n’apporte aucun conseil, aucune assurance ni aucun véritable espoir, ne dévoile donc aucun secret, et sur le voyage et sur la destination ? Être en quête de l’image introuvable, le désespoir devant le mot perdu, la hantise de toute forme de geste critique : il faudrait avoir la capacité de noter dans l’instant, regardant les films de Fabrice Du Welz, tous les murmures d’une pensée qui se cherche comme elle (se) fuit.

Tenter une analyse du cinéma de Fabrice Du Welz, dès lors et principalement à partir de sa trilogie des Ardennes, mais pas simplement, c’est prendre immédiatement le risque de le situer quelque part quand ce dernier entend faire un cinéma qui ne soit pas celui de la case, un cinéma de l’étiquette, rassurant quand il entend au contraire inquiéter. C’est prendre d’emblée et par trop grossièrement le risque d’assigner une identité fixe à l’enfant insituable, d’aucuns diraient le garnement de Doillon et Hopper, cette façon qu’a Fabrice Du Welz de définir le cinéma de « genre » à la française comme un cinéma hybride où le réalisateur voudrait se montrer « plus malin que son sujet » (entretien donné dans le documentaire Viande d’origine française, T. Schulmann, X. Sayanoff, 2009), et, finalement, jouer tôt ou tard Doillon contre Hopper ou l’inverse, le genre et/ou l’auteur, le genre contre l’auteur/l’auteur contre le genre voire faire une analyse du genre auteurisé, de l’auteur genré, lui qui ne comprend pas même l’acception du terme de genre. Parler du cinéma de Fabrice Du Welz c’est dès lors travailler à la compréhension d’un cinéma ne se trouvant nulle part, à la « croisée des chemins », dit-il, aux Frontière(s) de son comparse Xavier Gens comme il situe sa trilogie dans les Ardennes, cinéma sans territoire fixe, territoire évanescent, douteux, fragile, comme ce public qui semble lui échapper, cet impossible « grand» plus large public qu’il recherche pourtant, dit-il, encore aujourd’hui : « […] je veux conquérir un public plus large, car je n’ai aucune envie d’être un réalisateur confidentiel […] », ni ce cinéaste « culte » que la critique enferme parfois dans sa « niche » manière de flatter comme on se réjouit de l’intelligence du singe en cage (propos recueillis par Paul Hébert, pour Le bleu du miroir, à l’occasion de la sortie de Adoration, en salles). Une quête, cependant, non pas du « box-office », mais celle de la main de l’« artisan » qui se tend, co-pain du cinéma, celui qui voudrait tellement partager son travail, qui n’y espère pas que le produit de son labeur.

Le cinéma de Fabrice Du Welz, est donc tout l’inverse d’un cinéma d’« architecte », dit-il, d’un cinéma de géomètre, du cadastre, de la limite comme de l’enfermement, qui est toujours un cinéma de l’enquête pour ne pas dire de l’inquisition, délivrant bons comme mauvais points, quand le sien semble au contraire dominé par le sentiment de la sympathie, ou plutôt de l’empathie par le choix de ses histoires comme ses personnages, cinéma non pas de la curiosité mais de l’exploration, cinéma du voyage plutôt que de la destination. Car la curiosité n’est friande que de détails biographiques, d’anecdotes plus ou moins piquantes, de potins, toujours pointilliste ; elle est à l’écoute de la factualité la plus plate, compose une chronique criblée de notules : elle court le fait divers, fondant ainsi une connaissance superficielle et dérisoire. Ce n’est plus l’empathie du cinéma de Fabrice Du Welz, mais le détective et le lieutenant de police qui ont affaire à des suspects ou des innocents au cinéma, qui accumulent à leur sujet les renseignements, trie, range et détaille, classe les individus comme le (critique de) cinéma le fait à la manière d’un collectionneur qui classe des échantillons dans une série abstraite ou un genre impersonnel. Mais Fabrice Du Welz, qui ne cesse d’interroger le bien, le mal, ou plutôt la bonté qui poindrait depuis le mal (l’homme étant foncièrement mauvais pour Fabrice Du Welz, in Viande d’origine française), comme de l’amour en général, n’est pas un moralisateur.

Paul (Thomas Gioria) dans la nuit dans Adoration
Adoration - © Kris Dewitte (visuel fourni par Imagine Film Distribution)

Or, si son cinéma est indifférent aux menus détails comme aux particularités matérielles, c’est que Fabrice Du Welz est à la recherche d’un cinéma « total » qui, donc, par la générosité même de son ambition, lui donne son apparence évasive, à mi-chemin du réalisme comme de la poésie, expérience totale qu’il s’agit d’épouser, que ce soit par les corps filmés, l’âme qu’il s’agit de faire dégueuler comme les décors, autant de décours de l’âme que des corps pris dans une quête aux allures de voyage impossible entrepris par chacun de ses personnages, autant de décours qui sont autant de détours afin de « converger vers un grand puissant dérèglement des sens » (entretien donné à Inthepanda, lors de la sortie en salles de Adoration), ambition rimbaldienne s’il en est, le cinéma, dit Fabrice Du Welz, doit « impacter ». Dans cette visée, son cinéma empathique adopte tout entier l’autre, l’accompagnant dans ses névroses comme ses psychoses, la vie, en somme, par une élection massive et indivise, sans jamais distribuer bons comme mauvais points, refusant de distinguer le bien du mal mais, plutôt, montrer comment depuis le noir l’obscurité produit sa propre lumière, comment l’impureté, depuis l’impureté et jamais depuis l’extérieur peut atteindre à la pureté. L’élection du cinéma de Fabrice Du Welz s’oppose définitivement à la sélection. Rien n’a chez Fabrice Du Welz l’apparence de la chambre forte où l’avare garderait son avoir et le thésauriseur son trésor : son mystère n’est pas le chiffre du coffre-fort. Son cinéma devient aussitôt aérien, qui s’évapore comme Ondine en gouttelettes sur la vitre, comme ces bulles d’eau par lesquelles débute Vinyan (2008).

Cinéma total, mais d’une totalité qui ignorerait la surface de son aire, que Fabrice Du Welz se refuse à circonscrire par le jeu des explications comme des interprétations : « Je ne sais jamais vraiment comment ça se construit. C’est presque organique, en ce qui me concerne. Je suis un intuitif, donc les choses se construisent en se faisant. », rapporte-t-il à propos de Adoration mais, au fond, comme à propos de chacun de ses films (Entretien donné au Bleu du miroir). C’est que Fabrice Du Welz ne sait pas, ou, s’il sait, ne veut pas savoir, plutôt, ne tient pas à s’appesantir dans des significations définitives. Il doute en permanence, sauf sur un plateau où il se trouve en « hypervie » (Entretien donné aux journalistes de l’émission Le cinéma est mort, 23 octobre 2018), mais une hypervie qui n’est pas celle du démiurge, qui n’apporte aucun conseil, aucune assurance ni aucun véritable espoir, donc de ne dévoiler aucun secret sur son cinéma, qu’il définit comme une errance. En bref, Fabrice Du Welz apporte au cinéma ce que l’on pourrait appeler une intention générale atmosphérique. Comment donc lui assigner un sens, dès lors, qui serait contredit immédiatement par l’expérience produite ? Tenter de le définir comme enfant synthèse de Doillon et Hopper serait une manière de croire à la fusion des horizons, en un point de rencontre pour celui qui se dit, avant d’avoir été cinéaste cinéphile, mais une cinéphilie assumée qu’il s’agirait sans cesse de « transcender ». Transcender Doillon et Hopper, comme tous les autres cinéastes qu’il cite en permanence, lui qui n’hésite jamais à dire combien il se trouve dans une économie de la dette à l’égard des autres? Ce ne serait pas comprendre la démarche de Fabrice Du Welz.

Transcender, signifie qu’il n’entend pas épuiser son cinéma en un point de rencontre tout consensuel, apaisé, hégélien, dans une « fusion des horizons » (Gadamer) - laquelle interviendrait même si les autres cinéastes sont remarquablement différent de lui comme lui s’efforce de creuser en permanence sa singularité. La différenciation des horizons et l’ouverture aux prétentions de l’autre ne serait dès lors, dans cette perspective, qu’une phase transitoire destinée à se relever dans une fusion ou un consensus cinématographique, qui ne produirait qu’un cinéma citationnel duquel il tient absolument à se tenir à distance. Il faut au contraire s’appuyer sur une conception de l’interaction entre Fabrice Du Welz et sa cinéphilie, afin de le situer en quelque endroit, qui ne serait pas sans rappeler la formule de Beckett selon lequel « leur manière d’être nous n’est pas nôtre et notre manière d’être eux n’est pas la leur » ((« The Capital of the Ruins », in As the Story Was Told : Uncollected and Late Prose), proposer dès lors de remplacer la notion de « dialogue » que Fabrice Du Welz entretient avec les autres cinémas (laquelle supposerait que deux interlocuteurs parlent la même langue) par celle de négociation : car la langue que Fabrice Du Welz parle, c’est toujours une autre langue. La mêmeté n’est pas envisageable pour lui : il n’y a que l’itérabilité, car ce qui est répété, voire cité dans ses films, n’est jamais le même, et la différance (Derrida), puisque ce qui signifie, chez lui, n’a jamais de sens fixé ou fixable, quant à la manière dont il compose ses films, n’ayant aucun a priori sur les grands thèmes qui, pourtant, s’incarnent dans ces films (cinéma « existentiel », dit-il), notions idiosyncratiques qui permettraient peut-être de s’ouvrir à l’idée de singularité de son cinéma, à celle d’étrangeté aussi, lui qui définit sa trajectoire filmique comme un cinéma « de la contamination de l’intérieur par l’extérieur », c’est-à-dire à la décolonisation de la différence assimilée coercitivement au même. Analyser le cinéma de Fabrice Du Welz, c’est donc assumer le risque de ne plus éliminer, ce faisant, tout ce qui a trait à la particularité ou à la spécificité, c’est-à-dire refuser de surmonter tout ce qui rendrait le film inintelligible, car le surmonter ce serait l’annuler.

Au contraire, parler du cinéma de Fabrice Du Welz, c’est réfuter la procédure normalisatrice organisant un unique « logos » de la communication. « Transcender », pour Fabrice Du Welz, c’est ne pas croire à cette compréhension fusionnelle ; le réalisateur ne croit pas à l’échange défini et fini : à l’accord. L’altérité demeure, toujours. Au beau milieu de la « polytonalité immaîtrisable [des] greffes, intrusions, parasitages » (Derrida, D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie), « mille possibilités resteront toujours ouvertes » (Derrida, Limited Inc.) : contamination de l’intérieur par l’extérieur, dit-il, mais aussi, on le verra, contamination de l’extérieur (les décors) par l’intérieur (la psyché des personnages). Paradoxalement, c’est cette herméneutique de résistance à l’univocité du sens, ce cinéma de l’errance étant, au fond, un cinéma de la « destinerrance » (Derrida), qui a notamment pour effet de contribuer au cinéma de Fabrice Du Welz sa valence affirmative en ce qu’il vient affirmer « la possibilité, pour l’autre ton ou le ton d’un autre, de venir à n’importe quel moment interrompre une musique familière » (D’un ton apocalyptique...), lui qui ne s’est jamais rendu au cinéma que pour y être indisposé. Le cinéma de Fabrice Du Welz, c’est, définitivement, plus d’une langue.

Pour Fabrice Du Welz, le cinéma n’est ni simplement un « sport de jeunesse », Le Traître de Bellochio étant un exemple, selon le réalisateur, de ce que cette jeunesse a possiblement tous les âges, ni seulement un art, mais une pensée active de toutes les dimensions de l’existence, qui illustre la porosité entre sa vie personnelle et son cinéma qui ne cesse pas de creuser l’intime. Fabrice Du Welz accomplit, dès lors, une œuvre très originale, constituée autant de films que d’entretiens de radio, de télévision, du web, d’émissions sur le cinéma qu’il anime depuis chez lui (Homecinéma), d’articles (voir le propos introductif sur Mel Gibson, dans le livre de David Da Silva, Le bon, la brute et le croyant, Lettmotif, 2018 ou encore un entretien passionnant sur Terreur aveugle de Richard Fleischer, 1971) pour promouvoir ce qu’il faut bien appeler une poétique réaliste.

