Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
Gi Ju-bong sur la terrasse avec son alcool dans De nos jours...
Rayon vert

« De nos jours... » de Hong Sang-soo : Le bonheur des petits riens

Guillaume Richard
Même si les personnages y boivent moins, De nos jours... ne peut pas être considéré comme le film sans alcool d'Hong Sang-soo car il conserve une importance décisive pour le poète. Construit patiemment, brique après brique jusqu'au dévoilement de l'édifice final, le film veut placer les petits riens au centre la (re)prise en main de son existence et contre la mélancolie des temps incertains qui vient assombrir les joies du passé.
Guillaume Richard

« De nos jours... », un film de Hong Sang-soo (2023)

Les derniers films en date d'Hong Sang-soo jouent à un drôle de jeu. Depuis le sommet atteint par Hôtel by the river en 2018, ils paraissent d'abord terriblement vains et paresseux, laissant de côté toutes les inventions formelles et narratives qui ont fait la singularité des grands films du cinéaste, avant de prendre sens dans le dernier quart d'heure, redonnant à voir l'ensemble sous un autre jour. De nos jours... s'inscrit ainsi dans ce qui est peut-être une période de transition avant un nouveau tournant dans l'œuvre d'Hong Sang-soo ? Cette nouvelle période n'en demeure pas moins riche, elle demande d'abord plus de patience et d'accepter cette nouvelle réduction de la mise à scène aux petits riens du quotidien, comme le dit justement le poète Ui-ju dans De nos jours.... Après le temps des grandes aventures sentimentales et oniriques, voilà celui de la recherche — temporaire ? — de tranquillité, d'un rapport encore plus harmonieux au monde, d'une certaine sagesse qui peut néanmoins passer pour une forme de retrait au nom d'une vie sans remous et, comme dans La Romancière, le film et le heureux hasard (2022), en vivant heureux avec Kim Min-hee, à l'écran et en dehors. Ui-ju, assis sur sa terrasse avec sa bouteille d'alcool à la fin de De nos jours..., affirme cette nouvelle posture dont on peut admirer ou non la cohérence dans une œuvre qui évolue toujours avec autant de variations.

Il faut donc beaucoup de patience avec De nos jours... car il fait partie de ces films qui se construisent brique après brique jusqu'au dévoilement de l'édifice final. Le minimalisme de la mise en scène, composé d'une dizaine de plans, se trouve rythmé par un scénario très écrit au service d'un projet bien plus vaste, aussi simple soit-il en apparence, qui est l'affirmation d'une manière d'être au monde, potentiellement partageable par le plus grand nombre. De nos jours... laisse aussi une sensation hypnotique, les deux personnages principaux sont d'ailleurs filmés dans leurs lits et au réveil. C'est un film vaseux qui partage sa torpeur tout en gardant en creux son éclat qu'Hong Sang-soo polit comme le verre d'une bouteille de Soju ou de Whisky. Vaseux comme un jour de plus en sevrage (le poète Ui-ju a décidé d'arrêter de boire et de fumer) et une journée grise avec ses ruminations anxiogènes (l'ancienne actrice Sang-won habitant temporairement chez une amie). L'éclat de l'édifice obtenu à la fin du film constitue un antidote à cette indétermination constante. Les personnages sont sortis de leur torpeur : le poète fait le choix de retrouver son ancien mode de vie tandis que l'actrice, à travers le micro-événement de la disparition du chat, retrouve une forme d'affectivité positive qu'elle avait peut-être temporairement perdue dans les abysses de sa spirale négative. De nos jours... fait ainsi l'éloge des petits riens dont nous aurions tant besoin pour trouver des points d'appui dans le monde pour nous permettre plus tard de rayonner et recommencer à être. Un chat considéré comme un bébé sans qui il n'est pas possible de vivre. (Re)voir le monde à travers l'alcool et la cigarette — consommés avec modération ? — et se laisser porter là où ils emmènent nos pensées.

