Tirer sur la Lune : Interview avec Laurent Cantet pour « L’Atelier »
Interview avec Laurent Cantet autour des enjeux de « L’Atelier » : Comment filmer des dialogues ? Quelle distance mettre entre la caméra et ceux qui participent au dialogue ? Quelle distance mettre entre les uns et les autres ? Quel silence mettre en évidence ?
« L’Atelier » (2017), un film de Laurent Cantet
Neuf ans après Entre les murs, Laurent Cantet s’intéresse une nouvelle fois à une relation prof/élèves. Dans L'Atelier, c'est dans le cadre d’un stage d’écriture pour jeunes que le cinéaste place sa caméra. Mais il le fait de manière plus délibérément fictionnelle que dans Entre les murs, notamment en confiant le rôle de la prof/écrivain à Marina Foïs, qui est donc confrontée à de jeunes acteurs non-professionnels. Cantet et son coscénariste Robin Campillo produisent un équilibre instable entre plusieurs aspects du film : l’atelier d’écriture, une trame romanesque – le mal-être d’un des élèves du groupe et son face-à-face progressif avec le professeur d’écriture – et le sous-texte politique lié au passé communiste de la ville de La Ciotat, toile de fond de l’action du film. Nous avons rencontré Laurent Cantet lors de son passage à Bruxelles pour évoquer avec lui les enjeux de L’Atelier, la démarche qui sous-tend sa méthode et sa mise en scène, ainsi que le travail de glissement entre les différentes strates, genres et problématiques à l’œuvre au sein d’un film protéiforme.
Thibaut Grégoire : Le film commence plus ou moins par une scène d’exposition qui est cette première entrevue entre le professeur et les stagiaires, laquelle annonce le programme du film, par la parole.
Laurent Cantet : Ce qui me plaît, personnellement c’est que cela commence par une phrase en particulier : « Au début, il n’y a rien ». C’est comme ça que j’aime construire un film : partir de quelque chose dont on ne sait rien, que ce ne soit pas vraiment préétabli, et que naissent progressivement de ce rien des personnages, des situations et des lignes que l’on va suivre.
On retrouve ce système de présentation par l’oralité dans le film de votre coscénariste Robin Campillo, 120 battements par minute...
En tout cas, je pense que ce qui nous intéresse l’un et l’autre, c’est de voir comment fonctionne un groupe. Et ce fonctionnement passe forcément par une série de règles que l’on accepte en faisant partie du groupe. C’est aussi de voir comment, de ces règles-là, vont naître des frictions, des oppositions, et comment, à travers ces oppositions, on va déroger aux règles que l’on s’est fixées. Ce qui m’intéresse, c’est plus le fonctionnement du groupe que ce qui va en sortir comme idées. Mais c’est vrai que Robin et moi avons un souci commun d’inclure nos histoires dans un contexte microcosmique qui représente le monde dans lequel on vit.
La fonction performative de la parole sous-tend-elle cette démarche ?
Dans tous mes films, j’ai le sentiment de beaucoup filmer la parole en pensant que c’est tout autant cinématographique que de l’action physique. C’est pour moi un enjeu de mise en scène : comment filmer des dialogues ? Quelle distance mettre entre la caméra et ceux qui participent au dialogue ? Quelle distance mettre entre les uns et les autres ? Quel silence mettre en évidence ? Cela se joue sur de toutes petites choses qui, personnellement, m’intéressent beaucoup. Dans ce cas-ci, c’est d’ailleurs le sens du film. À partir du moment où l'on arrive à mettre des mots justes sur un mal-être et une violence intérieure – en l’occurrence celle d’Antoine, joué par Matthieu Lucci -, on a déjà fait un grand pas car on a réussi à sublimer les choses à travers la précision de l’expression que l’on en trouve.
Est-ce que vous avez voulu associer, de manière directe ou indirecte, la parole à des images ? Par exemple, lorsque les jeunes mettent en commun leurs idées concernant le roman noir qu’ils vont écrire, cela convoque presque immédiatement des images, parce que l’on visualise ces scènes de crimes qu’ils décrivent et que cela renvoie à un imaginaire du polar, du film policier. Et puis, il y a, de manière plus directe, des images d’archives de la ville de La Ciotat, ainsi que des vidéos issues d’internet...