Dans sa cohérence et son esprit de conséquence, le cinéma de Fabrice Du Welz, dont le personnage de Paul dans Adoration (2020), son dernier film, est sans doute le plus proche, apparaît ainsi comme un « Idiot », comme il définit lui-même Paul, (« idiot au sens dostoïevskien »), un cinéma singulier : voilà sans doute pourquoi inquiète-t-il et dérange-t-il aussi bien nos habitudes filmiques, mais aussi d’écoute (car le cinéma est affaire de tempo, de rythme dit-il, citant Damien Chazelle qui aurait une oreille à nulle autre pareille, faisant du punk-rock quand Cassavettes filmerait en jazzman, in entretien à Le cinéma est mort) et de langage que nos manières de penser en général, tout en ouvrant de nouveaux horizons à nos existences. Fabrice Du Welz s’efforce, en ce sens, à une poétique de la technique cinématographique, lui qui définit son travail comme celui d’un plasticien, susceptible non pas d’asservir les individus mais de leur rendre leur liberté. C’est alors le cinéma d’un penseur qui apparaît, à laquelle il convient de donner toute sa place. C’est donc à la reconstitution possible de la pensée cinématographique de Fabrice Du Welz qu’on voudrait s’efforcer par des moyens ni absolument philosophiques, et pourtant Fabrice Du Welz, qui pratique la pensée comme débauche, pourrait nous y inviter qui cite, entre autres, volontiers, L’Éthique de Spinoza, ni complètement littéraires, lui qui se plaît pourtant à inscrire Paul dans la filiation de l’Idiot de Dostoïevski, tout cela et en dehors en même temps, c’est-à-dire tenter non pas une saisie ni ressaisie de son cinéma, mais assumer un geste d’analyse lui-même poétique pour dire l’errance qui est la sienne, sa poésie.

En effet, comment approcher un Cinéma de la case aveugle ? Un cinéma de la case blanche qui, du point de vue de la taxinomie des genres cinématographiques, devrait, en effet, faire renoncer, dans le cas de Fabrice Du Welz, au minimum, à chercher la pureté pour penser au contraire le croisement entre différentes formes pour un cinéaste, mi-anar, au plan cinématographique, mi-christique, au plans spirituel, un cinéaste anarchriste. Il ne faudrait alors, pour tenter d’analyser ce cinéma, que le faire pour y définir de possibles réécritures non encore tentées, Fabrice Du Welz jouant et se jouant des oppositions, entre horreur et burlesque, entre rire et drame, non pas successivement ou alternativement mais dans et par le même geste, qui participe sans doute de son malheur, qui devrait être, pourtant, un bonheur, lui qui est las de n’être défini par la critique comme nombre de spectateurs que par tout ce qu’il n’est pas, de manière apophatique, par la négative : considéré comme n’étant ni tout à fait du côté du genre, ni tout à fait comme auteur, à la manière dont, par exemple, la revue Répliques, très orientée « auteur », ne voudrait pas dans ses entretiens, quand la clientèle Art et Essai ne se déplacerait pas pour regarder son cinéma, jugé trop violent, symétriquement le public de genre s’écartant de son cinéma parce que jugé trop auteurisant (émission spéciale Fabrice Du Welz, Le cinéma est mort, 7 mai 2015). Un cinéma, donc, qui n’aurait pas de programme pour les ouvreuses, dont il faudrait montrer pourtant que cette absence tient lieu précisément de programme.

Mais comment donc parler d’un cinéma qui (se) refuse à l’enfermement de la case ? Comme la folie que filme Fabrice Du Welz, ces fous à qui il manque une case, il faut peut-être en parler comme on saute une case. S’approcher de ce cinéma de l’errance, sans cesse fuyant, projet immesuré et immesurable, sans bornes, sauter une case pour ne pas faire tomber son cinéma dans une caste, c’est dès lors se trouver dans l’obligation de se déporter soi-même, et, analyse elle-même contaminée de l’intérieur par l’extérieur, c’est se trouver contraint d’assumer un geste critique absurde lui-même, en faisant une analyse du cinéma de Fabrice Du Welz à partir d’un film de Fabrice Du Welz non encore réalisé, un film non-vu, ni-fait, qu’il porte pourtant en lui, son projet démesuré de porter un jour à l’écran les Aventures d’Arthur Gordon Pym de Allan Edgar Poe, livre monde qui aurait essaimé depuis Arthur Rimbaud et son Bateau ivre jusqu’au Moby Dick de Herman Melville, Fabrice Du Welz espérant, un jour, succès public aidant, le porter enfin à l’écran : faire un cinéma de niche aux dimensions de l’univers. Une analyse folle dans son principe comme débride son spectateur chacun des films de Fabrice Du Welz ? Au fond, il n’y a qu’un pas, Les aventures d’Arthur Gordon Pym étant le fantôme de tous les films de Fabrice Du Welz, ces spectres qui hantent les personnages de son cinéma, chacun rejouant cette odyssée comme son exil.

En effet, à l’instar des aventures de Gordon Pym, le cinéma de Fabrice Du Welz semble s’inscrire dans l’histoire de la littérature, celle des contes compris, histoire sans doute contenue dans la première du genre, l’odyssée d’un individu qui espère, un jour, rentrer chez lui, Ulysse. La plupart des grandes aventures peuvent se laisser penser, implicitement ou explicitement, comme l’histoire de ce retour, dans son pays, dans son enfance (à l’instar de Adoration dont Fabrice du Welz dit qu’il s’agissait pour lui de revenir à hauteur de l’enfant qu’il avait été), dans ses souvenirs, comme de revenir en soi lorsqu’on en a été chassé. L’exil et le retour rapportés désespérément par celui qui tient à revenir au point qu’il a quitté, ce point qui est ce chez soi dont chacun est toujours l’expulsé chez Fabrice Du Welz. Voyage initiatique que fait également Dante, de cercle en cercle, ce voyage chaque fois plus profond dans l’entonnoir creusé par la chute du corps monstrueux de Lucifer, dans La divine comédie ; ou encore Alice dans son pays des merveilles, Wendy dans Peter Pan, Le Petit Prince comme l’aviateur, tous deux tombés du ciel, l’un de son astéroïde, l’autre de son engin, voulant échapper au piège du désert, tous souhaitent reprendre le chemin de leur « chez eux », leur « nostos », comme Pinocchio s’enfuit pour être mieux rattrapé.

Marc Stevens (Laurent Lucas) crucifié dans Calvaire
Calvaire - © La Parti - The Film - Tarantula - Studio Canal.

Les personnages de Fabrice Du Welz se rejoueraient-ils dans leur exil le poème de Du Bellay : « Heureux qui comme Ulysse fit un beau voyage... ». Rentrer chez soi fort de découvertes que l’on a faites ? Les personnages de Fabrice Du Welz ont, à l’égard de cette histoire, une particularité : ils ne rentrent pas. Ils ne rentreront jamais. Ou alors, ce sera pour la dernière fois. On a les exils qu’on peut ? Plutôt que de rentrer, de revenir, faire machine arrière, les personnages de Fabrice Du Welz vont. Ils avancent irrémédiablement. Ils errent parce qu’ils sont, non pas en manque d’habitat mais n’ont plus d’habiter. Il n’y a pas de but. Mais ce qui compte, peut-être, c’est cet acharnement à le poursuivre. Alors, ils errent et dans leur errance ont recours aux forêts, qu’il s’agisse des forêts ardennaises (même si pour Adoration la forêt est en vérité bretonne) ou birmanes, la forêt est partout ; ce recours aux forêts dont parlait Heidegger, quête de l’habitation qui n’est jamais rien d’autre qu’une quête de l’être, de s’habiter soi. Précisément, bâtir un chez soi, pour les personnages de Fabrice Du Welz, n’est possible que s’ils habitent un endroit, et non l’inverse. Ils s’efforcent, chacun, de film en film, d’habiter un espace comme un lieu parce que « habiter est la manière dont les mortels sont sur terre » (Heidegger). C’est seulement quand ils peuvent habiter, fut-ce une embarcation fragile comme une barque sur l’eau à la fin de Adoration, après être passés par tant de lieux de transition comme de transport, de la voiture au train en passant par le bateau, que leur pérégrination, en bout de trilogie, pourra, peut-être, prendre fin. C’est seulement quand ils pourront habiter qu’ils pourront bâtir, et non le contraire. C’est pourquoi cette quête est éminemment poétique chez Fabrice Du Welz, la poésie étant le rapport fondamental de l’homme au monde (Hölderlin, dont parle tant Heidegger). Les personnage du cinéma de Fabrice Du Welz sont, à cet égard, en recherche d’un « faire habiter », comme quête du « bâtir » par excellence, geste par lequel s’accomplirait « la mesure aménageante de la condition humaine » (Heidegger).

Mais comment s’habiter soi, chez Fabrice Du Welz ? Il faudra errer, il faudra quêter son habiter. C’est Marc Stevens (Laurent Lucas), qui est sur les routes, chanteur pour « femmes finissantes » (Brel) qui prend la mauvaise sortie d’autoroute pour aboutir à son Calvaire (premier long-métrage, en 2005, premier des trois films de sa trilogie dite des Ardennes). C’est Michel (Laurent Lucas), dans Alleluia, accompagné de Gloria (Lola Dueñas), qui vont là où leurs forfaits comme leur amour délirant les porte (2014, deuxième film de la trilogie des Ardennes). C’est encore le jeune Paul (Thomas Gioria), dans Adoration, qui s’enfuit, avec Gloria (Fantine Harduin), qui y est internée, de l’hôpital psychiatrique où sa mère travaille (2020, troisième film de la trilogie des Ardennes). C’est aussi Janet Behlmer (Emmanuelle Béart) et Paul (Rufus Sewell) son mari qui, délogés, loin de chez eux, par la force des choses, se retrouvent en Thaïlande puis dans la jungle birmane à la recherche de leur fils perdu lors du Tsunami (Vinyan, 2008).

Comment comprendre cette pérégrination ? Il faut sans doute prêter oreille à ce que Fabrice Du Welz dit de cette errance, lui qui se veut dans l’écoute permanente des autres, Fabrice Du Welz qui, sans en donner la clé en livre quelques indices. Son cinéma serait proprement à la recherche de : « [...] cette espèce de combat entre l’immanent et le transcendant, qui [...] irrigue souvent mes films. Ce qui m’intéresse, c’est de fouiller dans cette intersection un peu malade, trouble, ambiguë [...] » (entretien donné à Le bleu du miroir).

Deux chemins, donc, en apparence contradictoires, seraient empruntés par ses personnages durant leur quête. Un premier chemin les conduirait, tout d’abord, dans une quête transcendante, celui de l’amour, une quête d’un amour absolu, pur et relevé de toute forme de conflictualité, un canto, chant d’amour spirituel, dont chacun des titres de la trilogie des Ardennes serait une évocation : le Calvaire, qui signifie « crâne » en araméen, est proprement le nom de la colline située à l’extérieur de la ville de Jérusalem où étaient exécutés les condamnés à mort, où le Christ lui-même fut crucifié (Marc, 15:22) ; mot qui désigne sans doute encore les épreuves, mais, le calvaire, c’est surtout, dans le cinéma de Fabrice Du Welz, le point central de l’humanité des personnages du film, où chaque événement les amène précisément à la croix ; Alleluia, pour sa part, exprime la joie comme la louange faite à Dieu dans la liturgie juive et chrétienne, l’ Adoration étant, quant à elle, l’hommage rituel rendu à Dieu, témoignant du respect comme on se prosterne devant Dieu ; le personnage de Gloria, qui traverse chacun de ces trois films est, quant à lui, d’un point de vue religieux et spirituel, un appel à l’union dans le divin, qui renvoie au Gloria in excelsis Deo… des Évangiles, « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix de complaisance dans les hommes » (Luc 2, 13-14), hymne liturgique chrétien, chanté au cours de la célébration de la messe catholique, Gloria qui, étymologiquement, est issu du terme grec aggelos, traduit en latin par angelus, qui signifie « messager, porteur de nouvelles », au sens où l’ange marque la survenue mystérieuse de Dieu dans la vie terrestre et humaine. C’est l’ange Gloria, donc, personnage transcendant dans le cinéma de Fabrice Du Welz qui viendrait porter la bonne nouvelle que Paul, (Paul de Tarse qui, dans la Bible, aurait eu la charge de convertir le message de l’homme Jésus en message christique, le porter de l’immanent au transcendant), que Paul, donc, personnage central du cinéma de Fabrice Du Welz, serait en charge de partager, c’est-à-dire la paix, qui ne s’oppose pas au conflit guerrier, mais qui est la paix de la bienveillance (ce qu’incarne également Hinkel, le personnage de Benoît Poelvoorde pour les deux enfants dans Adoration) comme de l’innocence, chant qui est inversé dans Vinyan, Vinyan étant le nom donné à l’esprit du mort tourmenté de n’avoir pas encore su trouver le royaume des morts, ce royaume qu’il s’agira de retrouver pour Janet afin d’y rejoindre son fils disparu, ce temple allégorique habité par des ombres. Un premier chemin, donc, qui est transcendant, mais, une transcendance, dit encore Fabrice Du Welz, qui est sans cesse barrée dans ses voies au plan immanent, immanence des situations qui plaquent littéralement au sol des personnages hors-sol, en raison de leurs relations amoureuses campées par eux jusque dans ses retranchements, personnages déportés par leurs pulsions, leurs désirs incontrôlés et incontrôlables, en une sorte de mélo violent dont le cinéma de Douglas Sirk serait le paradigme.

