
« Eddington » d'Ari Aster : Le virus couronné
Il faut parfois faire un petit pas en arrière pour donner à voir l'impasse de l'actuel et la penser pour s'en affranchir. Eddington revient sur la crise de coronavirus dont on croyait cinq ans après être heureusement sorti en s'imposant comme le film le plus contemporain du moment, celui qui a le plus à cœur d'empoigner les maux de l'époque, son vomi que la pandémie n'aura fait qu'épaissir. La fable du monde d'après a du plomb dans l'aile quand hier persévère en donnant l'impression, fautive, qu'il remonte à des années-lumière. La bouffonnerie des discours du « post » s'en trouvera soufflée. On n'est pas contemporain sans déclarer la guerre à l'actuel et tous les moyens sont disponibles, la farce pour désengorger un moment saturé et le western pour clarifier la confusion sans jamais y participer. Ari Aster peut alors reconduire son récit favori, celui des couronnements et des décapitations qui leur sont concentriques.
Rois et reine-mère
Eddington poursuit en grand, très grand, l'heureuse rupture consommée avec Beau is Afraid (2023) mais en la faisant fourcher pour mieux doubler les antiques angoisses d'Œdipe quand on les frotte au silex des pressions d'une époque désorientée. La propension au grotesque bouscule alors les architectures compactes des deux premiers longs-métrages, Hérédité (2018) et Midsommar (2019). Elle peut même les aérer, en les libérant progressivement des atmosphères confinées par leur souverain dont les yeux de démiurge ne brillaient alors qu'à égaler le Shining de Stanley Kubrick. La première paire de films est un diptyque de l'horreur, le premier nocturne et gothique, le second solaire et nordique. Le deuxième se donne aussi en reprise critique du premier – son déconfinement –, pour une double variation sur le couronnement, féminine après avoir été d'abord masculine.
Échapper à l'enfer des libérations trompeuses de la modernité, qui vicie l'institution familiale en en faisant une voie de garage saturée de névroses comme des gaz d'échappement, conviera à être accueilli-e par une communauté d'élection qui se révélera une parodie de tradition, l'une sectaire et diabolique, l'autre paysanne et païenne. Et l'enfer familial, ce Charybde, d'avoir pour Scylla l'autre enfer, maniaque et communautaire, dont on pourra au moins s'enorgueillir d'être le roi ou la reine.
On n’est couronné par les autres qu'à perdre la tête qu'on gardait pour soi en la croyant indécollable.
Le roitelet du cinéma d'horreur aura trouvé son motif, mais en préférant aussi vite mettre la pagaille à ses premières entreprises d'auto-couronnement. Avec Beau is Afraid, la mère (juive) s'impose comme celle qui fait de son fils un roi tout en ayant le droit de lui couper la tête. Le jugement dernier revient de droit à celle qui peut mettre à mort l'enfant qu'elle a mis au monde, en opérant y compris dans les secrètes alcôves de la crypte de son inconscient. Il faut alors se secouer les puces en déstabilisant le piège des symétries, tout le bancal nécessaire à se soustraire de leurs travers avec les armes de la bouffonnerie et du grotesque – pour respirer dans les grottes, ne pas manquer d'air.
L'échec grandiose de ce film, trop directement allégorique pour croire pouvoir trop facilement s'abstraire des obligations dialectiques du concret, est aussi le galop d'essai débouchant sur la réussite d'Eddington, autre film bancal mais absolument foisonnant, crépitant de fusées sur le contemporain. Si le surmoi kubrickien a bel et bien été mis de côté, l'autre surmoi, maternel, prend moins figure humaine désormais que la forme grotesque d'une communion extatique, excitée par la circulation virale des mots et images qui fâchent, et retrouvant l'intégrisme psycho-acoustique de la caverne archaïque, le ventre originaire de la reine-mère élargie à la membrane noire des écrans(1).
