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Charlie Vauselle est le double de Robin Campillo dans "L'Île rouge"
Interview

L'éducation du regard : Interview de Robin Campillo autour de « L'Île rouge »

Thibaut Grégoire
Dans L'Île Rouge comme dans les autres films de Robin Campillo, le personnage-clé est un observateur, qui découvre en même temps que le spectateur un monde dont il ne comprend pas toutes les règles et qui reste à décrypter. C'est par le biais de l'éducation du regard que Robin Campillo amène ses personnages et ses spectateurs à s'acclimater aux jeux entre le réel et ses écrans, avant de les plonger enfin dans un bain plus froid. Comme le réalisateur se laisse envahir par le chaos dans sa méthode, il faut naviguer entre les différentes strates de réalité, et évoluer dans son film comme dans un rêve éveillé. Pour ce cinéaste qui privilégie la mutation et la métamorphose, la multiplicité des formes comprend aussi un attrait du fantastique, voire de la série B. C'est ces sujets-là et d'autres que nous avons évoqués avec lui lors d'un entretien qui s'est tenu à Bruxelles, début juillet.
Thibaut Grégoire

« L'Île rouge », un film de Robin Campillo (2023)

Dans L’Île rouge, le personnage de l’enfant, Thomas, a un rôle d’observateur, de scrutateur, de voyeur. Et il a aussi un double « fictionnel », qui est Fantomette, qui elle aussi ne cesse d’observer, d’espionner, à travers les vitres ou à distance. Est-ce une manière de placer le spectateur au centre du film ?

Quand j’ai commencé à me remémorer tous ces souvenirs d’enfance, la question s’est posée de pourquoi je voulais faire L’Île rouge. Et de cette question découle aussi celle de comment le film va fonctionner. À un moment, je me suis dit que ce n’était pas une éducation sentimentale mais une éducation du regard. Comment le regard révèle les gens et les situations ? Mais on ne sait pas trop si c’est le regard qui déplie les gens comme des origamis, les découvre, ou si ce sont les gens qui se révèlent par eux-mêmes à force d’être observés. C’est un peu les deux à la fois et cette question du regard est aussi ambivalente car, comme il s’agit d’un regard d’enfant, celui-ci ne comprend pas complètement ce qu’il observe. Par exemple, sur la question du désir, sexuel ou non, les choses ne sont pas très claires quand on est un enfant. Mais le fait qu’il se projette dans Fantomette induit aussi qu’il se projette dans une forme d’enquête sur le réel et sur les êtres qui l’entourent.

D’autant plus qu’ils sont dans une situation dans laquelle les adultes surjouent le bonheur et la féerie coloniale, comme si c’était un spectacle qu’on présente aux enfants. L’enfant y prend du plaisir mais se doute aussi qu’il y a quelque chose de fébrile et de caché là-dedans. Et le personnage de Fantomette était pour moi comme pour Thomas une manière de se projeter aussi dans quelque chose d’un peu plus féminin, alors que l’on est dans un univers qui est assez viril, macho, militaire. Il y avait donc une forme de liberté dans le personnage de Fantomette, qui est aussi une écolière, mais qui vit seule, qui n’a pas de parents. Elle incarnait donc pour moi une forme de liberté. La liberté est d’ailleurs plutôt du côté du féminin que du masculin dans L’Île rouge. Et cela accolait aussi la notion de clandestinité à celle du regard. Il y a cette idée de disparaître pour regarder. Dans un dialogue, la mère de Thomas lui dit qu’il aime les regarder sans être vu. Il y a donc cet attrait de disparaître pour être uniquement dans l’observation du réel. Je voulais aussi être dans une fiction qui ne soit pas une succession de scènes enchaînées par un fil narratif mais au contraire dans une logique de rêve, un peu comme si l’enfant passait d’une scène à l’autre par association d’idées, par évocations.

Cette idée de l‘observateur est un peu présente dans tous vos films. On rentre dans 120 battements par minute par l’intermédiaire du personnage d’Arnaud Vallois, qui découvre le fonctionnement d’Act Up avec le spectateur. Dans Les Revenants, ceux-ci sont constamment l’objet d’observations, scientifiques ou autres. C’est votre sujet.