En somme, le cinéma de Fabrice Du Welz se trouverait en un lieu impossible, au point de jonction de deux chemins inconciliables, la quête d’une transcendance contrariée par des amours immanents. C’est à l’impossible de ce chemin qu’il faut alors s’essayer. Un chemin qui est aussi, au fond, le chemin de croix de son cinéaste, Fabrice Du Welz étant tenu par autant d’horizons contradictoires : un cinéaste qui se définit lui-même, au plan immanent, comme un cinéaste dont les désirs incontrôlés et débridés auraient (eu) besoin sans cesse d’être tenus au risque de « l’échec » (Vinyan, qu’il cite comme « limite » de son cinéma), un cinéma qui aurait donc besoin d’être borné (entouré dans un premier temps par Benoît Debie, directeur de la photographie et du cadre de la première partie de son œuvre, puis, par Manuel Chiche, lors de la seconde partie, producteur de Adoration, avec Manu Dacosse en directeur de la photographie) ; un cinéaste qui, ne s’efforçant pas tant à la provocation, toujours vaine, mais à l’indisposition de son spectateur, est dans le même temps en quête d’une transcendance personnelle et professionnelle, espérant son épiphanie, rencontrer un jour le plus grand nombre : atteindre la grâce, comme ses personnages ou comment espérant faire un film contre tout le monde Fabrice Du Welz espère que tout le monde l’aimera. Un habiter difficile pour Fabrice Du Welz, comme pour ses personnages et ses films, pris par des vents sans cesse contraire : faire le cinéma qu’il aime, qui indispose sans être pour autant autistique, immanent et transcendant à la fois. Quête qu’il faut donc entreprendre, à notre tour, en se laissant contaminer de l’intérieur par l’extérieur, en revenant d’abord sur la filmographie de Fabrice Du Welz (quête toute immanente) pour, plus tard, s’en décoller, au risque (du delirium tremens) de l’interprétation (quête transcendante), en se gardant bien de ne jamais parvenir à une phrase dense, austère, qui conférerait un caractère de minéralité à ce qui dans ce cinéma n’est que doute, hésitation, ténèbres, car plus on est proche du centre de ce cinéma, moins on peut en parler, en ayant encore conscience que le cinéma de Fabrice Du Welz aura toujours plus d’imagination que ce que l’on pourrait en suggérer, que ne sera pas davantage entretenu, il faut le dire d’emblée, un secret espoir de l’ultimité – travail homicide de l’esprit – ni vérité délivrée pour un cinéaste qui s’y refuse, mais simplement y trouver, peut-être, des conclusions de détails, précaires et révisables pour un cinéma qui ne peut aller que s’attisant, pas moins de proposer quelque conceptualisation magistrale du cinéma qui remplirait, dans les cases des taxinomies cinématographiques, cette case vide, ou mal remplie selon d’aucuns, que l’on aurait remarquée, mais, plutôt, montrer la déchirure dans l’ordre des choses, parce que la chose surgit et meurt toujours dans le mot qui la nomme. Les choses de la vie, donc, espérant au cours de cette analyse qu’on aura su, au mieux, demeurer au bord de ces choses, sauf à vouloir se noyer dans ce cinéma faits d’images nues, imparables – nées en-deçà de cette incessante et pâteuse rumeur verbale qui peuple les analyse – images qui décapent, corrodent, démantèlent, mais pour finir éperonnent et gonflent de vie.

« Quand on est amoureux, c’est merveilleux » : Autant en emporte (le délire de) Lara

Au début des années 2000, la critique cinématographique étrangère, états-unienne, voit venir une vague, une new « new wave » qui dans son éternel ressac renouvellerait le genre horrifique en France. Après l’Asie, l’Espagne, l’Italie, par vagues successives, avec des films comme ceux de Alexandre Aja (Haute-tension, 2003), Xavier Gens (Frontière(s), 2007), Julien Maury et Alexandre Bustillo (A l’intérieur, 2007), Pascal Laugier (Martyrs, 2008), ou encore David Morlet (Mutant, 2009), servis par des boîtes de production comme celle de Fidélité production (ayant notamment produit les films de François Ozon, Laurent Tirard et Laurent Tuel) et Canal + à la baguette, la France connaîtrait, à son tour, son renouveau. Dans ce contexte d’où émerge le meilleur comme le pire (mais, pour espérer voir surgir un Corbucci français ou un inégalable Leone, a-t-il fallu d’abord qu’existe une production inégale mais surtout foisonnante de centaines de westerns dit « spaghettis »), dans ce contexte, donc, d’un cinéma hautement genré, fait son apparition Fabrice Du Welz, avec une proposition de cinéma alternative, un cinéma mal à l’aise de partout, toujours en attente, qui vivrait dans une grande contention d’esprit, que personne ne reconnaît immédiatement, qui harcèle, menace, l’angoisse ne cessant de croître.

Premier début, première incompréhension ? Fabrice Du Welz est Belge comme Brel est Français. Il va donc être rattaché indûment à l’histoire du cinéma français, payant sûrement le tribut de faire des films sans accent, traître à son pays comme il sera traître au genre, lui qui n’est pas le cinéaste, dit-il, d’un seul pays, comme d’une frontière mais à la frontière. En effet, premier court métrage, premières indispositions, Quand on est amoureux c’est merveilleux raconte l’histoire de Lara, la quarantaine désobligeante (Edith le Merdy, que l’on retrouvera dans Alleluia en 2014, qui, réminiscence, dira au personnage de Gloria tenu par Lola Dueñas, lavant les corps défunt dans Alleluia, « Quand on est amoureux c’est merveilleux »), Lara qui, sous détresse sexuelle, fait venir un gogo danseur chez elle le jour de son quarantième anniversaire, le tue, puis le rempaille à peine le laissant dans son jus afin de vivre, enfin, son histoire d’amour de force/féroce/par la force de ses (seuls) sentiments.

Lola Dueñas dans Alleluia
Lola Dueñas dans Alleluia - © Kris Dewitte (Panique s.p.r.l - Radar Films - Savage Film)

Certains critiques considèrent ce court-métrage comme étant sans doute très inspiré par les deux parents de cette énième nouvelle vague, Gaspar Noé, principalement, qui a commencé à faire des films avant cette génération-là, mais sans doute aussi Caro et Jeunet, qui, tous trois, seraient des anomalies du cinéma français, au visuel très marqué, assez solitaires dans l’histoire des formes (émission spéciale Le cinéma est mort consacré à Fabrice Du Welz). Inspiration à double sens, toutefois, pour Gaspar Noé, qui empruntera, à son tour, au court-métrage de Fabrice Du Welz, à la fois le sous-terrain par lequel Fabrice Du Welz débute son film pour en faire la scène clé de Irréversible, mais aussi emprunt de son directeur de la photographie, Benoît Debie (qui, remarqué par Dario Argento, travaillera sur Card player, en 2004, se trouvera encore du côté de Fabrice Du Welz dans Calvaire, Vinyan et Colt 45 (2014), puis se « sépareront », Benoît Debie se retrouvant sur le tournage de Spring Breakers de Harmony Korine, en 2012 puis sur Lost River de Ryan Gosling, en 2014) : contamination, donc, de l’intérieur d’un cinéma par l’extérieur et inversement.

Ce court métrage de Fabrice Du Welz, primé dans les festivals, va rapidement faire sa renommée. S’il demeure encore un cinéma Sous influence, dans sa manière de manipuler un univers glauque et agressif pour le spectateur (Argento et Bava, pour le dire trop vite, et dont se réclame Fabrice Du Welz pour son premier film), on y trouve, cependant, déjà le même grain, qui fera la teneur comme la tenue de son cinéma, Fabrice Du Welz se mettant à travailler dès son court-métrage « comme un plasticien » (entretien avec Inthepanda), par un travail d’aplat des couleurs, de source à la lumière, de repérage, travail encore sur les matières de peau, comme le jeu sur les textures rendu au montage. Pourtant, l’essentiel est sans doute ailleurs, qui est, peut-être, souvent moins perçu. Dès son court-métrage, Fabrice Du Welz a comme la prescience du geste cinématographique qu’il s’agit pour lui d’accomplir, lance son fil d’Ariane à qui veut le suivre.

Contamination de l’extérieur par l’intérieur, le crime originel commis par Lara va passer, de personnage en personnage, dans chacun des films de la trilogie des Ardennes de Fabrice Du Welz, donc, dans un cinéma à-venir, jusqu’à s’éteindre, peut-être, en bout de parcours, plus tard, bien plus tard, dans Adoration, son dernier long-métrage : crime comme personnage de Lara qui contamine tout ce qui l’environne, à commencer par son boucher joué par Jackie Berroyer, et l’on pensera, comme une énième réminiscence à Paul, Le boucher de Chabrol (1969), ce boucher qui, par effet de contagion, deviendra précisément Paul, Paul Bartel dans le film suivant de Fabrice Du Welz, Calvaire, personnage délirant la mort de sa femme, souillant à son tour l’« innocent » Marc Stevens, joué par Laurent Lucas, qui, gangrené à son tour, deviendra Michel, le personnage criminel de Alleluia, deuxième film de la trilogie des Ardennes, personnage polluant, pour sa part, Gloria (Lola Dueñas), tombée « folle » amoureuse de lui, délire que Gloria, à mi-chemin de la réalité (immanence) comme du fantasme (transcendance), devenant Gloria (Fantine Harduin) l’enfant-schizophrène dans Adoration, dernier film de la trilogie, s’efforcera de transmuter en grâce au contact de Paul, absolvant le crime originel, cet épieu dans le cœur. Car il fallait sans doute en remonter à l’enfance pour être en mesure d’effacer la dette de sang.

« Calvaire » : Le Narcisse noir de la trilogie

Fort du succès d’estime de son court-métrage, Fabrice Du Welz réalise dès lors ensuite, et presque naturellement, le premier volet de sa trilogie des Ardennes, Calvaire. « Naturellement », pour un film qui est, en vérité, contre-nature, lorsqu’il est découvert pour la première fois, contre-nature pour avoir défait l’attente très forte de « son » public comme de la critique. Calvaire est, en effet, un film déceptif, au (bon) sens où « son » public, habitué au genre horrifique, s’attendait sans doute à en retrouver les codes quand Calvaire est un film qui aurait perdu les chiffres de son code. Tout son long, le spectateur est en effet constamment arrêté, comme si Fabrice Du Welz ne le laissait pas avancer à sa guise, comme si le rythme du cinéaste était moins léger que celui du spectateur et mettait un perpétuel ritardando à sa hâte. Si le film est, précisément, très référencé, son regard est neuf, qui en dit la complexité. Car le problème de ce qui est neuf, c’est de ne pas être en mesure de l’apercevoir immédiatement, faute de disposer d’un point de comparaison possible en le ramenant à l’existant auquel il ne se rapporte précisément pas. Ce qui est donné ici, il faut donc encore le conquérir.