Dans la mesure où ceux qui parlent, en l’occurrence, baignent dans un monde d’images, le fait qu’ils manipulent des images à travers des mots me semblait assez naturel. Ça m’intéressait de donner à voir tout ce contexte dans lequel ils évoluent quotidiennement. Et cela passe aussi par le fait de mettre sur un pied d’égalité les images d’archives, celles des jeux vidéos, ou celles de Facebook. Parce que j’ai l’impression que les unes et les autres reflètent une grille de lecture de notre monde qui représente d’emblée l’opposition qui existe entre Olivia, le professeur, et les jeunes gens avec lesquels elle travaille. Elle a plutôt tendance à se rattacher au passé pour regarder notre monde, tandis qu’eux sont dans l’immédiateté, car les problèmes auxquels ils sont confrontés relèvent de cette immédiateté – qu’est-ce qu’on va faire demain ?, etc. Et cette fracture dans la lecture que l’on fait du monde est au centre du film.
Le fait qu’ils vivent dans un monde d’images rendrait l’accès aux mots plus difficile ?
Oui, sûrement. En tout cas, moins naturel au départ. Et c’est pour ça aussi que ça m’intéressait que ce soit un atelier d’écriture plutôt que de cinéma, car cela génère plus de discussions. Et pour quelqu’un qui ne maîtrise pas vraiment les mots et le langage, être obligé de convaincre par les mots, de devoir trouver ceux-ci, me semblait pouvoir donner lieu à des situations plus fortes.
D’ailleurs, lorsqu’Antoine lit son premier texte, qui décrit de manière froide, crue et sans recul, un massacre, les autres élèves sont choqués par les mots, alors qu’ils ont déjà dit, auparavant, être confrontés à des images encore bien plus violentes ou choquantes.
Et je pense qu’ils sont choqués aussi par le fait même de reconnaître dans ces mots des images qu’ils ont vu. Ça les renvoie aux images des attentats, entre autres, et ça donne donc un aspect plus précis à l’écriture. Ça choque beaucoup plus parce que ça renvoie à des souvenirs que l’on se refabrique.
Lorsque vous filmez la parole et le dialogue, est-ce que vous vous focalisez plus sur l’acteur où sur ce qu’il dit ?
Ce qui m’importe le plus, c’est l’énergie d’une discussion, la conviction que l’on peut y mettre. Ça peut parfois être une certaine forme de mauvaise foi, mais qui s’exprime à travers une façon de parler très significative. Le sens de ce qui est dit m’intéresse forcément aussi mais c’est quelque chose qui est assez facile à orchestrer, car ça passe par l’écriture, puis par les répétitions. Mais ce qui me touche le plus au cinéma, de manière générale, c’est l’incarnation des choses, et, même dans les dialogues, elle est évidemment toujours très signifiante. Et ce qui me plaît aussi, c’est lorsque l’on a l’impression que les personnages ne sont pas seulement instrumentalisés pour dire ce qu’ils ont à dire. J’aime les dialogues lorsqu’ils dépassent le sens littéral qu’ils nous proposent. Je n’ai pas envie que l’on se dise que telle scène serve à dire telle chose précise. J’ai envie que le discours soit noyé dans une énergie qui dépasse le sens initial de celui-ci.
Est-ce que cela implique aussi le fait de créer un contexte propice au « naturel », au « direct » dans lequel se noierait le discours ?
Oui, et pourtant, ces scènes-là sont très préparées. On les a répétées et jouées des dizaines de fois. Mais c’est pour ça que je mets toujours à peu près la même méthode de travail en œuvre : je tourne à deux caméras, pour ne pas demander aux acteurs de répondre dans le vide à une phrase qui aurait été dite hors-champs. Deux caméras permettent d’abord d’avoir de vrais champs/contrechamps, de vraies discussions entre les acteurs, et de tourner à chaque fois la scène du début à la fin. Du coup, les acteurs sont dans une énergie réelle de l’instant, qui leur permet d’avoir ces enchaînements très vifs, de partir au quart de tour parce qu’ils sont portés par le sens de la scène.
Est-ce que cela veut dire que la scène est très cadenassée, si vous la tournez à chaque fois en entier, pour arriver à une certaine cohérence dans le montage ?
Non, parce qu’il peut se passer des accidents, et c’est d’ailleurs ce qui est le plus intéressant. Quand ils sont pris dans cette vérité de la scène et que quelque chose se produit, ils peuvent rebondir dessus. Et c’était essentiellement le cas pour Marina Foïs, qui rétablissait les choses, qui les ramenait vers ce qui m’intéressait, et qui parfois partait dans une direction qui s’était accidentellement proposée.
Concernant cette relation entre Marina Foïs et les jeunes acteurs, comment l’avez-vous mise sur pied ? Comment sont-ils entrés en communication ?