Ari Aster a donc dépassé le cap des auto-couronnements en poussant plus loin encore le carnaval de Midsommar, d'abord avec le beau bordel de Beau is Afraid, autocritique parodique d'un cinéaste qui sait avoir la tête trop pleine en tournant les films qui sauront en épancher les débordements et les excès. La purge était donc impérative en donnant Eddington, grand film (sur le) contemporain, imparfait mais toujours passionnant, héroïque à empoigner les maux de l'actuel, l'époque des crises sanitaires autant qu'immunitaires, pour dégorger l'asphyxiante confusion dont elle est tant saturée.
Radiophonie, cosmologie, astérisme
Eddington est un théâtre des opérations, entre un désert immémorial et la future construction d'un data center, et si son nom est fictif, son site est bien réel, prêté pour l'occasion par une bourgade du Nouveau-Mexique dont le nom ne cesse pas d'intriguer : Truth or Consequences. On apprend alors qu'en 1950, cette petite commune peuplée aujourd'hui de 6.000 habitants a fait voter par son conseil municipal son changement de nom, troquant alors Hot Springs pour l'improbable Vérité ou Conséquences, afin de relever le défi de l'animateur d'une émission radiophonique, Ralph Edwards, qui avait en effet promis que son show se tiendrait dans la première ville à en adopter le nom.
Vérité et Conséquences est une variante d'un jeu bien connu, Action ou Vérité, qui engage ses participants à devoir choisir entre répondre à une question intime ou gênante ou bien, quand on s'y refuse, à accepter un défi loufoque, ridicule ou humiliant. Ce genre de jeu implique son propre régime de sens : des vérités impossibles à dire obligent à des passages à l'acte compromettants, un acting-out dérisoire dont l'hystérie répond au choix persévérant du silence par la maltraitance.
Le nom jamais prononcé de la ville d'Eddington en serait l'un des secrets. L'hystérie y tourne à plein régime à faire du silence une option intenable, asphyxié par tous les dispositifs de médias de masse dont la radio est un prototype et un emblème, son pouvoir de viralité attesté dès les années 30 avec son usage totalitaire par Adolf Hitler ou, pour le critiquer, par Orson Welles avec son émission de radio inspirée de La Guerre des Mondes de H. G. Wells et par Charlie Chaplin avec Le Dictateur.
Un autre secret infiltre son nom fictif, celui d'Eddington, qui est celui d'un astrophysicien anglais de la première moitié du vingtième siècle. Arthur Eddington est notamment connu pour avoir tenté de fondre les acquis de la théorie de la relativité et de la théorie quantique. Il l'est davantage encore pour avoir fixé le seuil théorique de luminosité de tout objet céleste (une fois ce seuil franchi, la pression radiative l'emporte sur la gravité), tout en introduisant l'expression schématique de la flèche du temps. Le temps y est unidirectionnel et, dans une perspective cosmologique, son idée instruit que l'univers à ses débuts était dense, petit et chaud. Suite à sa longue expansion, l'univers entre alors dans une phase nouvelle de dilatation que perce la pointe d'une ère de refroidissement.
Donc on résumera les choses ainsi : la radiophonie pour prévenir que le réel est soluble dans la télécommunication toxique et virale de ses simulacres ; la cosmologie pour annoncer qu'après tant d'expansion et de dilatation, l'ère du refroidissement a peut-être déjà commencé. Le récit d'Eddington se tient secrètement entre les bornes symboliques du nom fictif et du vrai caché, une étoile si intense en termes de radiations médiatiques qu'elle perd toute gravité jusqu'à perdre la boule, avant l'extinction des feux et la glaciation. Dans le dernier plan, le centre de données planté au milieu du désert refoule la ville qui en accueille le site, dans les marges où elle en est le satellite.
Peut-être, un jour, on dira qu'Ari Aster fait de l'astérisme en cinéma en accomplissant les quatre fonctions que son nom toujours appelle (aster dit l'étoile en grec). Une première double fonction, astronomique et mythologique (quand on associe une figure mythique à une constellation). Et deux autres, l'une gemmologique (quand des pierres précieuses ou fines sont naturellement marquées d'un signe de croix ou d'une étoile) quand l'autre fonction est typographique (quand trois astérisques formant un triangle marquent une rupture dans un texte, nouveau paragraphe ou nouveau chapitre).