Calvaire, c’est la nouveauté de Massacre à la tronçonneuse (Tobe Hopper, 1974) mise à l’écran dans la forêt ardennaise, ce Massacre... qui a tant marqué Fabrice Du Welz, dont Calvaire serait le pendant franco-belge, Fabrice Du Welz s’efforçant de revenir au choc Massacre..., retrouver cette émotion-là, cette puanteur-là, ce sens des peaux comme débute Calvaire par une scène de maquillage de Marc Stevens, qui se prépare pour sa fête des morts, Marc Stevens blanc comme un linge disaient les grands-mères, sens des peaux continué par cette scène introductive de nettoyage d’un corps défunt par Gloria, dans Alleluia, comme s’il s’agissait de faire la peau une seconde fois à un mort, de tuer la mort, rendre sa noblesse à ce corps une fois débarrassé de tous les artifices.

Avec Calvaire, un pas de côté décisif est effectué par Fabrice Du Welz, délaissant l’aspect un brin potache de son court-métrage. Le spectateur ne se trouve plus dans l’univers de l’horreur fun, il sort du film déboussolé, sans trop savoir ce qu’il vient de voir ou simplement d’entrapercevoir à l’écran, signe qu’il vient d’être bousculé, qui est souvent un bon signe de cinéma lorsqu’il défait les attentes au lieu de nous en consoler : un cinéma qui ne sert pas ce à quoi chacun s’attend, un cinéma qui dessert plutôt les espérances. Un cinéma qui ne flatte pas. Précisément, Calvaire réussit le passage de témoin du court au long, au sens où dans son court-métrage, le film était encore sans doute un brin cynique, mettant les rieurs de son côté, cinéma encore trop confortable, jamais véritablement dérangeant, duquel chacun pouvait sortir indemne, s’en amusant.

Dans Calvaire, parce qu’on en oublierait presque l’histoire tant le choc est important, un chanteur de maison de retraite, Marc Stevens, prend la mauvaise voie, se retrouve chez les rednecks du coin dans les Ardennes, est hébergé prétendument temporairement/véritablement définitivement chez un ex-artiste, Paul Bartel (Jackie Berroyer, donc), pour un voyage au bout du calvaire, Paul voyant/délirant dans Marc Stevens, à force de maquillage sans doute, le retour de sa défunte tant aimée Gloria, cette Gloria qui, cette fois, c’est décidé, ne le quittera plus. Calvaire, ce pourrait être le film éponyme de nombre d’épisodes de feu l’émission Strip-Tease (émission spéciale consacrée à Fabrice Du Welz par Le cinéma est mort).

Le rapprochement géographique entre le film et l’émission culte est sans doute facile. Facile, parce que les références du film sont si nombreuses qu’il semble impossible de le réduire à une quelconque forme imagière précédente, Calvaire étant tout autant à la croisée de La traque, de Serge Leroy (1975), que de Course à la mort de l’an 2000 (1975), en lui empruntant le nom de son réalisateur, Paul Bartel, afin de l’attribuer à Jackie Berroyer, mais encore de Un soir, un train (André Belvaux, 1968) pour la scène de danse dans le bar (références explicites fournies par Fabrice Du Welz). Toutefois, la référence à Strip-tease n’est pas simplement anecdotique pour autant car, dans les deux cas, des individus vivent une sorte de fantasme de la gloire où la réalité n’est pas/ne sera jamais à la hauteur de ce fantasme-là. Or, le coup de force de Fabrice Du Welz est de parvenir dans ce film à mettre les rieurs de son côté pour mieux les pilonner, par un procédé qui donne tout son sens à l’expression, « Les blagues les plus courtes... », qui, si elles sont effectivement les meilleures, c’est qu’à s’éterniser deviennent lourdes, lourdes jusqu’à l’indisposition, ce que parvient à réaliser Fabrice Du Welz dont les farces deviennent si longues qu’elles en deviennent des tragédies.

Précisément, Fabrice Du Welz, par le montage, fait sans cesse dialoguer avec une autre scène les scènes mi-absurdes, mi-burlesques, qui a pour effet de déliter l’ambiance rieuse, la réalisation, comme on a deux épaules pour équilibrer le mouvement du corps, se déportant sans cesse afin de créer une ambiance rieuse malaisante à force de durée. Calvaire, c’est en quelque Strip-tease traversé par la tronçonneuse, la rencontre de deux cinémas, l’un, celui de l’expérience (du documentaire dira Fabrice Du Welz à propos de Adoration, en 2020), de l’expérience sans doute la plus viscérale (qui fait l’immanence du propos), celle de Massacre…, quand Fabrice Du Welz, empruntant cette voie immanente, le fait toujours avec distanciation (mouvement de transcendance par rapport à ce qui est montré), par rapport à son spectateur comme son sujet, en sorte que des genres vont être manipulés (du comique de situation à l’horreur), qui est son autre cinéma, afin que la position du spectateur soit toujours mise en difficulté, de sorte que sa position immanente de spectateur, de spectateur assis, soit, elle aussi, transcendée par un effet de déplacement à l’écran, spectateur délogé parce que piqué : contaminé.

En effet, Fabrice Du Welz fait durer le plan, qui amuse un premier temps, comme Glenn Gould s’attardait sur une note de Bach, pour la faire entendre autrement et comme pour la première fois, jusqu’à l’étrangeté confinant au dérangement qui sied au dérèglement des personnages de Fabrice Du Welz. Un pas de deux dans la réalisation, une danse, au fond, comme Paul Bartel dansera, sans savoir sur quel pied danser, un pas qui va dans le littéral, la frontalité, une subjectivisation extrême en ce qui concerne le personnage principal et un autre pas, qui va à contre-sens, avec cassure, rupture dans le ton, dont le spectateur ne sait plus s’il doit en rire ou bien s’enfuir s’effrayant, qui fait le génie de Calvaire, au sens où son oreille musicale de cinéaste s’exerce à suivre le mouvement contradictoire de ses personnages travaillés par l’immanence de leur quête (être artiste pour Marc Stevens ou l’avoir été/l’avoir fantasmé pour Paul Bartel, retrouver sa femme pour ce dernier) comme leur transcendance (atteindre la gloire, ce faisant, pour Marc Stevens, la grâce pour Paul Bartel, dépistant sa femme dans les traits de Marc Stevens). Danse qui prend toute son ampleur lorsque, dans un bistro du village, un habitué alcoolisé se met à jouer au piano, où les assis se mettent à se dépenser/à décompenser leur réalité comme leur corps, un point de déséquilibre, effectuant une danse de la gigue, en un point où l’on ne sait plus très bien qui du rire ou de l’horreur l’emportera, un rire à ce point gros de lui-même qu’il n’en aurait plus de larmes, un rire vidé de son lit, autrement dit, un cinéma de La corde qui aurait disparue, un cinéma à la frontière sans plus de territoire, où habiter durablement deviendrait impossible, sauf à danser de film en film en une danse vaudou, Calvaire puis Alleluia, manière d’exorciser ce territoire qui échappe par l’exploration de l’inconnu, ce « syncrétisme religieux » qui dit l’entre-monde, si présent chez Fabrice Du Welz (« Contaminations spirituelles : interview avec Fabrice Du Welz », Le Rayon Vert, 13 avril 2017).

Ce travail de sape (des genres, des individus comme des conventions) sera continué dans le deuxième film de sa trilogie, Alleluia. Mais, fait notable, le précédant, il y aura d’abord dans la filmographie de Fabrice Du Welz ce que la critique a pu considérer (de notre point de vue, à tort), comme un « accident industiel », Vinyan, qui, dans sa trajectoire, participe des mêmes thématiques que la trilogie des Ardennes.

« Vinyan » : The Lost City Of Janet ou La Passion selon Jeanne

Vinyan raconte l’histoire de gens ordinaires, un couple, Paul (personnage que l’on retrouve partout dans la filmographie du réalisateur) et Janet, sorte de Jeanne anglophone qui entend des voix, des voix qu’il lui faudrait bouter hors de son territoire sans jamais qu’elle y parvienne, Ordinary People qui pourraient mener une petite vie tranquille, d’ailleurs la menaient-ils sans doute avant l’Apocalypse, faisant ce voyage en Thaïlande, la Thaïlande chassée de sa carte postale, la Thaïlande d’avant le Tsunami, Vinyan ou comment l’ordinaire de gens ordinaires va rencontrer l’extraordinaire, comment l’extérieur (la perte de leur fils) va contaminer leur intérieur (leur psyché, surtout celle de Janet), comment l’intérieur (la psyché) va contaminer à son tour l’extérieur (les décors) : par la quête impermanente de sa part manquante (son fils), la projection du fantasme de le croire encore vivant dans la réalité, son aveuglement se cristallisant dans l’environnement, quête qui, débordant de l’intérieur, contamine l’espace comme le temps, à l’instar, une nouvelle fois, de Massacre à la tronçonneuse ou bien encore, autre modèle pour Fabrice Du Welz, du cinéma de Ingmar Bergman.

Vinyan, par l’effet de cette contamination, crée dès lors un spectacle total en s’efforçant à un équilibre entre la psyché des personnages, leur dérèglement qui s’inscrit dans la nature environnante, laquelle n’est plus que le reflet de cette psyché individuelle. Vinyan, film de fantôme où la trajectoire est inverse de celle des zombies, les morts se rendant chez les vivants quand, dans Vinyan, des vivants remontent vers le royaume des morts. Vinyan, qui est en quelque sorte un Guide des égarés, dans des lieux, ville surpeuplée en Thaïlande ou village déserté en Birmanie, où il n’y a plus d’habiter possible dans ce monde, rien que des égarés, des égarements, le guide du couple lui-même qui se voit comme mort chez les vivants, ayant perdu sa femme lors du Tsunami comme celui qui l’accompagne a perdu sa femme et quatre enfants. Vinyan ou l’Apocalypse selon Saint Jean/Sainte Jeanne/Joshua, le fils perdu de Paul et Janet, la Sainte Trinité impossible à recomposer.

Les enfants sauvages de la jungle dans Vinyan
© Wild Bunch Distribution

Apocalypse, sans doute encore, quand son tournage s’apparente également au Sorcerer de Friedkin, antédiluvien ; apocalypse cinématographique pour Fabrice Du Welz aussi, dont Vinyan se voudrait, mais trop tôt peut-être, sa « grande œuvre », s’approchant davantage dans sa remontée vers le royaume des morts de l’expérience d’Apocalypse Now que de Massacre à la tronçonneuse. Un cinéma de genre, ou plutôt du genre Herzog/Aguirre ou la colère de Dieu, dans sa démesure : sens dessus dessous car après Calvaire, les spectateurs comme la critique attendaient se frottant les mains le cinéaste dans un genre horrifique budgétisé à hauteur de ses ambitions, mais voici plutôt Fabrice Du Welz et son équipe comme ses acteurs embarqués pour la Thaïlande en un trip visuel et filmique prenant chacun à contre-pied, y compris sans doute Fabrice Du Welz lui-même conscient des limites du film, en raison de son intransigeance de cinéaste encore « adolescent », qui voudrait arraisonner le monde, le ramener à l’ordre de ses raisons, se refusant aux concessions des producteurs, pensant savoir comme tout faire (entretien à Le bleu du miroir). Contre-pied, toutefois, parfaitement exécuté dans le casting, en utilisant une actrice, Emmanuelle Béart, à la frontière de son physique, qui n’est plus l’Emmanuelle Béart de La belle noiseuse (Jacques Rivette, 1990), saisie dans sa naturalité, mais l’Emmanuelle Béart post-opératoire, être de cinéma, figure de montage, qui ne serait plus dans son habiter originel. Emmanuelle Béart post-chirurgie, elle aussi à la lisière du vivant comme du mort pour un film sur une revenante qui n’a plus que les apparences de la vivance s’en allant chez des enfants morts bien vivants ; utilisation de l’actrice qui n’est donc pas un « accident industriel », mais qui se conforme en tous points à ce cinéma déchiré, s’efforçant à la couture comme au rapiècement de pièces de vie détachées.