Oui, c’est un peu le sujet de tous mes films, mais c’est surtout celui d’une éducation du regard. Je me suis rendu compte récemment que 120 battements par minute et L’Île rouge commençaient tous deux par un « bienvenue ». « Bienvenue à Act Up » et « Bienvenue à Madagascar ». Et dans Eastern Boys aussi, le personnage d’Olivier Rabourdin accueille malgré lui des gens dans son appartement. Le premier film que j’ai fait, Les Revenants, était un peu dans une logique d’un cinéma d’avant, dans lequel on veut tout contrôler, on décide de tout, des plans, du cadre, des costumes, de comment doivent jouer les comédiens, etc. C’est un peu l’héritage d’Hitchcock et d’autres réalisateurs qui ont pu m’influencer, mais qui étaient beaucoup dans le contrôle. Et quand je suis passé au numérique et que j’ai fait Eastern Boys, j’ai décidé d’être plus dans le lâcher-prise, dans la perte de contrôle. Eastern Boys reflétait vraiment ma position de réalisateur qui va à la fois chercher son sujet et se retrouve dépassé par celui-ci, tout comme le personnage principal va choisir, à la Gare du Nord, un jeune homme qu’il prend pour un prostitué, et va se faire envahir par ces gens qui rentrent chez lui et organisent une fête à son insu. Il est à la fois pris au piège mais décide aussi de prendre du plaisir et d’être un peu secoué dans sa vie.

Cela reflète vraiment ma position de réalisateur, qui accepte d’être perturbé par les autres, aussi bien les acteurs que par les techniciens, et qui essaie de faire de la mise en scène à partir de ça. J’ai choisi d’être plus dans le chaos que dans le contrôle et de faire avec, de l’utiliser. Ça rejoint ce que j’espère du regard du spectateur. J’aimerais que le spectateur ne se dise pas qu’on le prend par la main pour l’emmener d’un point A à un point B. La fiction, dans cette optique linéaire, serait un peu comme un discours que l’on tiendrait et qui serait démonstratif. Je veux au contraire qu’il y ait une perte de repères et c’est aussi pour cela que je passe par des regards un peu naïfs. Le regard d’un enfant qui découvre un monde dans L’Île rouge, mais aussi celui d’Arnaud Vallois qui débarque à Act Up et qui n’en comprend pas très bien les règles non plus. C’est donc une éducation au regard qui s’opère. Je préfère perdre les spectateurs et qu’eux-mêmes, tout comme les personnages, recomposent le réel qui les entoure. Je vois tellement de films dans lesquels, au bout d’un quart d’heure, j’ai tout compris de ce qui va être raconté et de ce qui va m'être proposé esthétiquement… Cela m’ennuie. Je préfère que les choses se métamorphosent tellement que l’on n’est plus sûr de rien. Un peu comme des changements de tonalité, en musique. Personnellement, je garde de l’enfance cette impression que mon cerveau était une auberge espagnole, que les gens que je voyais passer ne faisaient au fond que passer dans ma tête et que je n’existais pas vraiment. Un peu comme ce gamin dans L’Île rouge qui est comme une boîte noire, une camera obscura. C’est ça qui est important pour moi, dans mes films, c’est d’être envahi par les autres et d’essayer de comprendre comment ils fonctionnent, comment fonctionne un groupe humain.

Il y a aussi comme une acclimatation du regard. Dans L’Île rouge comme dans 120 battements par minute, il y a un dernier acte qui est inscrit dans une réalité concrète, crue, cruelle. Et le travail d’éducation du regard dont vous parliez prend tout son sens. On regarde mieux ces moments-là, on est au centre des choses et on y voit plus clairement.