Tout d’abord, Marina est arrivée avec deux semaines de retard dans les répétitions car elle était prise par un autre tournage. Et les autres acteurs s’étaient déjà préparés à travailler avec elle. Ils étaient assez impressionnés car ils la connaissaient bien à travers des comédies et même à travers les sketchs des Robins des Bois – dont on pourrait penser qu’ils ne sont pas dans le « background » de cette génération là, mais qui sont en réalité devenus cultes et intergénérationnels, à travers internet. Cette distance-là entre eux et elle m’intéressait car il y avait un parallèle entre celle qui sépare le personnage (Olivia) et le groupe. Et puis, Marina a été très curieuse de comprendre avec qui elle était, et très touchée aussi par ces situations qui étaient assez inédites pour elle. Elle se considérait comme une petite bourgeoise parisienne qui se retrouvait face à des jeunes gens qu’elle n’avait pas l’habitude de rencontrer, et cela l’a passionnée. Et cet intérêt qu’elle leur a accordé, le fait qu’elle ne soit jamais dans le surplomb ou le jugement par rapport à eux, a fait qu’une complicité très forte s’est installée très rapidement. Mais du coup, il a donc fallu recréer la distance dont j’avais rêvé, de manière un peu artificielle, au départ.
Comment avez-vous conçu la relation entre Olivia et Antoine ? On ne sait pas vraiment si elle est sexuellement ambigüe, s’il y a de la fascination et, si oui, de quel côté elle se trouve. C’est assez étrange...
C’est une relation étrange en soi et le film peut prendre le risque d’endosser cette étrangeté également. Il me semblait important qu’il y ait une dimension sensuelle possible, et que l’on sente que le film la prenne en compte. En même temps, ni l’un ni l’autre n’a vraiment ni la possibilité ni l’envie d’y accéder, mais c’est tout de même présent entre eux. Olivia est autant séduite par l’intelligence d’Antoine que par sa sensualité ou sa jeunesse. Cette séduction est constituée de tout ça, et c’est comme cela que ça fonctionne en règle générale, il me semble. Je ne pense pas que l’on puisse être séduit par une personne exclusivement par ses idées ou son corps. Les personnages endossent cette complexité là à travers le film. Et cela permettait aussi de décrire un rapport très égocentré qu’Antoine entretient avec lui-même, dans le travail qu’il fait sur son corps pour correspondre aux canons du moments ainsi que dans sa relation au monde. Par exemple, le fait que ce corps-là soit en rapport direct avec la mer, dans les plongeons qu’il fait et dans le plaisir qu’il a à éprouver ce contact, c’est quelque chose qui m’importait et qui crée évidement un registre sensuel.
Dans L’Atelier comme dans plusieurs de vos films, il y a l’impression que la fiction « se cherche », d’une certaine manière. Vous partez d’une base très concrète et précise, puis vous envisagez plusieurs pistes et le film prend un chemin sinueux à travers ces différentes pistes pour arriver à une destination qui ne semble pas aller de soi...
C’est aussi une méthode de travail que l’on a. On n’est jamais sûrs de la manière dont le film va finir quand on commence à l’écrire, et le travail de l’écriture nous amène progressivement à développer certains aspects qui vont nous amener naturellement vers d’autres. On garde parfois des traces de tentatives d’écriture qui deviennent des tentatives d’histoires, lesquelles ne se développent pas toujours. Il y a vraiment un parallèle entre l’écriture et ça. C’est quelque chose qui me plaît car j’ai l’impression que la vie fonctionne comme ça. On n’a jamais une ligne très précise que l’on va suivre, on est toujours en recherche de quelque chose. Et là, ce qui me plaît aussi, c’est que la fiction du film va être portée par celle que les personnages sont en train d’écrire. Si le film glisse de cette manière vers le thriller dans sa dernière partie, c’est parce qu’ils sont en train d’écrire un roman policier. De la même manière, la violence est abordée dans l’atelier par ce prisme-là, car elle est nécessaire au genre qu’ils abordent, mais cela va du coup autoriser Antoine à l’expérimenter dans cette relation étrange qu’il tisse avec Olivia. Cela induit une dimension presque réflexive qui nous a donné la ligne narrative du film.
Comment est-ce que vous concevez cet équilibre entre les différents niveaux de récit et les différents degrés du film (l’atelier d’écriture, la partie polar, la dimension politique, etc.) ?
Je pense qu’aussi bien Robin Campillo que moi avons le souci de ne pas être didactique du tout. Et quand bien même un des centres névralgiques d’un film est son regard sociologique ou politique sur un état du monde, on a envie que ça n’intervienne presque qu’en sous-texte. On ne veut pas faire un traité de sociologie. On attache donc beaucoup d’importance à la narration, au romanesque pour que ce regard sociologique et politique ne soit qu’un contexte, tout en étant très présent. C’est une manière de noyer le poisson, en quelque sorte. Quand on écrit un dialogue, par exemple, celui-ci peut être très long, comporter toutes sortes de choses et de digressions qui peuvent passer pour insignifiantes, mais c’est à travers ces « insignifiances » que l’on arrive à faire passer des choses importantes sans qu’elles soient pour autant soulignées ou pointées.