Dans la désorientation et son désert, le cinéma peut orienter. Un film en étoile du nord et ses plans d'éclat stellaire éclairent ainsi nos nébuleuses numériques, dont l'os est de mythes et d'archaïsmes.
Pan-pan (panique et pandémie)
Les plaines arides du Nouveau-Mexique s'y prêtent, que connaît Ari Aster résidant à Albuquerque : la rivalité du shérif d'Eddington (Joaquin Phoenix) et de son maire (Pedro Pascal) l'est d'un nouveau western, avec ses duels aux smartphones, non plus aux revolvers. La critique l'a déjà souligné en ne soutenant toutefois que du bout des doigts la projection Eddington au Festival de Cannes, emballée par son retour en fanfare au temps du confinement sanitaire pour y fourbir sa satire corrosive du trumpisme, mais au final décevant, censément impuissant à ne pas en clarifier la confusion, quand il ne jouerait pas d'ambiguïté en tapant sur tout le monde afin que chacun y reconnaisse les siens.
Si Eddington surprend, c'est au contraire en donnant forme à un moment saturé tout en travaillant à le rendre à sa lisibilité, ce dont les misanthropes sont incapables, Östlund et Dupieux, quand les autres célébrés, Brady Corbet et Wes Anderson, s'enferment dans le marbre de leur pyramide. C'est sa lucidité et si l'on n'y diagnostique que du confusionnisme, c'est en étant surtout dans l’œil de ses peu perspicaces spectateurs, infichus de considérer les astérisques d'un film qui en sont les gemmes, les signes indiquant qu'il est en cinéma une étoile du nord ne brillant qu'à éclairer la désorientation.
Le film d'Ari Aster ravit déjà par sa reconstitution minutieuse du folklore sanitaire d'alors, masques chirurgicaux sous le nez et regroupements réglementés pour empêcher les clusters, distanciation sociale pas toujours respectée et écouvillons chauffant les narines, toutes ces choses qui ont fait il y a cinq ans notre vie quotidienne et qui nous paraissent si loin en sachant qu'elles reviendront en pire à la prochaine pandémie. Ce folklore s'accompagne d'une inflation dans la pratique insomniaque du scrolling, les vidéos défilent sur les écrans domestiques et chacun y va narcissiquement de son opinion quand il ne s'agit pas de fanatisme et de conspirationnisme. L'autre ravissement tient à ce que ce folklore s'inscrit dans un espace précis et déterminé, à la fois échantillon local mais décentré des États-Unis considérés loin des grandes métropoles et site historique de spécificités culturelles, avec les découpages administratifs distinguant les pueblos, sous contrôle communautaire des natifs amérindiens, des autres territoires contrôlés par les gardiens municipaux, le shérif et ses adjoints.
Eddington est le plus concrètement situé des films d'Ari Aster, dans l'espace et dans le temps. Et l'on y fera à qui mieux mieux pan-pan mais c'est un nouveau western, on dégaine en filmant et l'on fait feu en publiant les vidéos sur les réseaux. Au monopole de la violence légitime dont le shérif Joe Cross est dépositaire, et qu'il voudrait transmuer en capital symbolique afin de l'aider à détrôner son rival Ted Garcia, s'oppose un autre régime de violence mais sans monopole celui-là, tout le monde y a accès, il suffit pour cela d'avoir un appareil connecté. La violence y serait seulement symbolique, on déclare et influence, on manipule et calomnie, on diffame et humilie. À moins de considérer que, même symbolique, la violence reste violence en pouvant encourager des déchaînements mimétiques et des franchissements sans retour, décompensations fatales et autres passages à l'acte suicidaires.