Pour ces deux films, je fais d’abord croire qu’il s’agit d’une chronique. Ce serait comme des bouts de quotidien, avec toujours un champ-contrechamp assez fort. Dans 120 battements par minute, ce serait une alternance entre les scènes d’élaboration politique du discours, ces scènes de débats dans l’amphithéâtre, et les scènes d’actions. Dans L’Île rouge, l’alternance s'effectue entre les scènes du quotidien et celles de Fantomette. Les choses se répondent de manière un peu étrange, sans être dans le discours. On avance en tâtonnant un peu et en se disant que tout va bien, ce qui est agréable en un sens. Et il y a chaque fois dans ces deux films un goulot d’étranglement, lors duquel cela se resserre. Dans 120 battements par minute, c’est la scène à l’hôpital, dans laquelle la maladie, qui était le moteur de tous ces gens pendant la première partie du film, devient tellement forte que le collectif disparaît. Dans L’Île rouge, ça fonctionne un peu de la même manière : le gamin met son costume de Fantomette, il sort par la fenêtre et le collectif n’existe plus. Il se retrouve dans une base militaire qui est dépeuplée, de nuit, et il va découvrir autre chose. Il y a ce moment de disparition du collectif dans les deux films, et de basculement dans l’intime, jusqu’à l’enfermement.

Dans 120 battements par minute, à partir de ce moment-là, c’est presque étouffant. Et pourtant, il y a quand même le surgissement d’un autre collectif, qui n’est pas forcément celui auquel on s’attendait. Dans L’Île rouge, cet autre collectif, c’est la révolution malgache qui agit aussi comme un contrechamp du reste du film dans son entièreté. C’est encore plus radical, parce que c’est le revers de la médaille, le contraire de cette féerie coloniale qui a été présentée auparavant comme un spectacle à l’enfant. Et puis ce qui m’intéresse aussi par rapport au regard, c’est que celui du spectateur n’est évidemment pas non plus le même que celui de l’enfant. Dans la scène où Thomas regarde la fête chez ses parents, les gens qui dansent, il est derrière une vitre. Donc c’est un peu comme si ce qu’il voyait était une sorte d’univers cubiste, séparé de lui par cette paroi. Mais quand la mère se rend compte que son fils a assisté à cette scène lors de laquelle le père s’est montré extrêmement jaloux, elle peut imaginer que l’enfant a décrypté ce qu’il s’est passé, alors qu’au fond on n’en sait rien. Le spectateur a donc un regard sur la mère et sur l’enfant, qui peuvent s’imaginer des choses très différentes. Il reste un trouble sur ce que l’on doit comprendre des scènes.

Nadia Tereszkiewicz et Quim Gutiérrez dans "L'Île rouge"
© Memento Distribution

Il y un grand travail sur les contrastes dans L’Île rouge, ne serait-ce qu’entre le début et la fin. Mais aussi entre le regard des adultes et celui de l’enfant, entre les militaires et les habitants de l’île. Et il y a une scène qui met en exergue ce travail sur les contrastes : lors d’une projection en plein air, sur la plage, du Napoléon d’Abel Gance, on voit la mer agitée, en pleine tempête, sur l’écran, et en arrière-plan, une mer totalement paisible.

Le contraste est pour moi le moteur des films, c’est un peu comme un courant alternatif qui ferait disjoncter les choses. Les images se répondent, les attitudes se répondent, les sentiments se répondent. Concernant la projection, ce qui est fou c’est que je n’invente rien, je l’ai vraiment vécu. Le réel est parfois tellement touffu et étrange qu’il ne faut rien changer. Il n’y a pas grand-chose à ajouter quand on voit des militaires sur une plage avec l’océan indien devant eux, qui regardent sur un écran la méditerranée déchainée avec Napoléon sur un radeau, avec le drapeau français en guise de voile. La scène est proprement surréaliste mais elle est réelle, même si elle peut paraître aussi anecdotique. Elle en dit long sur l’imaginaire français à ce moment-là. On est à la fin d’une période impérialiste qui va de Napoléon à la dernière colonie qui est Madagascar, et qui est passée par les Trente Glorieuses, etc. Je n’ai pas besoin d’en rajouter, tout est dit.

