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Ryan Gosling et Emma Stone se regardent à la fin de La La Land de Damien Chazelle
Esthétique

Une trilogie de la mélancolie : Défense et illustration de Damien Chazelle

Laurent Van Eynde
Une part importante de la critique semble être aujourd’hui de moins en moins favorable au cinéma de Damien Chazelle. Pourtant, c’est bien une œuvre qui prend ici forme, une forme aussi nette que complexe à travers des motifs et des enjeux, narratifs et visuels, partagés au moins par ses trois derniers films : La La Land, First Man et Babylon. La création s’y réfléchit mélancolique – la perte, l’effacement d’un genre, la ruine même sont ses moteurs paradoxaux.
Laurent Van Eynde

 

La trilogie de la mélancolie de Damien Chazelle : La La Land, First Man et Babylon.

 

Il semble que l’œuvre en cours de Damien Chazelle subisse de plus en plus un désamour critique. Déjà, le succès public de La La Land avait été accompagné de quelques réserves plus ou moins sévères ou condescendantes. Depuis, les choses se sont aggravées avec First Man et surtout Babylon. Or, ces films dessinent une trilogie qui démontre que Chazelle, par ses thèmes comme par ses formes, s’affirme comme un véritable auteur de cinéma, capable de réunir des talents divers (tels que, pour ne citer que deux exemples, Linus Sandgren, son directeur de la photographie, et Justin Hurwitz, son fidèle compositeur) au service d’une vision précise et complexe de l’acte de création. Si nous n’évoquons pas ici Whiplash, ce n’est pas par manque d’estime pour ce premier long-métrage, mais parce que ses enjeux esthétiques nous paraissent encore en-deçà de ceux qui ont occupé les trois films suivants.

La conclusion de La La Land est empreinte d’une grande tristesse. Certes, Sebastian et Mia se retrouvent, fortuitement, dans le club de jazz que dirige le premier. Mais le couple s’est séparé et chacun a suivi de son côté sa voie vers un certain accomplissement. Une longue séquence fantasmée, qui révèle ce qu’aurait pu être l’existence heureuse de ce couple, renforce encore la cruauté de l’instant. Or, au moment où Mia quitte le club de jazz, sans que l’ancien couple ne se soit parlé, un champ contrechamp révèle un bref échange de regards entre elle et lui. Et voici que sur le visage de chacun s’esquissent des sourires qui se répondent en teintant d’une nouvelle tonalité le chagrin de n’avoir pu accomplir ensemble leurs rêves. Dans l’admirable livre d’entretiens que Chazelle a accordés à Nathan Réra, le réalisateur confesse son goût pour « cette tradition très française de la mélancolie romantique, qui parle de ce qui ne s’achève pas, de ce qui n’est pas arrivé mais que l’on aurait souhaité voir se produire »(1). S’il évoque ainsi Les parapluies de Cherbourg de Jacques Demy, qui est l’une de ses références majeures, force nous est de constater que La La Land va sans doute plus loin que la conclusion des Parapluies. Geneviève et Guy se retrouvaient aussi fortuitement et après un bref échange repartaient chacun de leur côté. Le temps avait décidément fait son œuvre et séparé les vies. Aucun sourire ne s’échangeait entre les anciens amants. Les sourires de Mia et Sebastian, aussi brefs soient-ils, confèrent, eux, une couleur différente à leurs retrouvailles(2). Ils ne suspendent pas la tristesse ni n’effacent le chagrin, mais viennent les nimber d’un élégant recul sur l’échec de leur couple. Jean Starobinski, qui a théorisé mieux que quiconque l’affect mélancolique, évoquait en ce sens le « rire de Démocrite »(3). Le philosophe Démocrite passe pour avoir été le premier mélancolique – en tout cas, le premier qui fut reconnu comme tel par le médecin Hippocrate. Il vivait en retrait du monde, à l’égard duquel il nourrissait quelques désillusions. Mais s’il riait, ce n’était pas seulement du monde, mais encore de lui-même, de son propre retrait. La conscience de ce qui fut perdu culmine dans un acquiescement qui se rit de lui-même et de ses renoncements. L’autodérision de Mia et Sebastian est en ce sens l’aboutissement de leur mélancolie(4).