Pan-pan : un pan pour le contexte ultra-moderne et pandémique (et même syndémique quand la circulation du virus se voit favorisée par un environnement social saturé de défiance et de délires) ; un autre pour son fond d'archaïsme panique (le fantasme reste celui, foncièrement étasunien, de la guerre civile, d'où l'adresse au cinéma de John Ford). Pan-pan est encore l'onomatopée adoptée par les conventions régissant les communications radiotéléphoniques internationales pour signifier un appel d'urgence (que l'on doit d'ailleurs prononcer « panne, panne », qui est en fait la transcription anglaise d'une locution d'origine française, à l'instar de « mayday » qui est issu de « m'aider »).
Eddington fait donc pan-pan de tout bois, un vrai maître du pan-pan qu'est Ari Aster. On rit, certes de plus en plus jaune, de plus en plus noir quand les armes à feu finiront par être la critique des armes de la critique en ligne. Mais il faut bien avoir à l'oreille l'autre pan-pan, celui d'un authentique appel à l'aide, appel au secours d'un monde en panne d'être incapable de se désaturer de lui-même.
Un seul exemple, éclairant telle une comète rayant la nuit, sublime astérisque : l'intervalle de temps court, quelques dixièmes de seconde, séparant le tir d'un fusil de longue portée de sa cible atteinte est toujours plus long que le postage d'une vidéo à l'heure du passage entre le web 2.0 (on participe aux données) et 3.0 (on les détient comme une banque, son or). La relecture finale et bouffonne de No Country for Old Men, le roman de Cormac McCarthy et son adaptation par les frères Coen, a pour triple astérisque cet ordre-là que lance le shérif à son adjoint : poste avant que je n'y cogite !
Un clic bat de vitesse – celle de la lumière – la physique balistique qui remonte à la révolution industrielle. Dans les deux cas, penser c'est ramasser les douilles et si l'on en oublie une, ainsi Joe qui planifie l'assassinat de son rival Ted avec un fusil à lunette, on finit avec un trou dans la tête, ouille ! Pourtant un plan magnifique en aura prévenu, celui où dans la rue Ted tient tête à Joe qui veut garder le cap en maintenant sur le crâne son couvre-chef qui veut se faire la malle, aidé par un coup de vent plus fort que tous les calculs d'Ari Aster. La lunette astronomique qui promet les étoiles ne peut être qu'abandonnée dans la préférence des petites lorgnettes, l'œil des caméras portatives et les petits trous des cibles en carton.
Poster c'est tirer, faire pan-pan, post-post, faire des discours de l'après un compost. La vérité du « post » sent la poudre, avant la peau trouée : l'après, monde d'après, post-modernité et post-vérité, c'est l'avant en pire, ses névroses et paranoïas tournant psychose, la modernité dont l'enfer empire.
Aérosols
Eddington ventile à tout va, brasse à tout vent, dispense les micro-gouttelettes qui sont d'autres astérisques, tirs de mortier et fusées de détresse. Autant d'étoilements qui, quand ils visent juste, mettent l'accent sur les enfièvrements de l'actuel, le doigt à la fois microscope et macroscopique, la caméra de cinéma préférée aux gâchettes des smartphones qui renouvellent l'antique artillerie.
Le film d'Ari Aster est un festival, un authentique feu d'artifice. La confusion est un festin barbare, mais sans jamais dégager des obligations à s'y orienter en lui restituant toute sa lisibilité, nécessaire.
Ainsi, « Firework », le hit de Katy Perry de 2010, qui a servi de musique à la campagne des primaires démocrates d'Hillary Clinton en 2016 en étant inspiré selon son interprète de Sur la route de Jack Kerouac, est l'occasion d'un duel d'abord drolatique entre Joe et Ted, le second qui pousse à fond les décibels quand le second voudrait en étouffer le raffut. Les deux soufflets que Ted inflige à Joe, humilié, seront cependant sanctionnés par le pire des feux d'artifice. Le signe culturel est cette goutte qui, parmi d'autres, fera déborder le vase des inimitiés et Ari Aster en extrait les particules de contradiction. L'hymne au volontarisme individuel, apparié aux feux d'artifice de la fête d'indépendance du 4 juillet, est aussi celui d'un candidat démocrate dont le clip hilarant vante la lutte contre les inégalités, raciales et économiques, et les mérites de la transition écologique grâce aux ressources financières offertes par le projet d'installation d'un centre de données, dévastateur sur le plan environnemental et que jamais ne compensera la plantation publicitaire des éoliennes.
