Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
Hélène (Vicky Krieps) et Fernand (Vincent Lacoste) marchent dans la rue dans De nos frères blessés
Critique

« De nos frères blessés » de Hélier Cisterne : Celui qui n'a pas trahi, celui-là a été trahi

Des Nouvelles du Front cinématographique
La rengaine entonnée par De nos frères blessés est sur-entendue : la grande histoire par le petit bout de la lorgnette, les faits à hauteur de l'humain, l'affaire des personnes plutôt que celle des forces impersonnelles. Destituer les majuscules de l'histoire au nom des petites généricités de l'intimité reste une opération consensuelle, favorable à toutes les réductions, toutes les trahisons. Entonner la rengaine du petit bout de la lorgnette comme s'y prête Hélier Cisterne, c'est entamer les paroles d'une chanson connue, celle des amours plus transparentes que les engagements politiques. C'est aussi déclamer à la cantonade qu'il y a des justes qui le sont moins pour des idées que par vertu. C'est encore verser dans le gros tonneau du cinéma français la vie de Fernand Iveton, vie d'exception et d'exemplarité tristement passée au laminoir de rassembleuses banalités.

Des fausses trahisons...

Il y a Fernand Iveton le militant communiste pour l'indépendance de son pays qui est l'Algérie et il y a l'homme simple, l'amoureux universel qui a été condamné à mort alors qu'il n'a tué personne. Dans De nos frères blessés, entre les deux Iveton, il y a une double entreprise de limage des contradictions et de lissage par banalisation des vies qui font exception à l'état d'exception. Le tricotage des flash-back s'applique alors à redistribuer ce qui revient à Pierre (l'amour, contrarié mais triomphant comme un soleil d'été) et Paul (la politique, ingrate et brutale comme la guillotine d'acier). La séparation du bon grain de l'ivraie bénéfice moins à l'amoureuse, hystérique dès lors qu'elle est privée de son petit quant à soi douillet (Vicky Krieps, bof bof), qu'à l'amoureux (Vincent Lacoste, bien bien) qui a le tort d'aimer aussi son pays que l'on voit pourtant si peu à l'écran. L'argent versé notamment par l’État algérien l'ayant été pour reproduire en lithographie la carte postale d'Alger la blanche.

Fernand Iveton le dira lui-même très synthétiquement : j'ai trahi deux fois, la France et la femme aimée. L'homme de la double trahison ne l'est évidemment pas, la démonstration n'a pas besoin de subtilité pour emporter la conviction. Non, Fernand Iveton n'a pas trahi la France puisqu'il est fidèle à l'Algérie pour la cause de laquelle il meurt en algérien, criant « Tahya Djazaïr ! » avant la décapitation. On l'avoue, sur la nuque a passé le petit frisson de qui se souvient d'une séquence semblable et mémorable de La Bataille d'Alger (1966) de Gillo Pontecorvo. Et non, Iveton n'a pas trahi l'aimée mais au contraire l'a épargnée des activités clandestines d'un militantisme dont il connaissait les risques. L'homme n'est donc pas celui de la trahison mais de la fidélité, à la politique et à l'aimée. Comment comprendre alors que Fernand Iveton n'est pas exemplaire pour ses vertueux mérites (l'amoureux n'est pas un assassin, ses mains sont propres, on peut d'autant plus s'identifier à lui), mais pour la décision radicale d'une mise en exception hors des règles de la situation ?

... aux autres, les vraies

Le traître ne l'étant pas, où donc se joue la trahison puisque trahison il y a, et même trois fois ? Si la double trahison n'a pas lieu, alors de quoi faudrait-il se plaindre ? D'un État français, c'est certain qui, personnifié par le garde des Sceaux d'alors (François Mitterrand, le réalisateur y insiste), condamne à mort un homme afin de se conformer à l'anticommunisme des États-Unis. L'information jouit d'une justesse largement amputée par le fait que Hélier Cisterne et sa co-scénariste Katell Quilléveré ne prennent, avec leur adaptation du roman de Joseph Andras, en compte le fait suivant : un communiste français né en Algérie et se considérant comme algérien aura aussi été victime d'une justice d'exception exécutée à l'époque des « pouvoirs spéciaux », et accordée un an plus tôt en mars 1956 au gouvernement du socialiste Guy Mollet par une assemblée nationale comptant des députés communistes. La trahison d'un communiste algérien par des communistes français qui appelaient alors non pas à l'indépendance mais à la paix en Algérie est, malgré l'aide de l'historien Benjamin Stora dans le rôle du consultant du scénario, un impensé dont on se demande quel poids pèse sur lui puisqu'il ne s'agit certainement pas de l'actuel parti communiste français.