Le fait d’opérer une mise en abyme, de parler de la création, permet-il de glisser plus facilement vers d’autres territoires, dont celui du genre ?
Le genre policier vient contaminer le film par le fait que les personnages sont en train de travailler dessus. C’est le point de départ du film et c’est ce qui fait qu’il n’est pas simplement construit en deux blocs. Il n’y a pas d’abord l’atelier, puis l’histoire entre Antoine et Olivia. Ce qui se discute autour de la table s’incarne peut-être un peu plus chez Antoine et transparaît donc d’une certaine manière dans la deuxième partie du film. On parle de la violence, dans un premier temps, et ce que le personnage d’Antoine nous donne à voir par la suite est aussi une violence contenue qu’il va laisser échapper selon ce qui se passe dans sa vie et dans l’atelier. Les deux sont imbriqués l’un dans l’autre et ça a d’ailleurs été un des enjeux du montage de réussir cette alternance sans donner de sentiment de rupture, de garder une certaine continuité dans le film alors que des registres apparemment différents entrent en jeu.
Il y a effectivement une impression de glissement car on part de la création pour aller vers le terrain du polar, puis le polar permet d’engager la relation ambigüe, de fascination, entre la prof et l’élève, qui, à son tour, permet de glisser sur le terrain politique car ce que la prof découvre sur l’élève soulève une question politique actuelle.
C’est ce qui m’intéresse dans le romanesque, le fait que l’on ait le sentiment d’une cohérence qui n’est pas aussi évidente a priori. Avec Robin Campillo, nous n’avons pas peur des passages en force du scénario. Par exemple, quand Olivia va chez Antoine et qu’elle se retrouve face à lui dans sa chambre, c’est quelque chose qui ne se produirait sans doute pas dans la vie. On ne cherche jamais à fabriquer des mécanismes scénaristiques parfaits et imparables. Je suis parfois content qu'apparaisse quelque chose qui ne soit pas forcément évident par rapport à la scène précédente, mais dont on ait le sentiment que ça peut s’être produit de cette manière-là. On passe très peu de temps sur les mécanismes de narration. On se laisse plutôt porter par les sentiments des personnages, au risque parfois de paraître passer un peu en force sur certains aspects.
Vers la fin du film, il y a une sorte de « climax » aux allures crépusculaires – même si cela se passe plutôt à l’aube – et oniriques. Quelles étaient l’impulsion et l’intention de cette scène d’apogée dramatique ?
C’était une manière de montrer que l’expérience d’Antoine dépassait le cadre de l’écriture, mais qu’elle la rejoignait également avec cette scène-là. Dans cette descente vers la mer, sous ce clair de lune, on est dans un espace assez romanesque et poétique. Et c’est ce choc poétique qui va lui permettre de résoudre sa difficulté d’être. D’un coup, il va s’apaiser puis il va avoir un geste pratiquement littéraire, qui est de tirer sur la lune. C’est une manière de désamorcer une violence réelle. Je me suis dit qu’il n’allait ni se tirer une balle dans la tête, ni tirer sur Olivia. Il va dépasser ça, et cela va se traduire en mots dans la scène suivante, qui est la dernière du film. C’est vraiment cette expérience de cet instant-là, dans cette lumière-là et ce lieu-là qui va le ramener à lui-même et à une forme de paix intérieure.
Ce concept de « tirer sur la lune » n’est pas nommé dans le film, mais la vision de l’image renvoie presque immédiatement à des mots car ça a effectivement une portée poétique. Cela pourrait renvoyer au titre d’un poème ou d’une chanson. Quand est-ce que cette image est apparue, dans le processus de fabrication du film ?
Elle est apparue au moment de l’écriture de la scène mais je pense qu’elle était déjà préméditée avant car on avait déjà écrit une scène du début lors de laquelle un chevalier, dans un jeu vidéo joué par Antoine, tirait sur le soleil dans un geste à la fois désespéré et inutile. C’était donc très vite pensé, dès le départ. Mais j’avais très peur de ne pas avoir de pleine lune visible au tournage, car ça aurait pu remettre en question le sens de la scène et du film. Car tout ça a été tourné sans trucage, en nuit naturelle. Et j’étais assez content de retrouver visuellement cette ambiance que j’avais expérimenté moi-même à l’âge du personnage. J’allais me balader à cet endroit-là, les soirs de pleine lune, et c’est quelque chose que j’avais toujours eu envie de filmer. C’est maintenant chose possible grâce à des caméras qui le permettent.
Propos recueillis par Thibaut Grégoire, à Bruxelles, le 24 octobre 2017