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Eric Packer (Robert Pattinson) avec une arme à la main dans Cosmopolis
Esthétique

« Cosmopolis » de David Cronenberg : Indicibles métamorphoses

Fabien Demangeot
Bien qu'il soit difficile de considérer Cosmopolis comme un film fantastique ou de science-fiction, sa structure semble pourtant bien totalement onirique. Son monde, avec son esthétique très lisse de photos de mode sur papier glacé, est aussi virtuel que les univers hallucinogènes d'eXistenZ et du Festin Nu. Il dénonce, malgré son cadre spatio-temporel strict (une journée de la vie d'Eric Packer) et ses personnages archétypaux (le golden-boy, la fiancée vaporeuse, le petit génie de l'informatique), une constante chez Cronenberg : l'idée même d'illusion réaliste.
Fabien Demangeot

« Cosmopolis », un film de David Cronenberg (2012)

Dans son article « Voyage dans Cosmopolis ou la naissance d'Eric Packer », Simon Lebfevre avait parfaitement analysé la manière dont Cronenberg met en scène, dans Cosmopolis, le caractère artificiel de la représentation cinématographique. Dès le début du film, et en seulement quelques plans, le cinéaste expose un corps qui n'a d'humain que l'apparence. Si Eric Packer n'est pas une créature hybride, comme le sont un grand nombre de personnages cronenbergiens, il se confond néanmoins avec la limousine dans laquelle il se trouve.

Le processus est d’abord limpide : le mouvement du générique d’introduction (un travelling glissant de la gauche vers la droite) se poursuit sur une rangée de limousines blanches garées en ligne droite, sortes de toiles encore vierges de toute expression et bientôt saturées de celle de la rue. À l’intérieur de l’une d’elle, un personnage étrange. C’est Eric Packer, étrange car il ressemble dès sa première apparition à l’écran, à sa limousine. Comme deux gouttes d’eau. Non. Comme deux limousines, fenêtres et lunettes teintées, blancheur de la carrosserie et du visage, inexpressivité, froideur. Le visage est à l’image du véhicule(1).

L'analogie entre l'homme et la voiture confère un caractère proprement métacinématographique au film de Cronenberg. Le monde de Cosmopolis, avec son esthétique très lisse de photos de mode sur papier glacé, est aussi virtuel que les univers hallucinogènes d'eXistenZ et du Festin Nu. Il dénonce, malgré son cadre spatio-temporel strict (une journée de la vie d'Eric Packer) et ses personnages archétypaux (le golden-boy, la fiancée vaporeuse, le petit génie de l'informatique), l'idée même d'illusion réaliste. Ainsi, bien qu'il soit difficile de considérer Cosmopolis comme un film fantastique ou de science-fiction, sa structure semble, pourtant, totalement onirique. Les personnages qui se succèdent à l'intérieur de la limousine d'Eric, bien qu'ils n'aient pas sa blancheur spectrale, sont tout aussi fantomatiques que lui. Ils ne vivent que pour le cours de la bourse et emploient un jargon que même les spécialistes de la finance trouveraient abscons. Surcadrés par les fenêtres de la limousine dans laquelle ils passent une grande partie de leur temps, ils semblent appartenir à un autre niveau de la narration première qui se déroulerait, en dehors de la voiture, en plein cœur de Manhattan. La limousine transforme le réel en fiction pour des personnages qui, placés en position de spectateur, peinent à éprouver des émotions.

La sensualité est également absente de ce monde clos qui ne génère, contrairement aux lieux présentés dans Le Festin Nu ou eXistenZ, aucune impression olfactive. À l'image de l'argent, seul véritable sujet abordé par les différents personnages du film, le monde de Cosmopolis, subordonné à l'espace de la limousine, n'a pas d'odeur. Cependant, Cronenberg n'élude pas totalement la question des sensations. Au début du film, Eric évoque un poème intitulé ''Un rat devint l'unité d'échange''. Bien que le spectateur puisse faire le lien entre le texte cité et la question de l'effondrement du yuan, au centre de la première partie du film, il peut également entrevoir, du moins s'il connaît un tant soit peu l’œuvre du cinéaste, cette obsession du rapport entre le matériel et l'organique qui transparaît dans l'ensemble de ses films. Dans Cosmopolis, les cadavres de rats, brièvement exposés à l'écran lors de la scène du diner, au cours de laquelle Eric retrouve son épouse pour déjeuner, perdent leur organicité en devenant de gigantesques rongeurs en carton-pâte que des anarchistes s'amuseront à brandir sur la limousine d'Eric.