La sincérité et la foi que met Fabrice Du Welz dans Vinyan perdra cependant, semble-t-il, son spectateur comme ses acteurs et producteurs, car une sincérité et une foi totalement déliées confinent souvent au délire, délire retranscrit dans cette machine élaborée dans le but de faire tenir les caméras dans une séquence de rêve, qui devait augurer d’une scène de deux minutes au montage du film, qui sera refaite quinze heures durant au tournage (voir le making-of du film présent sur le DVD), filmant et refilmant sans cesse Béart jusqu’à plus soif dans un pays d’eau, Fabrice Du Welz et Benoît Debie pris dans leur délire visuel, le film en souffrant selon la critique à sa sortie, qui en fait aussi, pourtant, l’inestimable valeur, l’histoire de types furieux, paumés dans la jungle thaïlando-birmane, aux confins de la folie de chacun comme de l’histoire qu’il porte. Car si l’humour et le grotesque sont, dans ce film, mis de côté, Fabrice du Welz optant pour une vision subjectivée d’une femme obsédée par son enfant à jamais perdu, le film n’en partage pas moins les préoccupations de Calvaire, ou Quand on est amoureux... : des individus portés par un désir qui ne rencontre pas son objet, mettant tout en œuvre contre le principe de réalité pour le faire advenir. Et si le film ne tient pas « tout à fait la route », selon l’expression de Fabrice Du Welz comme son propos, il reste fascinant, conforme à son objet comme à Janet : dérouté parce que déroutant, Fabrice Du Welz s’efforçant de rendre compte de ce qui l’a engendré, de son arrière-pays, en demeurant continuellement à l’affût, étant à même de capter sa parole à son premier balbutiement, sondant la psyché de Janet avec une attention maniaque, jusqu’à ce que s’y enraciner soit devenu impossible, car comment habiter un lent vertige ? Vinyan est, en effet, un film qui déraille, incapable de transmettre une émotion, comme la critique a pu le lui reprocher, sans doute, mais, parallélisme des formes oblige, le film est cryptique comme le personnage de Emmanuel Béart est possédé : enfermé à double-tours sans possibilité de recours ; film autistique, peut-être encore, a dit la critique, mais comme la douleur d’une mère pour un fils disparu est sans doute indicible, de sorte que la somme de ses incohérences comme de ses impasses font du film, par devers-lui, sa grâce, amenant, cahotant le spectateur, au plan final du film, incroyable de beauté formelle, plastique, mais aussi tout en émotion contenue, Emmanuelle Béart, folle, assurément et définitivement, mais enfin délivrée de son obsession, la réalité devenue enfin conforme à son délire, toute la poésie d’une femme devenue mère nourricière du royaume des enfants perdus.

De « Colt 45 » à « Message From The King » : Le Chemin de croix (D. Bruggerman, 2014) de Fabrice Du Welz

Retour de bâton ou envie de tout remettre en cause, s’acculer au pire ? L’expérience auteurisante déçue de Vinyan, selon le réalisateur lui-même, va le conduire, selon la loi de bipolarité des erreurs chère à Bachelard, sur son autre pôle, versant « genre », rêvant de faire, enfin, son Hardboil, y voyant cette opportunité avec Colt 45, sur un scénario de Fatih Beddiar, critique de cinéma chez Madmovies, avec à la production Thomas Langmann. Fabrice Du Welz, sorte de Nicholas Winding Refn francophone, dont il se sait et se sent proche, notamment en ce qui concerne la première partie de l’œuvre du réalisateur danois (la trilogie des Pusher, 1996, 2004, 2005, Bronson, 2009) allait-il, dès lors, faire son Drive en entrant dans le « système », réalisant un film de classe A ? Chacun pouvait légitimement l’espérer, après l’« échec » de Vinyan, Fabrice Du Welz devenant conscient de la nécessité faite pour lui de se trouver encadré par une équipe comme par des producteurs qui sachent orienter tout ce qui est courbe en lui, ses désirs comme sa folie du/au cinéma, Colt 45 apparaissant comme l’occasion favorable de faire entrer Fabrice Du Welz dans L’âge de raison, l’enserrer l’insérant dans le cercle de la grande production cinématographique, avec têtes d’affiches à l’appui comme acteurs (Gérard Lanvin, Joey Starr), mais en y charriant son univers, à l’instar de ce qui se pratique/pratiquait à Hollywood, où des auteurs de talent parviennent/sont parvenus à s’insérer dans un cinéma de genre très codé.

Mais, on n’insistera pas, les conditions de tournage comme les relations avec les acteurs principaux comme le producteur du film seront à ce point tendues qu’elles en deviendront distendues : le film de Fabrice Du Welz sera pratiquement remonté à son insu. Un retake du film sera fait par Frédéric Forestier, réalisateur du Boulet, sorte de Yes Man français, retake tourné en la quasi-absence de Fabrice Du Welz, dans le but de rendre un film malade compréhensible, en y insérant des pastilles, des liens pour rendre le schéma narratif cohérent. Mais qui a vu, dès lors, le film sans les pastilles ? Colt 45, de Fabrice Du Welz, est donc un film non-vu. Qui reste à apparaître. Alors quoi ? En lieu et place du harboil espéré, ce sera Colt 45 façon Forestier/Langmann, un film de vigie Marchall/du vigie du cinéma de genre français, Olivier Marchall, dans un noir publicitaire qui se voudrait sublimé, là où Soulages, le maître du noir, ne reconnaîtrait pas son charbon. Colt 45, un enfant dans le dos du cinéma de Fabrice Du Welz ? Olivier Marchall, son fils caché ?

Ce qu’il qualifie lui-même de « bêtise » qu’il « regrette un peu », analyse qui ne se serait pas encore décompliquée, car tout ce qui contrarie son œuvre l’alimente, fait donc plutôt sens au regard de la trajectoire de son cinéma comme de sa volonté de cinéaste, participe de cette quête taraudée par l’immanence, les désirs qui sont les siens de porter à l’écran un genre codé dans Colt 45, mais forée encore par la transcendance, en y mêlant son univers, espérant la grâce : rencontrer un public absent. Cet « échec » participe de l’égarement, dans son cinéma, qui est un cinéma de l’errance, au sens où même cette cuisante expérience de laquelle il aura bien du mal à se relever, dit-il, continue de configurer sa quête, à partir de cette loi des contraires : Colt 45, c’est Fabrice Du Welz à la rencontre de La petite Reine (la boîte de production du « Petit prince » Langmann, comme il l’appelle), la rencontre entre la belle et la bête ; idem avec Message From The King, son expérience américaine, c’est l’artisan Fabrice Du Welz au pays de la holding.

Toutefois, sur le terrain des sorties de route, il ne faudrait pas rabattre, avec facilité, la déception de Message From The King sur celle de Colt 45. Quand Fabrice Du Welz désavoue le dernier, il assume son film américain, même s’il le sait fait de bouts de ficelles et de rafistolages en post-production afin qu’il en soit fait un produit qui soit rendu conforme à l’idée que des producteurs peuvent se faire d’un public, dans le but de vendre le film du mieux possible. Sans doute, Message From The king, s’il est un film d’unijambiste, amputé, n’est pas précisément le film qu’il aurait voulu faire, un film rêvé comme on rêve au pays de la piste aux étoiles : plus âpre, plus violent, dans la veine de la Blackxploitation, en somme et pour le dire délicatement, plus existentiel.

« Alleluia » : Les ensorcelés de la trilogie

Cette quête de l’intime, déçue entre Colt 45 et Message From The King, Fabrice Du Welz va, néanmoins, parvenir à la continuer dans la foulée de ses « échecs », de retour chez lui, autour d’une équipe resserrée et soudée, dans le second volet de sa trilogie des Ardennes, Alleluia. Si Benoît Debie n’est plus, partie pour d’autres aventures (sur le film de Ryan Gosling), Fabrice Du Welz s’entourera de son bon génie Manu Dacosse, chef opérateur de Hélène Cattet et Bruno Forzani (Amer en 2010, L’étrange couleur de ton corps en 2014), duo qui fera sans doute de Alleluia l’un des plus beaux films, sur le plan formel (avec Manu Dacosse à la photographie) mais aussi narratif, de l’année 2014. Si le film se met dans les pas de ses illustres devanciers des Tueurs de la lune de miel (Léonard Kastle, 1970), mais revisité en contexte mexicain par Arturo Ripstein, en 1997 (Carmin profond), qui donnera l’idée à Fabrice Du Welz de le contextualiser à son tour dans les Ardennes, Alleluia est d’abord le produit d’un désir tout immanent du réalisateur pour Yolande Moreau, à qui il pense lors du script, qui échoira finalement à Lola Dueñas en raison du contenu trop explicitement sexuel et morbide du film, refusé finalement par Yolande Moreau.

Alleluia est littéralement un film d’un amour fou, un film de possédés, dont on ne sait plus trop bien qui possède qui de Michel ou Gloria, Gloria qui accepte de rencontrer Michel par le jeu des petites annonces tout comme il appâte de vieilles peaux pour les détrousser définitivement, (Possession de Andrzej Żuławski, ayant joué le rôle de catalyseur dans le film selon le réalisateur), Fabrice Du Welz filmant Gloria et Michel comme des enfants, couple seulement préoccupé de leur amour porté jusqu’à son point d’incandescence, Gloria, sous la coupe de Michel, l’accompagnant jusque dans ses forfaits mais jusqu’à les précéder, dont la jalousie fera échouer ses arnaques comme leur amour, assassinant lesdites femmes avant obtention du gain escompté. Impossible histoire d’amour qui échouera sans doute dans la réalité, mais qui continuera d’être fantasmé dans l’écran imaginaire de Gloria, la folie comme la poésie de Gloria transcendant leur réalité, le film se terminant dans l’obscurité d’une salle de cinéma balayée par les faisceaux lumineux des lampe-torches des ouvreuses comme la lumière de l’écran projeté sur les visages de Marc et Gloria. Incandescence, donc, ce moment où la bougie rencontre sa flamme pour vivre ses derniers instants.

Réussite formelle, le film est aussi une réussite narrative à laquelle Vincent Tavier, co-scénariste de Alleluia, qui fait un travail remarquable d’écriture, producteur belge, chien fou de Aaltra (B. Délepine et G. Kervern, 2003), Calvaire, Kill Me Please (Olias Barco, 2010), plus tard, Adoration, qui a fait partie de l’équipe technique de C’est arrivé près de chez vous (R. Belvaux, R. Bonzel, B. Poelvoorde, 1992), à l’initiative de films improbables, réussite narrative, donc, à laquelle il n’est pas étranger.

Réussite formelle, réussite narrative, Alleluia doit également sa réussite, au plan de l’incarnation, par la présence de l’incroyable Laurent Lucas, acteur à la frontière aussi, à la fois séduisant et inquiétant, énigmatique et drôlatique, homme et femme, femme et homme de Paul Bartel dans Calvaire, jouant ce chanteur sur le retour, sorte de gigolo professionnel, matador des peaux carnées, mais aussi par le jeu de Lola Dueñas, personnage ordinaire dont l’ordinarité est contrariée par la fonction, préparant des corps pour la belle mort, thanatopractrice les maquillant par fonction comme par l’organe, ses désirs comme ses pulsions, l’organe faisant la fonction, Gloria, depuis ses fantasmes, devenant un personnage de fiction à la fin du film, qui se termine, Lux, dans un cinéma. Alleluia qui se défait, dès lors, par le choix de ses acteurs, de tous les oripeaux des personnages du cinéma de genre français avec ses gueules, à l’instar de Philippe Nahon chez Gaspar Noé (Carne, 1992, Seul contre tous, 1999), qu’on retrouvait dans Calvaire.