Les 3 personnages jouant à Pierre-papier-ciseaux dans De nos jours...
© Capricci

Plusieurs commentateurs ont souligné le fait que De nos jours... serait le film sans alcool d'Hong Sang-soo. On voit bien que ce constat ne peut pas tenir au regard de la fin du film et de la d'ores et déjà mémorable scène de pierre-papier-ciseaux entre le poète et ses deux admirateurs. Hong Sang-soo semble d'abord se moquer de ses détracteurs en présentant un personnage qui ne veut plus boire avant de réaffirmer l'importance qu'a pour lui l'alcool, qui reste incontestablement un moteur créatif et existentiel. Certes, la beuverie chez le poète s'arrête au moment où la drague allait commencer (comme dans beaucoup de films d'Hong Sang-soo) et un potentiel couple se former (les deux admirateurs). Mais c'est en commençant à boire que Ui-ju envoie valser les grandes questions du jeune acteur (« Quel est le sens de la vie ? », etc.) pour lui expliquer que la grandeur de son existence se trouve dans les petits riens. Le grand esprit de sérieux s'évanouit définitivement quand les trois buveurs de Soju se mettent à jouer à pierre-papier-ciseaux, réaffirmant une légèreté que la vie ne doit pas perdre en privilégiant autant que possible ces petits riens. Ce n'est pas une posture puérile. Elle semble venir, pour cet homme qui a vécu, après le temps des grandes questions métaphysiques, des souffrances et des erreurs. On comprend, par l'utilisation de la guitare et du ramyeon piquant, que Sang-won, jouée par Kim Min-hee, pourrait être la fille qu'il a perdue (ou un ancien amour), sans doute à cause de l'alcool dont il souhaite se priver pas seulement pour des raisons médicales. Quand il faut tout reconstruire, nous dit Hong Sang-soo, peut-être faut-il commencer par se retrouver dans les petits riens.

Dans l'autre récit, l'amie qui héberge Sang-won perd son chat bien-aimé. Elle s'effondre sur le seuil de son appartement et pleure après son bébé sans qui elle ne saurait plus vivre. Cette scène désarmante de simplicité fonctionne exactement selon la même philosophie qui veut donner aux petits riens toute leur importance. Au début du film, les deux amies s'extasient devant le chat qui réclame de l'attention. La scène est longue et il faut attendre patiemment la disparition de l'animal pour en comprendre l'importance : le chat, comme l'alcool pour le poète, représente une sorte de trait d'union existentiel. Hong Sang-soo consacre même un plan de quelques secondes au chat retrouvé, confortablement blotti dans une armoire, ce qui n'est pas anodin au vu de l'économie drastique du film. Le chat semble nous narguer du haut de son insolence. Serait-il satisfait d'avoir joué un mauvais tour à sa maîtresse ? Ou bien ce plan introduit-il la temporalité du chat dans un film qui en compte deux autres ? Ce serait alors le temps du petit rien du monde des chats dans lequel sa maîtresse trouve un point d'appui pour tenir son existence, ce que ne traduit pas autrement son effondrement. On pourrait dire que dans cette histoire, le chat détourne de l'alcool, notamment dans une des premières scènes où une bouteille de vin est posée sur la table. Ce renoncement à l'ivresse n'a cependant aucun impact sur l'autre histoire et sur la conclusion d'Hong Sang-soo. Le chat et l'alcool sont plutôt complémentaires.

De nos jours... se révèle donc beaucoup plus complexe qu'il en a l'air et, une fois de plus, l'œuvre d'Hong Sang-soo avance avec cohérence. On le sait, la relation entre le cinéaste et Kim Min-hee a été fort critiquée et médiatisée en Corée du Sud, avec les conséquences imaginables. Faire une pause, se mettre en retrait des projecteurs pour retrouver le bonheur des petits riens et comprendre leur importance, n'est-il pas cohérent quand on s'est fait traîner de force, juger et humilier sur la place publique par la doxa réactionnaire ? Continuer à dorloter son chat qui fait office d'ami fidèle sur lequel se reposer ou continuer vivre à travers la forme de lucidité qu'offre l'alcool sont deux choses qui semblent chères au cinéaste et à l'amour de sa vie, actrice et directrice de production, pour contrer la mélancolie des temps incertains qui vient assombrir les joies du passé.

Poursuivre la lecture autour du cinéma de Hong Sang-soo