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Eloy Pohu dans le rôle d'Enzo
Critique

« Enzo » de Laurent Cantet et Robin Campillo : S'effacer par amitié

Thibaut Grégoire
Le dernier film en date de Robin Campillo est aussi et surtout le dernier film tout court de Laurent Cantet, disparu en avril 2024. Endossant la réalisation d'un scénario qu'il a co-écrit, Campillo s'efface derrière les intentions de Cantet et derrière une construction trop dense, trop pleine. Mais derrière l'accumulation de couches mal disposées, derrière ce mur branlant mal égalisé, se cache un film en creux, un film d'amitié sur le départ d'un ami.

« Enzo », un film de Laurent Cantet et Robin Campillo (2025)

Au générique d’ouverture d’Enzo, le nouveau film de Robin Campillo présenté en ouverture de la Quinzaine de Cinéastes à Cannes, on peut lire avant que ne commence le premier plan : « Un film de Laurent Cantet », suivi de « Réalisé par Robin Campillo ». On sait que les deux cinéastes collaborent depuis longtemps et qu’ils avaient écrit ce film ensemble avant la mort de Cantet en avril 2024. Étant co-scénariste d’Enzo, il était dès lors légitime et très significatif que Campillo reprenne le flambeau de la réalisation de ce qui apparaît dès lors comme un film posthume du premier, exécuté par le second.

On ressent en effet dans le chef de Robin Campillo la volonté de s’effacer derrière le scénario co-écrit avec Laurent Cantet, et de tenter de restituer un style plus proche de celui de Cantet que du sien, quand bien même le cinéma des deux hommes ont des affinités esthétiques et thématiques. Mais cet effacement et le rôle d’exécutant que Campillo semble avoir endossé sur Enzo posent cependant plusieurs questions quant à sa démarche. Qui est véritablement l’auteur de ce film ? Qui l’énonce ? En quoi n’est-il pas une copie d’un film de Cantet réalisé par un imitateur ? Si ces questions ne cessent de se poser durant la vision du film et après, il parvient malgré tout à créer une dialectique entre cette problématique et la situation du personnage. Enzo est en effet un apprenti maçon, et cette place d’ouvrier, d’exécutant, dans laquelle il essaie de se fondre ne peut être que rapprochée de celle que doit bien embrasser Robin Campillo. L’exécutant que veut être Campillo pour le film de Cantet doit reprendre à son compte un chantier qu’il avait contribué à démarrer, et qu’il se devait de terminer.

Le chantier, c’est le décor de la première scène d’Enzo, lors de laquelle on découvre le protagoniste éponyme, jeune apprenti de seize ans tentant de trouver sa place dans une équipe rodée et expérimentée, et se faisant copieusement enguirlander par son patron - plutôt maître de stage à ce que l’on comprendra dans la scène suivante. Alors qu’il le ramène chez lui, celui-ci découvre le milieu d’Enzo en pénétrant dans la maison familiale et en rencontrant ses parents. Enzo est un enfant de bonne famille, habitant dans une somptueuse villa des quartiers chics. Ces deux premières scènes assoient donc le projet du film - ou du moins l’un de ses projets -, à savoir suivre l’histoire d’un transfuge de classe inversé, dans un dispositif scénaristique qui ressemble à une démonstration du parfait petit malin : parler d’un sujet en le prenant à rebrousse-poil, à revers. Si le « plan » du film peut donc d’entrée apparaître comme limpide, voire comme trop bien huilé, la suite s’éloignera pourtant de ce qui semblait un chemin tout tracé, en multipliant les pistes, les couches, les enjeux, les sous-thématiques, etc.

Enzo et Vlad discute en marge du chantier
© Cinéart / Ad Vitam

Il y a en effet beaucoup de couches dans Enzo, beaucoup de pistes prenant pourtant toutes leurs sources dans le personnage principal. À travers son amitié avec Vlad, un ouvrier ukrainien du chantier, il sera question de l’Ukraine et d’un ailleurs en guerre qui, de vague relent d'une actualité lointaine, devient une réalité tangible pouvant influer sur celle d’Enzo. De cette amitié découlera petit à petit la découverte par Enzo de son homosexualité, doublée d’un mal-être adolescent également lié au fait qu’il peine à trouver sa place dans une famille et un milieu où il se sent étranger. Toutes ces couches superposées s’amoncellent de sorte à ce que le film commence à ressembler à un mille-feuille mal dosé. Si le point de départ du transfuge de classe inversé, bien que scénaristiquement roublard, apparaissait comme une base néanmoins solide, un bon mur porteur, Laurent Cantet et Robin Campillo n’ont apparemment pas pu s’empêcher de trop dessiner autour, d’ajouter des annexes superflues, tels des architectes zélés chargeant la mule d’une bâtisse en devenir qui allait inévitablement souffrir de cette sur-construction en la rendant trop dense, trop mastoc.

Au début du film, il est reproché à Enzo sur le chantier d’avoir édifié un mur branlant, inégal. La cause ? Le jeune apprenti y a mis trop de ciment entre les briques, sans se soucier de l’aplatir afin de rendre le tout plus homogène. Le résultat est donc mal fichu. C’est exactement le reproche que l’on pourrait faire au film. À force d’avoir voulu accumuler les couches sans les lisser, Laurent Cantet et Robin Campillo ont accouché d’un film branlant, d’une bâtisse bien trop chargée pour tenir droite, telle une tour de Pise trop ambitieuse. C’est dommage car, si l’on parvient à se frayer un chemin dans le film et à le suivre sans déplaisir, malgré les risques d’indigestion, c’est surtout grâce à son personnage qui en est le centre, et qui devrait finalement en être le seul et unique sujet. Mais à force de crouler sous les couches d’emplâtre scénaristique, il finit par s’effacer derrière cet édifice mastoc. Tout comme Campillo s’est lui aussi effacé derrière les thématiques et le « style » de son ami disparu, au point de ne plus savoir où donner de la tête ni à quelle branche thématique ou scénaristique se raccrocher, et à ne justement plus en avoir, de style.

Cependant, malgré toutes les réserves que peut susciter Enzo, malgré ce trop-plein qui aura eu raison de sa cohérence et de sa solidité, il ne faudrait pas en occulter ce qui fait sa force véritable et ce dans quoi réside toute sa moelle émotionnelle. Il s'agit de la toute dernière scène, une très belle fin qui vient tout sauver, le film comme le personnage, et surtout le(s) réalisateur(s). Dans cette dernière séquence, Enzo visite des ruines en Italie avec ses parents - ce qui apparaît d’une certaine manière comme un retour aux origines pour le personnage, dont le père est italien. Durant la visite, Enzo reçoit un appel de Vlad, depuis l’Ukraine, où le jeune homme est reparti pour participer à l’effort de guerre. La voix de Vlad est à ce moment-là une voix venue d’ailleurs, la voix d’un mort en sursis, parfois interrompue par des bruits de bombardements. La voix d’un fantôme, faisant écho à un ami disparu, se rappelle une dernière fois au vivant qui semble sur le point de passer à autre chose. Alors que Robin Campillo s’apprête à tourner la page de ce film d’amitié, il est une dernière fois rappelé par le passé et « réalise » ce dont le film qu’il vient de faire parle réellement. Derrière toutes les couches, les sujets accumulés, le manque de cohérence et de liant, il s’agissait de cela : accepter le départ d’un ami.

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