Gloria (Lola Dueñas) marche dans une rue éclairée en bleu dans Alleluia
Alleluia - © Kris Dewitte (Panique s.p.r.l - Radar Films - Savage Film)

Réussite formelle, réussite sur la direction des acteurs, le film est malaisant, qui signe de la même manière sa réussite narrative comme son montage : malgré que l’on en connaisse l’histoire, qu’on en sache la trajectoire (celle des Tueurs de la lune de miel), le spectateur est déplacé une nouvelle fois, avec ce sentiment d’être constamment perdu avec ou sans consentement. Film pessimiste, comme l’était Calvaire, voilà ce qu’en dit la critique majoritaire à sa sortie, quand il s’agirait plutôt de voir ce cinéma comme un cinéma à la recherche d’une bonté malfaisante ou plutôt d’une malfaisance bienveillante. C’est que l’on retrouve sans doute le génie de Calvaire dans Alleluia, cette manière de composer une « comédie burlesque » (dit Fabrice Du Welz de Calvaire), de varier les tons, cinéma pris entre le comique et l’insane, la scène à la scie dans Alleluia, lorsque Gloria se met à chanter découpant un corps, recréant la magie de ce cinéma antagoniste, faisant rire et peur dans le même temps, en un acte d’horreur qui se veut poétique, ce que ne dit pas autrement Nicholas Winding Refn à propos de la violence dans ses films, n’y voyant que de la poésie pure à l’œuvre. Précisément, depuis toutes ces contradictions, Fabrice Du Welz est en quête d’un geste poétique, qui serait sa chanson de geste, ramassée dans le conseil comme le mot d’ordre que Paul Bartel adresse à Marc Stevens dans Calvaire : « Ne descendez pas au village, ce ne sont pas des gens comme vous et moi, ce ne sont pas des artistes. »

Réussite formelle, narrative, de l’acting aussi, Fabrice Du Welz n’est donc pas seul, il opère sous infiltration nébuleuse, agrège autour de lui ces « gens du métier » qui font une véritable famille chez Fabrice Du Welz, cette famille qui a du mal non pas simplement à boucler les fins de mois de son cinéma mais seulement à les débuter, une famille qui rêve les fins de mois parce que c’est gratuit, difficulté à faire des films ne trouvant pas les financements adéquats dans leur propre pays (Bouli Lanners et Les frères Dardenne occupant toute la tablée), Fabrice Du Welz qui est aussi à l’initiative de sa propre émission de cinéma, qui s’efforce de créer une dynamique, former des techniciens à ce cinéma-là qui est le sien afin de le rendre pérenne.

Si l’on n’avait pas vu histoire d’amour aussi folle depuis Bug de Friedkin (2006), Alleluia illustre surtout la poétique de Fabrice Du Welz, alliage fait du matériau brut et impur de l’immanence (désirs/pulsions) et de celui, pur, d’une transcendance (en un appel à l’élévation des corps comme de l’âme), transcendance sectionnée à l’artère par l’immanence. En effet, Alleluia raconte l’histoire de deux folies bijectives, s’entretenant mutuellement, deux appétits insatiables, deux immanences, qui, par effet de déplacements, silencieux mais tectoniques, vont s’efforcer de se transcender : deux personnages qui ne sont ni immoraux ni amoraux mais éminemment moraux (éthique, dit plutôt Fabrice Du Welz, dans la perspective de Spinoza), au sens où ils sont à eux-mêmes prescripteurs de leur propre loi comme de leur propre sens de l’honneur. C’est constamment qu’il leur faut créer leur vérité, par nécessité. Car même le chaos a ses lois. A quitter le sol ferme et familier du quotidien comme de ses valeurs dominantes, ils débouchent, en effet, dans l’incompréhensible et le menaçant. Aussi Gloria et Michel s’efforcent-ils d’aménager au mieux ce quotidien en se fixant de nouvelles habitudes. Par ces habitudes ils espèrent sans doute donner de la consistance à ce qui n’en avait pas ou plus, et faire que les événements se répètent selon un cycle de nouveau quasi-immuable. De la sorte, à l’abri de l’inconnu, ils voudraient imprimer un déterminisme à ce qui semblait irrémédiablement leur échapper. Et les choses se présentant toujours identiques à elles-mêmes, ils en arriveraient à croire (en quoi consiste leur fantasme) qu’ils seraient à l’abri du changement. De là cette fureur pour chacun d’eux à se creuser un trou et y disparaître.

Gloria est le point nodal de cette quête, personnage interstitiel, immanent et transcendant à la fois, qui ne cesse d’errer de film en film, Gloria en personnage de femme disparue, décédée dans Calvaire (au ciel, transcendantalement présente), en femme transie d’amour dans Alleluia, hallucinée dans Adoration, se croyant persécutée, en quête d’attention et d’amour, Gloria qui reviendra sous d’autres traits dans Inexorable, le prochain film de Fabrice Du Welz ; Gloria ou la part manquante du cinéma de Fabrice Du Welz, sa déclaration d’amour faite au cinéma comme aux femmes qui l’obsèdent, Alleluia qui ne pouvait se terminer, dès lors, qu’en chanson, une tragédie en forme de ritournelle, comme si de la tragédie n’en demeurait plus que le chœur/le cœur, chanson envoûtante d’un amour fou, qui dit « l’étendue de notre amour, infini », contre ceux qui n’en sont pas ou plus capables, parce qu’« ils n’ont plus de rêves, ils sont seuls, ils sont dans la nuit », film qui se termine en contrechamp de Calvaire, qui s’épuisait, à force de course de Marc Stevens pour échapper au mal, sur un fondu blanc, qui s’aboutit dans Alleluia par un fondu noir. Blanc de Calvaire qui n’est toutefois pas le blanc de la pureté mais blanc curieux produisant cette sensation très étrange qui en émane, de sentir ce blanc comme une couleur horrible. Blanc de Calvaire, noir de Alleluia, et quoi qu’il en soit des choix comme des couleurs, noir de la vie ou blanc de la mort, la mort ou la vie, Adoration, troisième et dernier film de la trilogie des Ardennes, devra choisir.

« Adoration » : La dernière tentation du Fils ?

Adoration, précisément, ni tout à fait noir ni tout à fait blanc, ou plutôt noir et blanc en même temps, à l’instar de Vinyan, va déjouer les attentes des deux premiers volets de la trilogie, film sur l’innocence qu’il s’agirait de trouver, Paul, porte-étendard de la filmographie de Fabrice Du Welz, est, proprement, dans une forme d’innocence, « un peu idiot, dans le sens dostoïevskien », dit son réalisateur, un « gamin » qui a une empathie exceptionnelle, vivant reclus, la plupart du temps dans l’hôpital psychiatrique où travaille sa mère, qui voit arriver un jour une jeune fille, mi-bête, mi-belle, monstre de beauté incarné sur terre, schizophrène, coupée littéralement en deux, immanente et transcendante de constitution altérée, dont il tombe amoureux instamment. Paul, qui ne comprend pas la maladie de Gloria, incapable d’en saisir le concept, la suit comme il fuit de l’hôpital en sa compagnie. Gloria, qui a des hallucinations, sur le visage duquel se lit la quête du « réalisme magique » de Fabrice Du Welz dans son cinéma, qui fantasme la réalité, prise par ses démons tous immanents, va être transcendée par Paul quand Paul le sera réciproquement par Gloria, par l’amour qu’il lui porte, qu’elle lui rend.

Paul, en effet, va entrer dans le langage de Gloria, son langage à elle, ne va pas essayer de la comprendre depuis l’extérieur, mais se laisser docilement, innocemment, contaminer depuis l’intérieur, s’échappant avec elle de cette clinique morbide, entamant un long voyage dans la forêt vers un point X, le point Vinyan dans sa face lumineuse, ce point X qui est leur bout du monde, trilogie des Ardennes sans doute, mais filmée en Bretagne, Paul et Gloria en quête de leur Penn ar Bed à eux, cet autre nom du Finistère, leur lointain, ce bout du monde où ils s’arrêteraient enfin.

Gloria, obsédée par l’eau, parce qu’elle la protégerait comme elle contaminait Janet dans Vinyan, l’eau, le recours aux forêts, les personnages de Paul et Gloria qui vont et viennent, une même esthétique, Adoration filmé en super 16, en argentique pour dire sans doute la mélancolie comme son rapport à la spiritualité, mais film en rupture avec les précédents, film « moins dogmatique » (Fabrice Du Welz), tourné à la façon d’un documentaire, moins genré que les deux autres films de la trilogie : en deçà du baroque, plus cru, plus naturaliste. Film qui fait se reposer à Fabrice Du Welz la question de l’élévation de et dans son cinéma, au sens de sa réception critique, question toute transcendante de sa possible célébration, ou comment une singularité, celle de Fabrice Du Welz, singularité toute immanente contenue dans ses choix de réalisation comme ses désirs de cinéma visant l’intime, pourrait connaître une transmutation de valeur, en s’exhaussant du singulier au pluriel, rencontrer le public comme la grâce. L’idéal ? Réussir, avec Adoration, ce qu’aurait fait Lukas Dhont avec Girl (2018), film qui aurait pu tendre vers le cinéma du fait de société tandis qu’il serait éminemment « personnel, viscéral, jusqu’au-boutiste », ce que, pourtant, « tout le monde applaudit à la fin » (Fabrice Du Welz, entretien avec Inthepanda). Cette question du public, avec Adoration, Fabrice Du Welz pense alors l’avoir trouvé, pour sa part, avec le personnage de Paul, qui serait le double rétrospectif de Fabrice Du Welz jeune adolescent, un personnage moins affirmé, dont la virilité serait délaissée, afin de « plonger dans le gamin que j’ai été » (entretien donné à Inthepanda).

Paul est, en effet, un personnage doux, pur, dont la pente serait propre à créer une situation d’empathie propice à cette quête immanente et transcendante à la fois, par une voie particulière, celle de l’anagogie (au sens de l’élévation de l’âme), en un double chemin : premier chemin, Adoration, qui est au fond une mystagogie, une initiation aux mystères, se termine en une extase, les films de Fabrice Du Welz s’achevant précisément toujours au point de non retour, non pas d’un fin qui serait abrupte, mais d’une fin comme paroxysme d’un amour atteint pour une personne (Alleluia, Adoration), paroxysme d’une situation (Calvaire), élevant l’âme de Paul/Gloria, dans Adoration, vers les cieux, ravissement de l’âme, au sens où réalité et fantasme incarnés par l’un et l’autre sont enfin confondus en un réalisme magique où le désir rencontre enfin son objet, Paul/Gloria, une seule âme désormais conquise, apaisée, regard tendu vers le ciel, en une échappée dans le sublime, à la rencontre d’une forme de divin qui aurait laissé aux hommes son témoignage dans quelques traces scripturaires lointaines et inaccessibles, décrites par le vol d’une nuée d’oiseaux, inscription hiéroglyphique qui, bientôt, s’effacera, mouvement de l’âme qui, s’augmentant, à partir d’un univers singulier, tend, en bout de parcours, à l’unicité ; deuxième chemin, Paul/Gloria, spectateur d’un désir de cinéma projeté sur l’écran géant du ciel par le réalisateur, en un mouvement agogique cette fois (au sens de « guider vers »), Paul/Gloria, spectateur de leur propre film comme de celui de son réalisateur, sont initiés au mysticisme comme Fabrice Du Welz espère mener son film vers un public qui l’auréolerait, en retour, d’une majesté particulière.

Adoration, partant, reprendrait Calvaire et Alleluia, mais en une remontée mécanique de l’horlogerie signée Fabrice Du Welz, errance qui ferait le trajet inverse dans le temps, en en revenant au plus intime, à la façon dont Almodovar, Bergman et Fellini, que citent Fabrice Du Welz comme étant à La source de son inspiration pour ce film, creusent sans cesse leur intimité, en réalisant, pour sa part, un film à hauteur d’enfant, s’efforçant d’« épouser complètement ce regard », en se mettant à sa hauteur en de nombreux plans serrés sur le visage de Paul, qui « vit une épiphanie incroyable en voyant une jeune fille » dont il va tomber à ce point éperdument amoureux qu’il va partager sa quête de l’absolu, que Paul va toutefois rendre plus sensible dans ce film, en ne raisonnant jamais Gloria, au contraire de Paul dans Vinyan, qui finira, ce faisant, sacrifié, une fois parvenu au royaume des morts. Un regard d’enfant, donc, qu’il s’agissait de trouver pour Fabrice Du Welz, mais pas n’importe quel regard, un regard « un peu innocent, un peu idiot au sens dostoïevskien », martèle-t-il, une nouvelle fois, d’entretien en entretien, sur lequel il faut donc poser son regard.