Sur la question des contrastes, c’est une manière pour moi de raconter des choses qui vont de soi, sans être édifiant. Ça met aussi le spectateur dans un déséquilibre constant. Je n'aime pas la provocation gratuite, qui me semble être une démarche assez bourgeoise, mais par contre j’aime que le spectateur soit perturbé, qu’il doive constamment se demander où il est, qu’est-ce qu’il voit. J’ai aussi toujours l’impression que, dans la réalité, toutes les scènes que je vis sont hantées par autre chose. Dans L’Île rouge, quand Thomas monte dans l’avion pour voir le Père Noël qui va lui remettre un cadeau, il y a une espèce de contradiction entre la féerie qui vient du Père Noël et le décor, cet avion militaire, avec en arrière-plan des hommes en treillis. Sans compter que le Père Noël lui-même est tout de même une figure étrange, très paternaliste, dont on se demande parfois comment elle peut encore exister. Le contraste c’est aussi ça, le fait qu’il y ait toujours un contrechamp, des coulisses, à tout ce que l’on voit, à tout ce que l’on vit. Et ces coulisses représentent souvent la contradiction de ce que l’on perçoit. Je prends donc du plaisir à faire des films avec cette contradiction, dans ce paradoxe qui est toujours fertile, et qui est plus de l’ordre des sensations que de l’intellect. Et aussi parce que ça produit de la jubilation à regarder le film, à le traverser.

Il faut aussi passer outre le regard de l’enfant, passer de l’autre côté du miroir, comme dans cette scène dont vous parliez, dans laquelle Thomas regarde la fête chez ses parents, à travers une vitre. Notre regard de spectateur adulte est parfois en porte-à-faux avec celui de l’enfant, notamment dans cette scène où il voit Bernard, le jeune officier, mouiller son pantalon. Ça fait rire l’enfant alors que le spectateur se rend bien compte de l’aspect dramatique de la scène, et que Bernard s’urine dessus parce qu’il est saoul et désespéré.

Il y a toujours cette question : est-ce que le cinéma est un miroir ou une fenêtre ? Est-ce qu’il doit nous représenter ou est-ce qu’il doit nous permettre de voir plus loin, ailleurs ? Mais, sur la question du regard, il y a toujours un écran entre nous et le réel. Il est très difficile de se faire une vision dégrisée, « réaliste », du réel. Je pense que l’on voit toujours les choses de manière un tout petit peu déformée. C’est aussi pour ça qu’il y a comme un écran entre nous et les autres, et qu’il y a des différences de perceptions entre eux et nous sur un même événement. On prend le réel comme on peut, mais pour le décrypter, c’est beaucoup plus compliqué. Et le cinéma, qui est aussi un écran, agit là-dessus, sur le réel, comme un révélateur. Le personnage de Thomas, qui me représente dans L’Île rouge, est un enfant. Mais il faut comprendre aussi qu’à ce moment-là, les adultes – mes parents, à l’époque, par exemple – n’ont pas une vision claire du réel, ils n’arrivent pas à le décrypter. Mon père, quand il avait une mission, ne savait pas pourquoi il la faisait et quelle était la place de cette mission dans le contexte global. Les choses sont toujours un peu parcellaires. Il y a toujours aussi une infantilisation des gens dans ce type de contexte particulier, mais aussi dans la vie en général. On est toujours le « mineur » de quelqu’un. J’étais le mineur de mes parents, mon père était mineur par rapport à son père, mon père était mineur par rapport à l’armée, etc. Et ce que voit le regard de l’enfant, et ce miroir déformant dont vous parlez, c’est aussi une métaphore possible de l’impossibilité de voir les gens tels qu’ils sont. La vérité a du mal à surgir et le réel est plutôt un écran que la vérité elle-même. Et ça, c’est un peu l’essence du cinéma.

Il faut donc se frayer un chemin à travers les regards et les différentes perceptions du réel. Et dans L’Île rouge, il faut aussi naviguer entre les différentes formes qui sont aussi des représentations transformées du réel. Par exemple, vous filmez certaines scènes comme dans un film de genre ou un film fantastique. Il y a une scène d’exorcisme évidemment, mais aussi celle de l’attaque des femmes, et puis la présence mystérieuse, à la fois totémique et inquiétante, du petit crocodile.

