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Le couple Clementine/Joel (Kate Winslet et Jim Carrey) dans "Eternal Sunshine of the Spotless Mind"
Rayon vert

« Eternal Sunshine of the Spotless Mind » de Michel Gondry : Élégie des souvenirs perdus

David Fonseca
Eternal Sunshine of the Spotless Mind, sous des allures de romance auréolée de science-fiction, met en jeu une question immémoriale : peut-on réellement se défaire de la douleur de l’amour, et plus fondamentalement, à quel prix peut-on se soustraire de la mémoire elle-même ? S'en dégage une philosophie de vie : si l'amour ne peut se déployer que dans la fragilité du temps, rien ne survivra d'autre que dans l’acceptation de l’échec, soit dans la possibilité toujours ouverte de recommencer.
David Fonseca

 

Eternal Sunshine of the Spotless Mind de Michel Gondry : Variation 1 sur le sentiment amoureux, en regard de Two Lovers et Sur la Route de Madison

 

Depuis le centre noueux du récit, Clementine (Kate Winslet) et Joel (Jim Carrey) font un choix rédhibitoire : ils décident de recourir à une procédure médicalo-aventureuse qui leur permettra d’effacer les souvenirs de leur relation brisée, jusqu'à atteindre leur point de sécheresse. Ce postulat, sous forme de dispositif théorique, déploie rapidement une méditation vertigineuse sur l’identité. Car, au fond, qu’est-ce qu’aimer, sinon tisser une trame de souvenirs partagés, un récit commun façonnant nos subjectivités ? Effacer l’autre, ne serait-ce pas dès lors se condamner soi, n'avoir plus qu'un corps diffus, évaporé, comme bulles éclatées, algèbre envolée de gestes ? Une solution qui emporterait la vie, comme certains alcools, la bouche ?

Au plan philosophique, Eternal Sunshine of the Spotless Mind a la mémoire de l'éléphant. Platonicien, par l’idée de l’anamnèse, il murmure que le souvenir est ce par quoi nous accédons à la vérité. Michel Gondry, accompagné de son scénariste Charlie Kaufman, tragédie la question : faut-il choisir l’oubli artificiel, une innocence retrouvée mais mutilée, ou bien accepter plutôt la souffrance comme corollaire de l’expérience humaine et de l’amour ? À partir de ce questionnement, quelques fragments pour une mémoire blessée émergent, des pistes qu'il faut emprunter maintenant, pour les laisser comme jalons d'un chemin que l'on s'ouvrirait secrètement pour soi.

Il est des films qui ne se racontent pas, mais se souviennent, qu'il faudrait savoir accueillir. Non pas comme on se souviendrait d’une histoire, mais d’un geste effacé. Eternal Sunshine of the Spotless Mind provient de cet arrière-pays : un film qui se tient sur le seuil, dans un battement, pris entre mémoire et oubli, l’amour et sa disparition. Il y a, dans Eternal Sunshine of the Spotless Mind, un lent effacement – une neige intérieure. Des visages s’éloignent, des gestes se défont, des paroles se dissolvent dans le blanc. Ce n’est pas la mort, mais tellement pire : c’est l’oubli choisi, l’effacement consenti.

Mais le souvenir n'est pas rien ici. Comme chez Proust, il ne s'archive pas ni ne s'administre. C'est une chair faite de deux êtres. Une matière fragile en décomposition sous la lumière trop vive du regret. Clementine et Joel, en s’effaçant l’un de l’autre, ne détruisent pas seulement des images : ils déchirent le tissu même de leur être. Aimer, c’est toujours faire de l’autre une partie de soi – non comme possession, mais comme empreinte. Ce que la machine efface n’est donc pas un souvenir, mais le lieu de toutes les tensions, lieu de vie : une cicatrice, par où se tiennent les visages de Clementine et Joel.

Le titre du film vient du plus loin aussi. Un poème d’Alexander Pope, qui lui confère une aura élégiaque. Une religieuse tente de se détacher de l’amour tragique qu’elle a vécu pour atteindre la sérénité de l’oubli. Alexander Pope écrit : « How happy is the blameless vestal’s lot! / The world forgetting, by the world forgot. / Eternal sunshine of the spotless mind! / Each prayer accepted, and each wish resigned. »

L’oubli en devient une grâce divine, une lumière éternelle qui protège l’esprit de la douleur. « Eternal sunshine of the spotless mind », c'est la lumière éternelle d’un esprit immaculé. Une promesse de béatitude, sans doute, mais aussi une menace d’effacement, comme si l’âme se réduisait à une page blanche. Un esprit sans tache, lumière sur l’innocence retrouvée. L’oubli comme promesse de paix. Mais peut-on simplement se délester de la douleur sans se délester de soi ?