Mais comment parler, précisément, le langage de l’enfance, celle de Fabrice Du Welz à travers le personnage de Paul, quand on sait bien, quand on est adulte sans nécessairement être parents que, justement, l’enfant ne parle pas, du moins, même parvenu au stade de l’adolescence, qu’il ne parle pas comme un adulte s’il s’exprime ? Comment parler d’un mutisme primitif pour Fabrice Du Welz ? Par impossibilité, l’adulte en vient à parler le plus souvent à l’enfant et de l’enfant en lieu et place de l'enfant. Il parle l’enfant. Il parle pour l’enfant en parlant de l’enfant. Une conversion s’opère, dès lors, de ce silence enfantin à cette parole adulte. Conversion sur laquelle il ne peut être posé qu’un regard perplexe, voire coupable. C’est que la parole de l’adulte trahit toujours les silences de l’enfance. Elle leur fait la peau. Elle les troue. Elle les exprime mais au prix d’une trahison. La parole de l’adulte voudrait traduire le silence de l’enfance comme Paul parle peu dans Adoration. Elle tourne le silence en mots, mais sur un mode qui rend nécessairement cette parole infidèle à la vérité dont elle vient, à la vérité dont elle procède. Parler de l’enfance devrait reposer sur la conscience de l’impossibilité même de ce qui la fonde. Si, adulte, Fabrice Du Welz parlait de son enfance, il ferait alors subir à son enfance une opération qui dénaturerait ce silence d’où elle vient et vers lequel il prétendrait retourner par l’image comme la parole. L’enfance est bien un paradis perdu comme celle de L’enfance d’Ivan de Tarkovski (1962) dont les scènes de barque ont inspiré Fabrice Du Welz, et, peut-être inconsciemment, celles de La nuit du chasseur (Charles Laughton, 1955, comme le souligne Inthepanda), dont il est un si grand admirateur. Le regard que Fabrice Du Welz porterait sur son enfance ne pourrait être que celui d’un adulte, pas celui de l’enfant qu’il était. Fabrice Du Welz devrait se vivre, en effet, comme exilé de son enfance s’il souhaitait y retourner, ce qu’il parvient précisément à faire en posant un regard sur celle-ci à la fois mélancolique et nostalgique. En parler, dans son film, c’est pour lui exprimer le sentiment d’une perte que rien ne viendra rédimer tout à fait. La vie, comme son film, ne devrait être que cela : l’hommage rendu par l’adulte à ses rêves comme ses amours d’enfants.

Paul (Thomas Gioria) et Gloria (Fantine Harduin)sur une barque le long de l'eau dans Adoration
Adoration - © Kris Dewitte (visuel fourni par Imagine Film Distribution)

Cet hommage est rendu, dans Adoration, tout autant par le jeu des acteurs, notamment celui de Thomas Gioria. Si le choix de Fantine Harduin, déjà aperçue, notamment, dans Happy End (Haneke, 2017), a été relativement simple pour le rôle de Gloria, celui de Paul n’a été possible, après un long casting, qu’après le visionnage de Jusqu’à la garde (Xavier Legrand, 2017), dans lequel Thomas Gioria tenait déjà un rôle. Thomas Gioria qui va rendre possible ce regard enfantin, dans un tournage qui « a été le plus simple, le plus facile, le plus lumineux » (Fabrice Du Welz dans son entretien avec Inthepanda), parce qu’il est le personnage. A la question de Fabrice Du Welz, lors de leur première rencontre, de savoir ce qu’il fera du rôle de Paul, Thomas Gioria répondra, en effet, : « Rien », rien, c’est-à-dire, « Je vais écouter » (Fabrice Du Welz dans son entretien avec Inthepanda). Parfaite congruence entre un personnage et son incarnation, Paul, ce Prince Mychkine, idiot dostoïevskien, est, au pied de la lettre, un personnage de l’écoute/à l’écoute du monde. Paul, en effet, sans doute comme Fabrice Du Welz comme réalisateur, est porté par un certain type de folie qui en fait la radicalité. Personnage central, il est celui qui est l’immanence et la transcendance incarnées, en nous renseignant sur l’état du monde. Il nous apprend l’art (d’être) idiot (Pierre Truchot).

Journal d’un curé de cinéma en campagne

Sa folie est celle de l’idiotie bien comprise, celle que l’on retrouve, référence littéraire oblige, dans le personnage central du roman de Dostoïevski. Mychkine est en effet un marginal. Il passe pour être idiot. Son épilepsie n’y est pas pour rien, son corps bégaie et parle une langue étrangère, inaccessible au commun. Mychkine est encore un homme augmenté, qui a le pouvoir de désemparer son monde : il ne dissimule rien. Sans être dans une posture de supériorité, il domine son univers. Conscient pourtant de sa fragilité, lui qui ne se sent pas invincible, est fort du regard qu’il porte sur ce monde, un regard désembué, radicalement différent de celui communément adopté. Là, sans être là, immanent et transcendant, à l’instar de Paul, il a une dimension christique, qui pose une question reprise par Fabrice Du Welz dans tout son cinéma, qui est, au fond, la seule question qui puisse donner sens et direction à l’existence : faut-il choisir la mort ou la vie ?

Tous les personnages de Fabrice Du Welz, dans ses films, incarnent cette question dans leurs rapports humains et mettent en crise ceux qui les rencontrent comme le fait Mychkine dans le roman, leur double nature, immanente et transcendante, corps constitué et constituant, double nature de corps constitué-constituant, le leur permettant. Une question existentielle, de l’absurde comme du sens, qui, sondant les reins comme le cœur des individus, révèlent qu’ils n’ont rien de plus profond à offrir aux hommes que le gouffre qu’ils portent en eux.

Cet idiot dostoïevskien, dont la figure de Paul infiltre toute la cinématographie de Fabrice Du Welz, a une histoire sur laquelle il convient peut-être de s’attarder afin d’en éclairer le sens dans le cinéma du réalisateur de la trilogie des Ardennes. Car le personnage de L’idiot n’est pas n’importe quel type de personnage, c’est le Fol-en-Christ, dont la littérature a souvent fait le parcours, depuis le fou dans Boris Godounov (Pouchkine), la mère de Paul et le père Théraponte dans Les Frères Karamazov (Dostoïevski), sans renommer le prince Mychkine dans L’idiot, Gricha, dans Enfance (Tolstoï), mais aussi au cinéma, par exemple, dans Andreï Roublev, à travers le personnage de Dourotchka (Tarkovski, 1966), ou encore L’île (E. Nazarov, V. Zuikov, 1974), racontant la vie fictive du Père Anatoly. Si les quelques exemples donnés sont russes, c’est que le Fol-en-Christ est quasiment méconnu du monde occidental, quand cette « folie en Christ » a connu un destin différent en Orient chrétien, byzantin puis russe.

Le Fol-en-Christ est un personnage qui, ne cachant rien, personnage bas du front qui en fait la hauteur comme la distinction, prend au premier degré l’invitation à être fou selon le monde pour être sage selon Dieu, à faire de sa vie, comme les personnages de Fabrice Du Welz, le parchemin où écrire et vivre jusqu’à l’incandescence la divine folie : « Nous sommes fous à cause du Christ » (I Corinthiens 4, 10). Or, dans cette tradition, c’est Saint Paul « l’avorton », Paul le jeune dans Adoration, qui aurait donné ce nom de Folie en Christ (dont Saint François d’Assise sera la figure en occident chrétien, avec l’ordre des mendiants franciscains), Paul de Tarse qui ne cesse de redire, en effet, combien le message de Dieu est à ce point fou que celui qui le recevra ne pourra être qu’abhorré, que vivre selon ce message c’est être un Fol-en-Christ.

Fol-en-Christ, nombre des personnages centraux de Fabrice Du Welz le sont, sorte d’anarchrists dans un cinéma dont il faut redire qu’il est un cinéma de la bonté malfaisante/de la malfaisance bienveillante, fait de personnages pénétrés du sentiment du devenir et des discontinuités figurés par leur trajectoire mobile, qui aboutit à une sorte de prophétisme, à l’attente solitaire, même quand on est deux, d’un dieu qui ne vient pas. En effet, les personnages de Fabrice Du Welz ne sont déments que pour dénoncer la démence du monde, singent la possession de l’avoir comme de l’être pour débusquer le(ur) démon, feignent la débauche pour sauver les dépravés. Le Fol-en-Christ, comme les nombreux personnages de Fabrice Du Welz, n’a pas, à cet égard, d’habitat, il est un sans domicile fixe (Marc Stevens, dans Calvaire, sans cesse sur la route, remontant jusqu’aux tréfonds vers la forêt ; Paul et Janet, déterritorialisés dans Vinyan, en Thaïlande puis en Birmanie, sur les routes comme les eaux jusqu’au royaume des morts ; Michel, dans Alleluia, va son chemin, vide-gousset de femmes séduites ; Paul s’enfuyant de l’hôpital avec Gloria dans Adoration), sans domicile parce qu’en quête d’un habiter d’où déloger la médiocrité des hommes. Le Fol-en-Christ est leur envers : il erre, pauvre sans doute mais libre, le mors aux dents, témoignant du scandale et la folie de la Croix, pratiquant jusqu’à l’aporie la radicalité du message christique comme remise en question du monde, en éprouvant dans son corps, par son corps, contre le monde et son ordre, la haine profonde que le monde porte au message christique. Les personnages de Fabrice Du Welz, par leurs travers, leurs crimes, leurs obscénités, qui sont autant de blasphèmes et de sacrilèges, dénoncent inlassablement la perversité comme le mensonge du monde, ses puissances de domination. Réelle ou simulée, cette folie, parce qu’elle est d’inspiration céleste, les autorise à dire sa vérité au monde, inspiration qui les font échapper au jugement du monde, créant et recréant sans cesse leur propre ordre moral, parce que, à l’instar du Christ, possèdent-ils, du moins sont-ils en quête de cette double nature d’être à la fois dans le monde et hors du monde, immanent et transcendant, réel et fantasmé.

Fabrice Du Welz, à la manière de tout ce qu’il dit dans son admiration pour le cinéma de Mel Gibson, est sans doute, également, un mystique du/au cinéma, plutôt, livre-t-il dans son cinéma une expérience mystique, un cinéma empreint de religiosité dont la dramaturgie est entièrement construite sur le mode du rite initiatique, plongeant le spectateur dans un monde en crise, rite qui est à la fois reconstitution d’un parcours tout immanent, celui de ses personnages qu’il suit à hauteur de leur regard subjectif, reconstitution et surélévation dans le même temps, personnages qui cherchent à s’élever par les moyens comme les voies de l’amour sous toutes ses formes, mouvement immanent et transcendant, qui fait la qualité d’un récit comme sa dimension métaphorique, ce qu’en disait Paul Ricoeur, le cinéma de Fabrice Du Welz est « soumission à la réalité et invention fabuleuse, restitution et surélévation », un cinéma du réalisme magique, assène-t-il encore, sans doute, mais rite également pour son réalisateur, qui, à partir d’un matériau immanent de cinéphile et cinéphage comme de ses propres envies, débordements, désirs et folies, s’efforce de façon impermanente de s’élever en une naissance cent fois recommencée chaque film aidant : atteindre la grâce, pour Fabrice Du Welz, c’est naître, se conférer l’être en filmant, c’est proprement réinventer un langage à partir de rien.

Finalement, l’œuvre de Fabrice Du Welz, concilie deux qualités contraires : l’art de l’étrange et l’art de la déduction, pour cette raison, son cinéma ne peut pas simplement être vu, mais médité et rêvé. En s’imposant cette discipline, le spectateur doit alors suivre la ligne des faits (immanence), ce qui est raconté quand une autre doit suivre la ligne des rêveries comme des fantasmes (mouvement transcendant). Il faut dès lors dérouler synchroniquement les deux lectures en se posant devant chacune des errances cinématographiques de Fabrice Du Welz la question systématique suivante : sous quelles poussées (réelles ou fictives) les événements se sont-ils produits ? Avec un peu d’exercice, le spectateur décèlera des rêveries singulières, des cauchemars et des hallucinations qui révéleront de grandes profondeurs psychologiques. Alors l’errance de chacun des personnages du cinéma de Fabrice Du Welz tendra à leur faire découvrir le monde en même temps que l’intimité humaine.