La même chanson de Katy Perry, donnée toujours en 2010 à une campagne pro-LGBT, montre dans son clip un garçon tourmenté par trois « racailles » fortement racisés. Le refrain de l'empouvoirement est homogène au capitalisme technologique en reproduisant des clichés racistes.
Cette goutte-là éclate en faisant voler les particules fines des contradictions et leur aspersion rebondira ailleurs. On pense en particulier à la mobilisation pro-Black Lives Matter menée par une jeunesse blanche sans terrain concret de mobilisation, désireuse de se politiser sincèrement en découvrant l'assassinat de George Floyd, mais lourdement entravée de mauvaise conscience. Sarah, sa leader, s'en prend ainsi à son ancien petit copain, l'adjoint du shérif Michael, qu'elle accuse d'être policier alors qu'il est africain-américain, tandis que l'un de ses prétendants, Brian, rallie la cause uniquement pour la séduire en arguant qu'il faut dénoncer le privilège blanc tout en évitant de parler à la place de ses victimes. L'antiracisme moral et juvénile tombe sur l'os de son réel quand le père de Brian lui répond qu'il ne peut s'opposer à ce privilège puisqu'il en est. Morale : pourquoi, donc, combattre un rapport social dont on bénéficie ? La critique des absurdités d'un antiracisme hors sol est redoublée par l'indifférence des jeunes quant au sort des communautés natives, apache et navajo. Un policier amérindien tué aura droit à sa peinture murale, tandis que Brian qui a su profiter de la catastrophe finale s'en remet au pouvoir blanc qu'il critiquait en devenant un militant pro-armes.
La clarification de la question raciale trouvera son épitomé de façon explosive et avec quelle radicalité, on y reviendra au moment opportun. En attendant, les aérosols fusent dans d'autres directions, avec l'asthme du shérif que le virus amplifie et qu'il a probablement déjà contracté, et la bombe aérosol qu'il utilise pour faire passer son adjoint Michael pour l'auteur du massacre qu'il a commis et dont le son se poursuit sur sa voiture lancée dans la nuit et lui dont le souffle raccourcit.
Chacun-e sa façon de s'intoxiquer, de se confiner dans les malheurs d'un narcissisme victimaire. Les victimes de pédocriminalité, qui sentent l'affaire Epstein à plein nez (un aparté antisémite sur l'enterrement d'un salaud dans le cimetière du Mossad le confirmerait) et à laquelle il semblerait bien que Donald Trump ne soit pas étranger, abondent les nouvelles églises qui ont troqué la bible et la thèse chrétienne des deux corps, charnel et spirituel, pour les nouveautés de l'éternité numérique. Si le choix d'Austin Butler dans le rôle du gourou est plutôt bien senti, notamment parce qu'il a interprété Elvis dans le film éponyme de Baz Luhrmann, son rôle est cependant trop restreint, ainsi que celui de sa nouvelle ouaille jouée par Emma Stone, l'épouse malade du shérif, enserrée dans son traumatisme dont le cocon est renforcé par sa mère, hystérique. Si l'actrice « huppertise », rousseur livide et nervosité névrotique, son rôle est peu développé, assez proche de celui de Kinds of Kindness de Yórgos Lánthimos, mais avec une tonalité assourdie la sauvant de l'acting-out. Les poupées qu'elle coud, avatars des maquettes de Hérédité et du corps rempli de bourre comme un épouvantail de Midsommar, figurent les monstres que dégueule la bouche et les effets gigogne qui sont des réclusions maternelles La référence à Louise Bourgeois amplifie aussi le soupçon d'inceste paternel pesant sur elle. Mais, là encore, cela passe trop vite, le film aurait vraiment gagné à durer une bonne demi-heure de plus, non pas pour faire monument mais en mise sur le feuilletonesque.