L'explication serait plus simple : moins il y a de contradictions qui frottent, mieux cela vaut pour l'édification de l'homme méritant pour ses vertus plutôt que pour ses engagements. Le communiste Iveton, autrement dit la réalité concrète d'un engagement communiste à l'époque de la Guerre froide, n'intéresse pas un film comme De nos frères blessés. Il faut à cet égard apprécier comment est expédiée la scène de découverte du militantisme communiste par la femme aimée qui vient de Pologne alors sous domination soviétique. Elle lui parle de police politique et lui répond du côté de l'héritage paternel. La discussion est close et les bisous peuvent alors commencer.

Le communiste trahi par des communistes est, en tant que réalité passée sous silence, une première trahison et elle est dans le film de Hélier Cisterne suivie par deux autres. On remarque déjà que les frères algériens figurent d'étranges compagnons d'armes de l'homme épris d'universel, qui se soumettent aux rites identitaires de la religion musulmane. Il y en a même un qui critique le fait que Iveton ait les mains propres quand la guerre oblige à n'avoir que des mains sales. Il y a, là, l'amorce de la future trahison de ceux que l'on appellera les « pieds-rouges » par le FLN au pouvoir mais le film n'a aucun désir d'aller plus loin. Et pourquoi donc ? Le communiste internationaliste trahi par les nationalistes algériens est une autre tâche aveugle qui peut avoir pour condition matérielle les obligations consensuelles liées au financement algérien. Il existe aussi un autre versant aux représentations consensuelles, toujours suspectes d'être entachées de gras impensés, qui distinguent avec le tranchant du couperet l'homme de l'universel de ses frères particuliers, même blessés.

L'exception en dépit des trahisons

Il reste une dernière trahison, qui est peut-être la pire, la plus blessante dès lors qu'il s'agit d'un film dédié à une vie ayant eu le courage de l'exception face aux lois de la situation. L'exception pour se hisser au nom d'idées universelles qui sont d'abord des radicaux qui divisent comme l'égalité. Être en exception radicale d'un état des choses dont la règle est l'exception est fondamentalement trahi quand le fait du film qui veut en témoigner adopte la rhétorique de cinéma la plus consensuelle, à l'esthétique la plus conforme aux normes de l'industrie. La rhétorique est elle-même le véhicule des hiérarchies les plus détestables symboliquement quand elle participe à reproduire ce qu'elle est censée dénoncer. Ainsi la séparation entre ces Français qui dominent l'avant-plan et les Algériens relégués à l'arrière-plan, dans les coulisses où passe le petit peuple des figurants.

L'exception se joue ailleurs quand, dans De nos frères blessés, elle est trahie par réduction des vies politiques en existences vertueuses et sentimentales. Par exemple chez le romancier adapté, Joseph Andras, qui a refusé le Goncourt du premier roman en 2016 par refus catégorique de la compétition entre écrivain et leur labellisation. Par exemple chez ces cinéastes algériens qui, bénéficiant si difficilement des fonds dont a profité Hélier Cisterne, tournent des films autrement moins consensuels qui renouvellent les regards et les sensibilités au sujet de l'Algérie d'hier et d'aujourd'hui, traçant des voies et ouvrant des chantiers pour l'avenir. On pense à Hassen Ferhani, cantonné à se faire discret en jouant les militants de l'ombre. Par exemple chez toutes les personnes qui reconnaissent face à l'hégémonie de l'extrême-droite, dont l'un des foyers historiques est la guerre en Algérie, que l'exception n'est pas la conséquence vertueuse des hommes du passé mais la décision politique des gens du présent qui n'ont pas cédé sur l'antagonisme universel de l'égalité.