First Man se conclut lui aussi sur l’image d’un couple qui se regarde en silence. Neil Armstrong, de retour sur terre, doit respecter une période de quarantaine. Sa femme Janet le retrouve pour la première fois depuis le succès de la mission Apollo 11 et son alunissage. Leurs retrouvailles sont contraintes par les conditions de la quarantaine. Ils sont séparés par une épaisse vitre. Les regards sont intenses, fixes, puis les mains se « rencontrent » en se plaquant en face-à-face de chaque côté de la vitre froide. Cette fois, aucun sourire ne naît sur les visages et tous deux semblent figés sous leur masque de tristesse. Pourtant, la mission a été un succès au retentissement mondial et Neil est désormais un héros américain. Mais First Man a cette particularité d’être un film triste sur le succès. Damien Chazelle s’en est expliqué : « J’ai fini par me dire : la seule manière de raconter le premier pas de l’homme sur la lune, c’est, à partir de la plus grande réussite de toute l’histoire de l’humanité, de faire un film sur l’échec. Il y avait la perte de la fille d’Armstrong, puis toute cette succession d’échecs et de morts violentes qui ont pavé la route vers la lune […]. Ces événements ont marqué, en quelque sorte, la “fin de l’innocence” de la conquête spatiale, sans compter que l’opinion publique américaine y était, vers la fin des années 1960, très largement défavorable, dans un contexte marqué par la guerre du Viêt-Nam. […] Je ne veux pas dire que la conquête spatiale ne valait pas le coup… Je perçois néanmoins une tristesse dans cette quête, que je n’ai vue exprimée dans aucun autre film sur la NASA. Je suis fasciné par ce genre de paradoxe : c’est un peu comme faire une comédie musicale jouissive sur une histoire d’amour qui finit mal ! […] je voulais que les spectateurs ressentent une tristesse profonde à la fin de First Man »(5). Le couple se fait donc enfin face, comme dans La La Land et dans un enjeu analogue, comme le confirme Chazelle lui-même en faisant allusion à son film précédent – la perte dans l’accomplissement ou la « réussite ». La vitre sépare dans First Man comme la distance séparait dans La La Land. Si nul sourire ne se dessine ici, c’est que la joie est à l’extérieur et que l’approche de Chazelle – un film sur l’échec – doit se garder de laisser paraître une joie, aussi discrète soit-elle, sur les visages du couple Armstrong qui ne manquerait pas d’évoquer le triomphe de cette aventure pour le public.

La mélancolie ne revêt donc pas ici les atours de l’autodérision, mais elle sous-tend pourtant tout le film, ce film où la réussite est avant tout vécue comme un échec tant elle est marquée par la perte dont on ne fait jamais le deuil. Cette perte qui est au centre de First Man est évidemment celle de la fille d’Armstrong – le sujet même du film est « la perte d’un enfant »(6), avoue Chazelle. Or, sa position n’est en rien latérale, parallèle ni simplement connexe au thème de la conquête spatiale. Les deux sont profondément intriqués – à dire vrai, ils ne font qu’un. La perte est la face cachée de la conquête. Et c’est ici la bande-son qui le souligne admirablement. Nathan Réra a très bien vu – ou plutôt : entendu – la puissance émotionnelle du « couinement métallique » que l’on entend alors que le plan cadre encore Neil qui caresse les cheveux de la petite Karen, un couinement qui se révèle au plan suivant être le « bruit de la poulie qui fait descendre le cercueil de Karen dans la fosse »(7). Mais cette association très puissante est précédée d’une autre, tout aussi marquante. En effet, Chazelle monte dans une continuité sonore une séquence de vol d’essai de Neil, où le bruit assourdissant de la carlingue qui tremble, de l’appareil qui paraît être sur le point de se rompre, des assemblages d’aciers prêts à se déchirer, se transforme en ronflement oppressant des instruments médicaux qui infligent une radiothérapie à la petite Karen. Ces deux sons oppressants se prolongent si bien l’un l’autre qu’ils ne sont pas loin de se confondre. Le vol d’essai et la maladie de l’enfant. La projection et la perte que l’on ne laissera jamais tout à fait derrière soi.