Eddington retombe sur ses pieds avec le face à face entre Joe et Ted. Les deux acteurs excellent à jouer les gars ordinaires, les voix légèrement aiguës en étant placées au-dessus du filet des virilités attendues (Ted est un pédagogue tout à sa sa réélection, Joe est asthmatique et toujours à bout de souffle). Mais Ted sort du champ un peu trop vite, avec une sécheresse toutefois qui laisse sur le carreau, le souffle court, pour mieux laisser Joe découvrir qu'il est le rival de tout le monde, de n'importe qui et de personne. Le caractère obscur et forcé de leur différend, lié à la personne de Louise, épouse de l'une et ex de l'autre, atteste l'infondé des rivalités mimétiques (l'inceste paternel, la mère de Louise croit avoir intérêt à en transformer le crime pour l'imputer à Ted), mieux que le nom du shérif qui, c'est plus drôle, a pour livre de chevet Le Monde perdu de Michael Crichton.
Eddington est une semblable île aux chimères, dinosaures de la violence fondatrice des États-Unis génétiquement modifiés par la réticulation numérique des interconnexions. Et les petits écrans sont si métastatiques qu'ils laissent peu de place à un extrait de Young Mister Lincoln, Vers sa destinée en version française, de John Ford, lumière fossile d'un monde disparu, celui du cinéma éducateur du roman national, remplacé depuis par celui où tout le monde veut être un roi, un monarchisme démocratique, quand il n'y a que le coronavirus à être couronné, ainsi que son nom l'indique.
Enfin, un autre couronnement a lieu, c'est le plan du générique-fin : le centre de données a finalement été construit et il conservera les traces numériques du désastre, son gisement à lui de lucrativité. Surtout, le data center occupe le centre du désert, la cité d'Eddington reléguée à sa périphérie, satellisée par le site qui en est le parasite. Le seul gagnant de cette ténébreuse affaire est la Big Tech. Où sont la confusion et l'ambiguïté ? Les petits soldats de la technologie en sont la chair à canon et l'astérisme du cinéma d'Ari Aster, aussi bouffonnant soit-il, d'être techno-politique(2).
Pas de paix, pas de justice
En 2020, Donald Trump était le président du pays le plus puissant du monde, mais si peu protégé par la virulence de la crise de Covid-19. Aujourd'hui, il l'est à nouveau et la référence au slogan MAGA (« Make America Great Again ») permet de mieux effacer les discontinuités entre ses deux mandats. L'époque est donc intervallaire et le pire est que tout y est viral, les zoonoses comme les passions tristes charriées par les postillons des télécommunications. Pourtant, le coronavirus est cette tempête virale, pas la première d'ailleurs, pas la peine de délirer, exposant qu'il est également trop humain et politique(3). La pandémie est également une syndémie. Son message était pourtant clair : garder ses distances, non pas pour éviter de se mélanger, mais pour empêcher le court-circuit psychique des proximités dépressives, collectifs maniaques, mères totales et insulations autistiques(4).
On n'avait pas vu venir des écrans étasuniens une telle clairvoyance sur notre époque bouffie d'elle-même, les crises mimétiques débouchant sur des collapses sanitaires et immunitaires, les intoxications délirantes et collectives en autant d'auto-asphyxies, la viralité des paniques morales et des passions apocalyptiques, les sphères saturées et les masques qui en rajoutent dans l'irrespirable, le viol des corps et des enfances (Joe désire un enfant de Louise qui en aura un du gourou néo-télé-évangélique qu'elle rejoint) depuis les séries télé de Damon Lindelof, The Leftovers et Watchmen.
La fin tragique de Joe, devenu légume cloué sur une chaise roulante après avoir reçu un couteau dans le crâne, et qui aurait mieux été réparé s'il s'était prémuni contre le virus, se clôt dans le lit où dort également sa belle-mère, en compagnie de son infirmier. Lui qui voulait un enfant de Louise est devenu le chiard à vie de sa belle-maman. Le couronnement de Joe Crosse est sa décérébration.