Ce faisant, pour Fabrice Du Welz, la situation de l’individu dans la société est moins compliquée que celle de l’individu dans la nature. Son cinéma n’est pas, en effet, absorbée par les drames sociaux. Fabrice Du Welz n’est pas un cinéaste naturaliste. Il n’est pas du côté d’un certain cinéma français. Sa ligne, c’est « Cocteau, Dassin, Franju, Delvaux », celle, encore une fois, du réalisme magique, « la poésie du réel » (Entretien pour Alleluia, Strasbourg, Festival européen du film fantastique, 27 novembre 2014). Il traite en effet plus volontiers la situation de l’individu, son drame d’être face au monde. L’errance de ses personnages devient le drame d’aventuriers solitaires, drame de la solitude, où l’individu doit s’efforcer de lutter contre les forces telluriques comme contre tout un univers. Réalisme magique qui n’est pas sans problème pour un cinéma que la critique définit volontiers violent, lorsque cette violence, refusant le naturalisme à tout crin, n’est plus justifiable socialement. Mais ce n’est pas comprendre cette violence, cette violence qui est celle du Fol-en-Christ en ses personnages, violence car ce cinéma se trouve au point de rencontre du transcendant et de l’immanent, là où ça frotte, là où ça cogne.

Le monde extérieur dans son ensemble participe alors lui-même à cette synthèse du rêve et de la réalité. Le rêveur et l’univers travaillent ensemble à la même œuvre, qui révèle une attention à la psychologie des profondeurs, aux mystères psychologiques sans doute cachés de Fabrice Du Welz, dont les dernières minutes des films restent souvent un mystère ; conservent un secret, dont l’étrange fascination qu’elles exercent sur le spectateur est dû à leur profondeur onirique, qui lui permet de conclure en évoquant la nature du contenu latent caché sous cette apparence de voyage errant. Fabrice Du Welz transmet ainsi le germe de rêves sans fin. On croit aller voir un univers, comme dans Vinyan, mais c’est le cœur de l’individu, le cœur obscur avec ses souffrances, qui est le centre de tout. C’est l’aventure du cœur humain qu’on y découvre, mystère indéchiffrable sur lequel se termine Adoration. Dans cette perspective, la trajectoire finale de Paul et Gloria vers la blancheur sur laquelle se termine le film peut être vu comme un voyage au bout de la pellicule, l’ultime mise en place du vide de la pellicule qu’il s’agit de remplir que la blancheur défend.

En effet, du cinéma de Fabrice Du Welz semble finalement se dégager une cosmogonie. Ses personnages semblent jetés dans le monde comme autant d’atomes divisés initialement par une volonté divine. Tous sont en effet projetés dans toutes les directions de l’espace comme ils sont sans cesse en mouvement. Chacun, dans sa quête comme son errance (au plan immanent) n’aspirerait plus dès lors qu’à retourner à l’unité originelle (au plan transcendant), mais une aspiration qui serait contrecarrée, d’une part par la force d’expansion originellement imprimée à chacun d’entre eux pour se répandre dans le monde, mus par leurs désirs comme leurs fantasmes, mais mouvement qui irait s’épuisant comme Paul s’essouffle à la fin de Calvaire s’enfuyant, ou comme les deux adolescents de Adoration sont époumonés sur la barque ; et d’autre part par l’énergie de chacun, positive ou négative, qui agit dans les films comme force répulsive, empêchant les individus de s’agréger définitivement les uns aux autres, à l’exception notable de Paul et Gloria à la fin de Adoration. Le monde de Fabrice Du Welz serait la somme de ces énergies, une tension permanente entre des forces centrifuges et centripètes, entre la pesanteur de ses énergies, leur masse qui fait poids et écrase les destins, entre l’attraction qui émane des corps et la répulsion qui provient de l’âme, son cinéma devenant le théâtre d’une expérience existentielle où chacun affronte cet inévitable balancement et se l’impose sans réserves : comme une voile soumise à deux vents contraires, chacun doit servir deux maîtres à la fois, celui qui pousse vers l’épreuve du voyage et celui qui enchaîne aux mirages du retour. Précisément, les personnages de Fabrice Du Welz, pris dans l’étau de l’immanence et de la transcendance, se trouvent au point de jonction de l’âme et du corps, coincés dans leur purgatoire, pris entre ces deux forces contradictoires, entre celle qui émane de l’âme, qui les pousseraient à se laisser aller à rejoindre l’unité originelle de la matière, celle du corps qui les pousse à préserver leur existence comme leur identité individuelle contre le monde entier, fût-ce au prix du sang.

Adoration, de ce point de vue, du noir de la vie comme du blanc de la mort, fait son choix. Si les décors dans lesquels les personnages des films précédents de la trilogie, comme dans Vinyan, métaphorisaient par leur noirceur les ténèbres du monde/de leur monde, Adoration se termine par un blanc différent de celui de Calvaire : sa blancheur finale semble plutôt, en effet, proche de cette « omni-color », dont parle Edgar Poe dans son roman Les aventures de Arthur Gordon Pym, dont Fabrice Du Welz voudrait tellement mettre en scène le voyage, un blanc qui serait la synthèse, la réconciliation de toutes les couleurs, symbolisant le retour à l’unité.

L’absence de peur éprouvée par Paul à la fin du film, comme de la trilogie, signifierait sans doute que les forces de répulsion ont cessé d’opérer, Paul s’abandonnant corps et âme à la force d’attraction, n’aspirant plus qu’au retour à l’unité première, accompagné de Gloria, deux atomes insécables, l’unité « là où toute terreur disparaît ». Retour à l’unité qui ne serait autre que la fusion avec le divin ou bien encore la grâce atteinte, peut-être, un jour, dans ce film encore à venir, film non-vu, non encore fait de Fabrice Du Welz, son Gordon Pym, le fantôme de chacun de ses films, dont Edgar Poe nous renseigne finalement, dans ce livre singulier où il livrerait la somme de toutes ses expériences littéraires précédentes, Eureka, dans son Explicit : « Toutes [les] créatures sont aussi des intelligences plus ou moins conscientes ; conscientes, d’abord, de leur propre identité ; conscientes, ensuite, par faibles éclairs, de leur identité avec l’Être divin dont nous parlons, de leur identité avec Dieu. De ces deux espèces de consciences, suppose que la première s’affaiblisse graduellement, et que la seconde se fortifie […]. Imagine que le sens de l’identité individuelle se noie peu à peu dans la conscience générale, que l’Homme, par exemple, cessant, par gradations imperceptibles, de se sentir Homme, atteigne à la longue cette triomphante et imposante époque où il reconnaîtra dans sa propre existence celle de Jéhovah. En même temps, souviens-toi que tout est Vie, que tout est la Vie, la Vie dans la Vie, la petite dans la plus grande, et toutes dans l’Esprit de Dieu. »

La belle totalité enfin advenue ? Si telle une Vénus dont le burin du sculpteur ôte le superflu pour magnifier l’incomparable, chaque « artiste », comme chacun, au fond, « redresse tout ce qui est de travers, dissipe toute opacité et travaille à [se] rendre tout à fait limpide, sans cesser jamais de sculpter [sa] propre statue » (Plotin) dans tout ce qu’il fait et dit, Fabrice Du Welz fait plutôt son ballot de chaque image, l’inventaire des maigres biens de ses personnages : filme des histoires de fantômes. Ce cinéma « total », au sens d’une expérience totale, auquel il aspire est donc singulier. Certainement, sa totalité ne recourt pas à un modèle harmonique et divin d’une multiplicité de perspectives qui exprimerait un même monde. Au vrai, s’il y a volonté de totaliser chez Fabrice Du Welz, elle n’a lieu qu’à côté des parties. Dans son univers cinématographique, où tout apparaît décousu, parcellaire, lacunaire, ce tout est contigu à ses parties ; il ne les englobe pas, qui renforce l’impression qu’il n’y a pas de programme à l’œuvre, que tout est empirique : Fabrice Du Welz établit, en effet, une unité transversale entre des éléments dont la disparité et la dispersion, loin d’être annulées, se trouvent confirmées par leur rapprochement même, comme le montre tellement bien cette scène finale de Adoration, Paul et Gloria, enfin apparentés sans se confondre ni l’un dans l’autre, ni l’autre dans l’Un. Cette figure topologique pour le moins particulière qui apparaît dans son cinéma, celle d’un tout qui n’englobe pas mais prolonge, est une manière de caractériser le type de nexus (au sens d’« un lien, un enchaînement, en ensemble complexe ou une combinaison ») qui fait tenir, malgré tout, son univers.

Un univers ouvertement anticartésien quand il faut bien constater qu’en entrant dans la clarté, tout se dérobe au désir qu’en ont ses personnages. La totalité de Fabrice Du Welz ne se satisfait pas, dès lors, de dissoudre le monde sensible dans de vagues vérités (sur la vie, la mort) qu’il exprime et dissimule en même temps, l’abstraction qu’il découvre n’a, en effet, ni la généralité ni la fadeur d’un concept, mais l’acuité du singulier. Tel Bachelard que la mathématique conduit à Mallarmé et dont la connaissance est à la lisière de la rêverie, Fabrice Du Welz s’abstrait des phénomènes (de l’immanence) non pour en rendre raison mais pour en restituer l’inaccessible, le caractère fugitif de ce qui fuit comme ses personnages (se) fuient. A l’inspection de l’esprit qui, chez Descartes, dissout la sensation dans l’analyse et la réduit à ses éléments intellectuels, le cinéma de Fabrice Du Welz substitue les intuitions du cœur qui ne s’attache à rendre claires les impressions que pour mieux les éprouver. C’est le bon sens même : un peu d’abstraction éloigne du monde, mais beaucoup y reconduit. Son cinéma ne peut donc pas avoir de forme fixe, ne peut en espérer pour se sauver, ni nous sauver, ne se/nous propose pas davantage de plan préétabli qu’il s’agirait de suivre. Fabrice Du Welz n’est pas coach de vie. Ce qu’il dit n’a même pas de caractère écrit : à la manière du monde, c’est un éternel brouillon qu’il reprend sans cesse de film en film, un cinéma qui, comme tous les arbres des forêts dans lesquels ses personnages vont, est noueux en son centre pour nous rappeler, après Kant, que rien ne pourra jamais nous redresser, immanent/transcendant que nous sommes, car « nous sommes nés dans le bois courbe ».

Ce que filme, finalement, Fabrice Du Welz ? L’individu pris en sa faute, pris en sa fraude, le filmant par son point faible, ce désir de s’étendre sans limites, de sorte qu’il n’y ait point de flèches qui puissent atteindre son point central : rebelle à tous les doigts, sans consistance. Eau plutôt que terre (Janet dans Vinyan, Gloria dans Adoration), son personnage s’étend en possibilité flottante pour atteindre l’« inaccessible étoile » (Brel, qui quêtait aussi, désespérément sans doute, encore une fois). C’est donc bien par la déception que les personnages des films de Fabrice Du Welz expérimentent leurs défaillances comme leur propre impuissance à donner une suite à l’instant béni. Il ne peut y avoir dans le cinéma de Fabrice Du Welz que des joies-éclairs, des joies-étincelles, la bonté qui surgit du mal, qui sont une sorte de tangence ; un effleurement, et puis plus rien, clap de fin ! Un point de tangence qui est bien un point au bout d’une pointe, et si Paul et Gloria peuvent y atteindre dans Adoration, ils ne pourront s’y maintenir comme se termine la trilogie ; l’instant ne dure qu’un instant, il ne dure pas, aussi fugace que la grâce apparaît au ciel dans le retrait d’un vol d’oiseaux, cette grâce qui vient toujours chez Fabrice Du Welz comme un grand bruit hasardé. Leur tête en toute anti-tête entêtée, les personnages du cinéaste vont alors de non-lieu en non-lieu, travaillent à s’identifier au grain d’espace le plus menu, à l’instant le plus grenu, tentant de se réduire, s’il se peut, à cette grâce saisie dans sa ponctualité, s’efforçant de sauver en même temps tout un monde, anéanti dans l’ensilencement d’un univers « chu en tombe » (Armand Robin). Et dans leur quête, qui est plutôt ahan qu’élan, tentent d’élever leurs adieux à tout ce qui les terrassait en réponse aux signes blanchissants qu’agitaient le lointain, une trajectoire mue au seul passage de ces demi-dieux risquant des pas mortels, seigneurs de territoires non-décidés, personnages sans feu ni lieu, des spectres, la vie étant sans doute « un bref cauchemar entre deux néants » (Gavarni). Avoir le courage de consentir à cette aventure, finalement, c’était, pour eux, prendre le risque de la perte, sinon de la déperdition qu’implique nécessairement le fait de vivre dans l’intimité des questions, chercher le visage de ce qui n’a pas de visage, l’homme devant sa débâcle.

Poursuivre la lecture autour du cinéma de Fabrice Du Welz