Le fantastique est pour moi un moteur très fort de cinéma. J’ai toujours l’impression de faire un film fantastique, même si ce n’est pas évident de prime abord. Je suis fasciné par le cinéma fantastique, et même par la série B. Par exemple, j’ai beaucoup plus de fascination pour le Carrie de Brian De Palma que pour le Shining de Kubrick. Je préfère le côté trivial du film de De Palma, qui me parle beaucoup plus. On peut lui reprocher de faire des mouvements de caméras intempestifs, etc. Mais j’adore ça. Non seulement je me réfère à du fantastique mais à du fantastique de cinéma bis, parce que ce sont aussi des restes de l’enfance. Je pense que le cinéma reste une expérience fantastique et surréaliste en soi. J’ai eu beaucoup de plaisir à faire les scènes de Fantomette et ces scènes-là. Mais tout le film est empreint du fait que le réel est tout de suite confronté à son propre imaginaire, à son propre exotisme. J’ai par exemple dit à ma directrice de la photographie, Jeanne Lapoirie, que je voulais donner l’impression que les images ont été repeintes. Comme si les gens rajoutaient des couleurs au réel. Vous parlez de scènes qui sont proches du fantastique mais même l’arbre des amoureux au début, la forêt de bambous, ont un côté irréel. Et toute la fin du film, la traversée de la nuit avec Thomas en Fantomette, a un lien avec des films comme le Judex de Georges Franju. Ce sont aussi des manières pour Thomas de sortir du réel et de son quotidien. À travers Fantomette, il entretient un rapport distant à la nuit et à la clandestinité qui se concrétise. Il découvre sous un autre éclairage ces lieux qu’il l’habitude de voir de jour – l’église, etc. – et qui gagnent ainsi un statut fantastique. C’est aussi ce qui me pousse à faire du cinéma : redécouvrir la dimension fantastique des choses quotidiennes. Je n’aime pas, par exemple, que l’on me dise que 120 battements par minute est un film naturaliste. Les acteurs y jouent de manière naturaliste, en effet, mais le film en lui-même ne l’est pas du tout. Je pense au contraire que c’est un film qui est très « faux » dans sa manière d’être, dans la manière dont les actions sont filmées par exemple. Et c’est un effet qui est voulu car je vais toujours rechercher cette imagerie « fantastique ».

Vers la fin du film, quand les parents de Thomas veulent prendre une photo de famille dans le décor de l’île, avant de partir, Thomas dit qu’il ne veut pas de cette photo parce qu’il ne veut pas se souvenir. La photo est tout de même prise et, au final, l’existence même du film contredit cette volonté de ne pas se souvenir.

J’ai eu très vite une absence de nostalgie par rapport à ce que j’avais vécu, même en étant enfant. Mais ce qui m’interpelle dans la photographie, c’est qu’elle traine avec elle un sentiment de mort. Quand j’étais enfant, j’avais l’impression que quand on vivait un moment de bonheur, il fallait le figer pour en garder la preuve. Au fond, ce qui me dérange, avec le recul, ce n’est pas le souvenir, mais la question de vouloir à tout prix capturer le bonheur. Et c’est sans doute pour ça aussi que je préfère le cinéma à la photographie, car le cinéma à plutôt à voir avec la métamorphose, avec l’évolution et la transformation, qu’avec la fixation d’une image. C’est un peu comme quand on passe un bon moment avec d’autres personnes et que quelqu’un dit « Ah, on passe un bon moment ». Paradoxalement, le fait même de le dire vient enlever tout plaisir. La photographie opère un peu comme ça, en ramenant de la fixité là où il devrait y avoir du mouvement, de la mort là où il devrait y avoir du plaisir. Cette volonté d’avoir une preuve qu’on a été heureux détruit pour moi toute notion de bonheur, je sentais déjà fort cela en étant enfant et je le ressens encore beaucoup aujourd’hui.


Propos recueillis par Thibaut Grégoire dans les bureaux de Cinéart à Bruxelles, le 6 juillet 2023.

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