Donner forme à l'actuelle confusion, avec ses paniques virales et auto-immunitaires, mais à la seule condition d'en clarifier la saturation. L'astérisme d'Eddington, jamais aussi fort dans le cinéma d'Ari Aster, a d'ultimes fusées éclairant le nihilisme sans rien lui céder. Elles donnent à s'orienter en slalomant entre les symptômes d'un hier, cet avant qui n'a cessé depuis d'empirer – le post en pire.
Considérons ainsi l'ordre des victimes du film, lisible sauf pour les aveugles. La première en est la première figure, Lodge, le gueux éructant, un vomi de haine. Revenu du désert comme Moïse, il est un prophète du ressentiment viral, il est aussi le plus démuni, nu. Le premier à trinquer est le déchet luciférien, l'ange annonciateur non pas de la fin du monde, ça c'est la soupe vendue à foison par les personnalités autoritaires et charismatiques du sectarisme, mais d'une prolétarisation généralisée des esprits. Après tout, disait Giorgio Agamben, l'ange l'est aussi du langage en annonçant la mort(5).
Ted arrive ensuite avec son fils Eric, abattus dans leur maison à distance par Joe qui avait déjà buté Lodge en s'offrant ainsi sa première victime émissaire, la plus surexposée à la mort – homo sacer. Le progressiste relatif, d'origine hispanique, est donc éliminé par le parangon de la conservation qui tue également son garçon, le gagnant de la concurrence interraciale pour rafler le cœur de la militante Sarah. En voulant faire accuser cette dernière et son ancien copain, Michael, son adjoint, il double symboliquement la mise de ses victimes, l'antiraciste sincère et le racisé qui croyait pourtant qu'au Nouveau-Mexique, il serait épargné par le racisme systémique ravageant les polices du pays.
Mieux encore, le même Michael réchappera par miracle à un attentat perpétré à l'aide d'un drone par un groupe suréquipé qui lance alors Eddington sur les charbons ardents des pétarades outrancières et rejoue aussi les jeux vidéoludiques de tir à la première personne. Le narratif des grands médias laisse apparaître à la fin qu'il s'agirait d'antifas multipliant artificiellement les feux de l'émeute interraciale. Il y a pourtant un indice qui ne trompe pas, géniale astérisque. On peut déjà fortement douter que les antiracistes armés sacrifient à leur cause un Noir. Surtout, le slogan qu'ils écrivent en lettres de feu est la reprise de celui de Black Lives Matters (« Pas de justice, pas de paix »), mais tronquée de sa première partie. Ce troncage est un trucage fautif. Ne conserver que la seconde partie, c'est en effet assurer qu'on n'a pour la première aucune idée, aucun désir. La condition de possibilité de la paix pour ne pas en faire une abstraction morale, c'est précisément la justice.
On peut donc faire la part des choses, entre la critique nécessaire du complotisme qui rate la totalité capitaliste(6), et l'action concertée et financée par la bourgeoisie la plus réactionnaire de groupes fascistes qui attisent les incendies de la révolte en préparant à la brutalité de la contre-insurrection. Lucidité d'Ari Aster, qui l'était déjà de David Robert Mitchell avec Under the Silver Lake (2018).
Le démiurge secret de Midsommar était, on se le rappelle, un enfant débile, avatar ironique de l'idiot shakespearien. Celui d'Eddington est le data center, ce cerveau qui conserve les braises de l'entropie en préparant, après tant de dilatation, au grand refroidissement qui vient, déjà celui de Joe, éteint.
Post-scriptum :
Faire sauter la banque a pour étoile du matin d'en désirer finir avec celles de tout ressentiment et des communautés obsessionnelles(7). On peut légitimement préférer ce programme à celui du retour triomphal aux années 80, les Life of Chuck de Mike Flanagan et Superman de James Gunn, qui ont pavé l'enfer des narcissismes puérils et mortifères d'aujourd'hui. Donald Trump et Elon Musk sont aussi des surgeons de la « décennie », ce « grand cauchemar » que François Cusset a si bien décrit(8).
Notes