La réflexion sur le désespoir kierkegaardien se trouve non loin (La Maladie à la mort). L’homme désespéré cherche toujours à fuir son rapport à soi, en se perdant dans l’immédiateté, dans l’oubli, dans l’innocence factice. Voilà en quoi consiste la procédure médicale du film : une fuite devant le désespoir, un refus de l’angoisse existentielle. Mais Kierkegaard ne nous laisse pas sans secours. Il avertit : fuir soi-même, c’est condamner son existence à l’inauthenticité. L’oubli, loin d’être salut, devient enfermement. Joel et Clementine s'en trouvent déchirés, entre la tentation d’un paradis sans douleur et l’évidence que la profondeur d’un être s’éprouve dans ses cicatrices. Alors quoi ? Quel choix leur reste-t-il ?

Quand Alexander Pope idéalise l’oubli comme un salut, à rebours, la recherche du temps perdu montre que la mémoire est la véritable voie vers la vérité de l’existence. Joel expérimente en direct cette lutte : plus il voit ses souvenirs s’effacer, plus il s’acharne à les retenir, comme si son être tout entier se dérobait avec eux. Le film en devient toutefois presque un « anti-Proust », une exploration non pas de la mémoire retrouvée, mais de la mémoire perdue – et de son prix existentiel.

La « spotless mind » n’est donc pas une bénédiction : c’est une page blanche où rien ne peut s’écrire, pas même la joie quand toute joie véritable porte en elle le souvenir de ce qu’elle aurait pu perdre. Proust le disait encore : il n’y a pas d’amour sans mémoire, et pas de mémoire sans vertige. La madeleine n’est pas seulement un objet : elle est une révélation. Joel, dans son effacement progressif, vit à rebours cette révélation : il sent le passé s’effondrer sous ses pas, comme si le sol de sa vie se dérobait. Plus il oublie, plus il se souvient. Et dans cette contradiction naît la vérité de son amour. Comme si soudain ouverte la sorte d'obscurité, d'angoisse de ne plus revoir Clementine, qui lui poignait le ventre, tout à coup avait cédé. Et sans en entamer ou en réduire le mouvement, il décidera de se laisse aller dans ce rythme, de déborder : s'y éclatant.

Le rêve et la mémoire se mêlent dans "Eternal Sunshine of the Spotless Mind"
© United International Pictures (UIP)

Aussi, quand Michel Gondry et Charlie Kaufman reprennent l'idée d'Alexander Pope, ils la subvertissent : leur film montre que cette innocence retrouvée n’est pas béatitude, mais une mutilation de l’être. La mise en scène de Michel Gondry épouse cette dialectique : les souvenirs se désagrègent dans une esthétique onirique faite de décors mouvants, de lumières instables, de scènes qui se dérobent, lestées d'ombre. Dans une semaine qui compte désormais trop de jours. Et quand Joel ferme les yeux, déjà Clementine n’est plus qu’une disparition que rien n'atteste sur un trottoir. Un nom griffonné dans un carnet. Une couleur de cheveux qu’on ne reconnaît plus. Il ne reste rien – sinon le désir absurde de se souvenir de ce qu’on a voulu perdre, tenu dans un souvenir qui est tout annulation.

L'eternal sunshine of the spotless mind, qui scintillait comme une promesse, une lumière éternelle, un esprit sans tache, est donc pure illusion. Au contraire, Michel Gondry filme la tache indélébile, la mémoire qui résiste, la douleur qui persiste. Car dans l’effacement, Joel découvre l’amour. À mesure que les souvenirs s’effacent, il veut les retenir. À mesure qu’il oublie, il désire. Vérité paradoxale : on ne sait ce qu’on aime qu’au moment de le perdre. Alors Clementine et Joel jouent à l'impossible, se lovent dans les souvenirs les plus enfouis, se réfugient dans l’oubli lui-même, comme si l’amour pouvait survivre à la mémoire. Mais tout s’efface. Les visages deviennent flous, les paysages se dissolvent. Et pourtant, quelque chose demeure. Une trace. Un reste. Une voix qui dit « Montauk ». Qui lance sa douleur dans les souvenirs.

Baudelaire aurait compris cette blessure d'où viennent Clementine et Joel : « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans. » L’excès de mémoire est une malédiction, un gouffre mélancolique où l’individu se perd. Cette tension baudelairienne résonne dans le film : trop de mémoire condamne à la souffrance. Joel ne veut plus de souvenirs, mais il veut Clementine. Il ne veut plus de douleur, mais il veut aimer. Il ne veut plus se rappeler, mais il veut recommencer. Pourtant, chacun, prisonniers de leur rancune, cherchent à s’effacer quand l’absence totale de mémoire vide l’existence de son intensité. Comme Baudelaire, Michel Gondry ne propose pas de résolution simple : la mémoire est à la fois poison et remède, beauté et supplice. Il refuse surtout que Joel reste prisonnier de cette mélancolie. Elle n’est pas une fin chez le cinéaste : elle est une étape. L’oubli est tenté, non pour effacer, mais pour renaître. Et dans cette tentative même, quelque chose se sauve : la possibilité de recommencer, paucité agrandissant infiniment la largeur de ce que chacun fuyait.