Ryan Gosling en test de lancement dans First Man de Damien Chazelle
© Universal Pictures International France

C’est que, plus largement, les sons de la conquête en cours sont assourdissants, oppressants, et cela dès la séquence d’ouverture. Il n’y a rien de triomphant, pour le coup, dans ces projets de la NASA, mais bien plutôt un tâtonnement qui erre de bricolage en bricolage, comme le reproche d’ailleurs Janet à l’un des responsables de ces projets aventureux : « Vous ne maîtrisez rien, vous êtes des gamins qui bricolent des maquettes ». Armstrong et ses collègues ne sont certes pas engagés dans des techniques qu’ils pourraient vivre comme de la science-fiction en train de se réaliser, dans la puissance d’une projection vers le futur autant que vers une autre planète. Bien plutôt, ils font l’expérience de la ruine ! À chaque vol, à chaque essai, l’image visuelle et sonore de Chazelle est à ce point dominée par le roulis, le tremblement, le vacarme incontrôlables que les engins de la conquête apparaissent déjà en cours de destruction alors même qu’ils se projettent. La réussite finale de l’entreprise n’effacera en rien la sensation – qui envahit le spectateur tout au long du film – que rien ne tient et que l’échec et la mort sont déjà là. Que l’invention la plus audacieuse n’est en fait rien d’autre qu’une ruine. La mélancolie est à nouveau puissante ici et elle irrigue toute l’action de First Man parce qu’elle renverse la conquête et ses projections dans le futur vers une mort qui est déjà à l’œuvre et qui, lorsqu’elle est passée, persiste encore dans le présent.

Dans La La Land, l’échange des regards de la dernière séquence n’est pas, bien entendu, la seule manifestation de la mélancolie. Comme dans First Man, celle-ci sous-tend l’action tout du long. La projection n’a cette fois rien à voir avec la conquête de l’espace mais bien avec le désir de création, la volonté d’être artiste de Mia et Sebastian – et dans le chef de Damien Chazelle, la volonté de réaliser un film qui entretient une relation intime avec la comédie musicale sans en être vraiment une. Certaines critiques ont reproché à Chazelle les références constantes aux grandes comédies musicales de l’histoire du cinéma, comme s’il alourdissait ainsi son film ou, pire encore, prétendait rivaliser avec elles – et les mêmes regrettaient dans la foulée que Ryan Gosling ne soit pas à la hauteur de Fred Astaire ou Gene Kelly pas plus qu’Emma Stone n’atteindrait la perfection de Ginger Rogers ou Cyd Charisse. Or si les interprètes de Mia et Sebastian apparaissent comme des amateurs dans leurs numéros chantés et dansés, c’est parce que La La Land n’est pas une comédie musicale, mais noue un rapport proprement mélancolique au genre, une relation qui se nourrit de la distance et de l’écart. Dès lors, la référence, voire la citation, est le moteur même d’une action mélancolique de part en part. Nathan Réra observe que, dans La La Land, « chaque image en cache une autre, mais cette prise de conscience n’est pas uniquement synonyme d’une jouissance esthétique : elle entraîne une sorte de vertige mélancolique vis-à-vis des formes artistiques du passé »(8). La comédie musicale classique n’est pas présente dans le film de Chazelle – ou si elle l’est, ce n’est que par son absence. Or c’est précisément ce manque qui est moteur de la création, pour Chazelle comme pour ses personnages. Et le réalisateur retrouve ainsi une leçon ancienne qui traverse toute l’histoire de l’art et de la réflexion esthétique, du romantisme allemand à Aristote, en passant par Dürer, l’Anatomie de la mélancolie de Robert Burton(9) ou le Balzac du Chef d’œuvre inconnu, parmi tant d’autres que nous pourrions citer ici. Le désir de la création se nourrit du passé qui s’efface parce que ce passé est révolu et prégnant tout à la fois.

La référence au cinéma classique et le goût de la citation place la mélancolie au principe de la création cinématographique de Damien Chazelle et Babylon achève de nous en convaincre. On a reproché à ce film sa démesure, son excès, mais aussi son goût excessif pour la référence et sa prétention à se mesurer aux grandes œuvres du passé. Pourtant, une fois encore, il n’est pas question ici de se comparer mais bien de convoquer au principe même de l’acte cinématographique la mélancolie des formes anciennes. La forme que prend cette mélancolie est dessinée par l’enjeu même de la narration : raconter l’histoire d’Hollywood au moment de la transition du muet au parlant.

Même si Chazelle – il y a souvent insisté en interview – considère que son objet est constitué par l’ensemble de la communauté hollywoodienne de cette époque et que son film porte ainsi une attention élargie à une multitude de personnages, deux d’entre eux y tiennent un rôle décisif parce qu’ils arrivent à Hollywood en même temps que nous, spectateurs du film : l’apprentie comédienne et bientôt star éphémère Nellie LaRoy (Margot Robbie) et Manny Torres (Diego Calva), d’abord homme à tout faire du studio Kinoscope avant de devenir producteur – tout aussi éphémère – lorsque s’impose le parlant. C’est en 1926 que tous deux arrivent à Hollywood et tentent de s’y imposer. 1926. Une année avant que l’immense succès du Chanteur de jazz révolutionne la production cinématographique et entraîne le déclassement de nombreuses figures du cinéma muet. En somme, Nellie et Manny arrivent à la dernière minute… La scène qui nous montre comment Manny sauve le réalisateur d’un film à grand spectacle en ramenant sur le plateau une caméra juste à temps pour tourner un plan décisif à la lumière de l’« heure magique » qui précède le crépuscule est une scène emblématique : Nellie et Manny arrivent à Hollywood à l’« heure magique », à ce moment de l’histoire du cinéma où un art culmine juste avant que sa lumière ne disparaisse.

La fête orgiaque qui ouvre le film et au cours de laquelle apparaissent pour la première fois les deux jeunes ambitieux est déjà marquée, dans ses excès mêmes, par un déséquilibre qui annonce la chute. Ce climax est déjà un effacement, une disparition – et la création cinématographique que filme Chazelle tout du long est creusée de ce manque, comme l’est l’art mélancolique de Chazelle lui-même. Mais comprenons-le bien : l’écart qui se creuse est le principe même de la création et nullement son contraire ni sa paralysie. Les dernières séquences du film consacrent cette puissance créatrice de la mélancolie. Le couple est cette fois tronqué, biffé. Seul Manny est encore à l’image – Nellie a disparu en dansant dans la nuit bleutée d’une rue déserte, s’effaçant du champ. Manny, lui, revient avec sa famille à Hollywood pour une visite touristique sur les traces d’une vie à laquelle il a renoncé. Nous en sommes en 1952. Il entre dans un cinéma où est projeté Singin’ in the Rain et pleure devant ce film qui raconte ce qu’il a vécu, ce qu’ils ont tous vécu juste après l’heure magique. Manny ne voit pas un film du passé, il voit un film du présent qui raconte son passé de cinéma – un film présent qui émerge de ce passé de cinéma en lui donnant forme. La séquence des images qui dessinent librement une histoire du cinéma, en se mêlant à la vision de Singin’ in the Rain par Manny, est le produit même de la mélancolie créatrice. Et, comme dans La La Land, le sourire de Manny se mêle bientôt à ses larmes. À nouveau le rire de Démocrite, parce que dans ces trois films – La La Land, First Man, Babylon –, le manque, l’effacement et le deuil impossible ouvrent le champ infini des formes cinématographiques et de leur histoire. Cette trilogie est celle d’un grand réalisateur parce qu’elle réfléchit les conditions et l’essence de la création dans le mouvement et les formes mêmes de l’art cinématographique.

 

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