Quand l’effacement est d’abord une fuite, il opère alors, ensuite, comme prise de conscience. Quelque chose de levinassien en sourd : aimer, ce n’est pas posséder l’autre comme un souvenir, mais répondre de lui, être responsable de son visage dans le présent. Clementine et Joel, en acceptant de se retrouver malgré tout, affirment que la relation n’est pas fondée sur la mémoire seulement, mais sur la responsabilité éthique, sur le choix toujours renouvelé d’accueillir l’autre.

Une éthique se devine. Quand on aime, il faut accepter de se laisser dériver, et non poser a priori un terme vers lequel se diriger, savoir s’éliminer de soi. Ne plus mettre dans sa poche sans fond la fausse pièce. Ajouté foi aux contes bleus et aux paroles d'or. Dit autrement : Je me souviens que j’ai oublié/que je l'ai oublié, et c’est dans cet oubli que je me (le/la) retrouve. Le cœur du film ne se trouve sans doute pas logé ailleurs : non pas dans une opposition entre mémoire et oubli, mais leur étreinte. Ce que l’on aime ne s’efface jamais tout à fait. Il demeure, même effacé, comme une absence lumineuse. Et lorsque Joel et Clementine, à la fin, se disent simplement « OK » - OK pour recommencer, OK pour échouer, OK pour souffrir - ce ne sera pas un renoncement, mais une fidélité. Non pas à ce qu’ils furent, mais à ce qu’ils pourraient être, encore, malgré tout.

Alors, Clementine et Joel se retrouveront. Ils échoueront sans doute. La douleur viendra. Et si l’amour, comme la mémoire, est un champ de ruines, pourtant, ils y consentent. Ils disent « oui ». « Oui » à tout ce qu’il reste quand le monde a disparu autour. « Oui », comme un assentiment fragile. Un pari fait contre l'absurde. Un geste d’amour dans un monde d’effacement.

En coin, Nietzsche aurait souri. « Oui », c'est l’amor fati, aimer son destin, quand bien même il abîme. Aimer la vie, quand bien même elle oublie. Aimer l’autre, jusque dans la disparition. Alors, quand chez Proust, la mémoire est une révélation – elle restitue la vérité d’un être et du temps –. Michel Gondry met au contraire en scène la perte progressive de cette mémoire. Toutefois, la conclusion rejoint paradoxalement Nietzsche. Lorsque Clementine et Joel décident de « recommencer », en toute conscience de la douleur qui viendra, ils incarnent bel et bien l’amor fati, l’acceptation de la vie telle qu’elle est, avec sa répétition et ses blessures, l'orage qui affole les nuages. Là où Proust sauve le passé par la mémoire, Nietzsche sauve l’existence par le consentement à sa répétition. Eternal Sunshine of Spotless Mind articule les deux : si la mémoire est précieuse, dire « oui » à l’imperfection de l’amour est l'essentiel. Car Clementine et Joel n'ignorent pas, finalement, que la douleur est inséparable de la joie. Il ne s’agit ni de fuir par l’oubli (Pope), ni de sauver le passé intact (Proust), ni de s’enliser dans la mélancolie (Baudelaire), mais d’assumer la mémoire comme devenir, comme expérience tragique et nécessaire : habiter un vertige.

Eternal Sunshine of the Spotless Mind ouvre une troisième voie : la mémoire est imparfaite, douloureuse, fragmentée, mais pourquoi l’amour aurait-il besoin d’être pur pour être vrai ? Il ne peut se déployer que dans la fragilité du temps, dans l’acceptation de l’échec, soit dans la possibilité toujours ouverte de recommencer. L'amour sera toujours événement, mouvement, marche, tentative de trouver une direction, afin que chacun se serve de route à ce qu'ils ne connaissent pas. Un possible qui apparaît sur la ruine de tout possible. Parce que se lever le matin est orgueil, un acte de rébellion, il faut payer son écot de coups et de bosses. Avec pour mot d'ordre de donner à la difficulté d'être les pleins pouvoirs, la laisser s'autonomiser en un no man's land, une philosophie de la lente approche autour du centre vide sur le chemin de ronde. Car aimer, ce sera toujours perdre le fil. Clementine et Joel sont les trapéziste précis de ce fil sur lequel ils exerceront désormais leur impatience. Ils s'y ménageront un lieu de balancement, un poste, un réduit, où ils fatigueront leur fatigue, se suceront les nerfs, mobiliseront leurs fous, entre mi-fugue mi-raison : soudain élargissement du monde.

Eternal Sunshine of the Spotless Mind en devient une méditation sur la mémoire comme condition de l’être. Nous sommes fait du bois des souvenirs, des traces qu'ils charrient, des blessures qui nous disent. Ce que nous aimons, ce sont des visages qui nous échappent. Eternal Sunshine of the Spotless Mind est une élégie pour les souvenirs perdus. Une chanson pour les amours effacés. Une promesse que, même sans mémoire, quelque chose subsiste : le désir de recommencer. Et si aimer, c’était cela : recommencer, toujours, même quand tout a été dit, même quand tout a été oublié. Pour vivre en poète, se souvenir de l'avenir.
 

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