Les rats de papier deviennent l'incarnation matérielle du poème évoqué par Eric, soit de simples objets qui, s'ils ne servent pas ici d'unité d'échange, ont la possibilité de mettre à mal le système établi. Le rat, symbole à la fois de chaos et de renouveau, n'est visible qu'à travers les fenêtres de la limousine d'Eric. La caméra de Cronenberg ne sortant quasiment pas de la voiture, le spectateur, comme s'il était, lui-aussi, otage du véhicule, n'en voit donc guère plus que les personnages. Ce procédé permet de déréaliser cette scène d'émeute qui, comme dans un rêve, débute et s'arrête, sans que l'on sache pourquoi. Dans Cosmopolis, le spectateur est appelé à épouser le point de vue des personnages enfermés à l'intérieur de la limousine. Derrière les vitres, qui apparaissent comme de véritables écrans, se dessine une nouvelle fiction. Une autre scène du film utilise le procédé de la télévision à l'intérieur de l'écran pour mieux signifier l'impossibilité, pour les personnages comme pour le spectateur, de sortir de l'espace filmique. L'écran-vidéo de la limousine, filmé en gros plan, projette l'agression du directeur du fond monétaire international, violemment poignardé, sur un plateau de télévision en Corée du Nord. La scène frontale, d'une grande violence, rappelle le meurtre de Barry Convex dans Vidéodrome et le suicide du tueur en série de Dead Zone.

Cronenberg expose la violence la plus extrême par écran interposé. Il rappelle que, même à l'intérieur d'un univers aussi froid et aseptisé que celui de Cosmopolis, le corps a encore la possibilité de s'exprimer. Ces effusions d'hémoglobine viennent, peut-être, nous rappeler que, sous leurs apparences robotiques, les personnages de Cosmopolis demeurent des êtres de chair et de sang. Or cette émergence d'une violence particulièrement graphique, au sein d'un film d'une grande sobriété, permet également au cinéaste de mettre à distance les effets chocs de son propre cinéma et de signifier ainsi le caractère impossible de toute représentation réaliste. Avec Cosmopolis, Cronenberg démontre que le cinéma ne peut, en aucun cas, imiter le réel puisque le réel, lui-même, n'est qu'une construction mentale purement subjective.

Eric Packer (Robert Pattinson) parle avec Elise Shifrin (Sarah Gadon) à l'intérieur de la voiture dans Cosmopolis
© Stone Angels

Après une série de films plus classiques, tant sur le plan de la narration que sur celui de la mise en scène (A History of Violence, Les Promesses de l'ombre et A Dangerous Method), le cinéaste a, sans doute, livré son œuvre la plus théorique. L'image, dans Cosmopolis, est beaucoup plus significative que les mots. Bien que le film soit extrêmement proche, notamment au niveau des dialogues, du roman de Don DeLillo(2), dont il est la très fidèle adaptation, il utilise, à plusieurs reprise, le procédé de la mise en abyme imagée tel qu'il a pu être défini par Sébastien Fevry dans La mise en abyme filmique - Essai de typologie.

Commençons par présenter un cas de mise en abyme imagée. Il s'agit d'un extrait de Citizen Kane (Orson Welles, 1941). Dans l'immense propriété de Xanadu, la seconde épouse de Kane fait des puzzles pour tromper son ennui. Survient son mari qui lui demande les raisons de sa mélancolie. À priori, cette scène ne présente aucune vertu réflexive. Penchons-nous, néanmoins, en spectateurs avertis, sur ce qu'accomplit Madame Kane : elle résout un puzzle. En quoi ce puzzle peut-il se rapprocher de l'intrigue du film ? Charles Foster Kane, magnat de la presse, décède en murmurant Rosebud. Un journaliste enquête afin de percer l'énigme qui se cache derrière ces paroles énigmatiques. Pour ce faire, il va tenter de reconstituer la vie de Kane en interrogeant ses proches. Le film prend alors la forme d'un puzzle à résoudre, puzzle dont les pièces sont les différents pans du passé de Kane. Ce puzzle, comme celui de Madame Kane, restera inachevé : le journaliste ne parviendra pas à élucider l'énigme du Rosebud(3).

Si dans Citizen Kane, l'image du puzzle métaphorise la structure narrative du film, dans Cosmopolis, la blancheur spectrale du personnage incarné par Robert Pattinson ainsi que la question de l'effondrement du yuan sont annonciatrices de mort. Cronenberg utilise tout un réseau de métaphores (l 'émeute anarchiste, le délitement du couple formé par Sarah Gadon et Robert Pattinson, la transmission télévisuelle de l'enterrement d'une star du rap) pour mieux signifier la triste fin d'Eric Packer. Cosmopolis, comme Crash et Le Festin Nu, est l'adaptation d'un roman jugé, par beaucoup, inadaptable. En mettant en scène une certaine forme d'"impossible" littéraire, le cinéaste rend hommage à la modernité cinématographique des années soixante et à certains auteurs qui, comme a pu le démontrer Marie-Thérèse Journot, dans Le vocabulaire du cinéma, sont à l'origine du concept de dysnarration.

Le terme a été employé à l'origine par Alain Robbe-Grillet dans le cadre du Nouveau Roman pour qualifier la forme de ses récits, romans ou films. Il désigne une contestation du récit par lui-même, dans l'objectif de rompre avec l'illusion de réalité qui gouverne la littérature et le cinéma réalistes (l'« illusion référentielle ») et d'affirmer la primauté de l'écriture, le travail du signifiant sur la représentation du monde. Il se présente comme l'une des formes du cinéma moderne. Face à un récit dysnarratif, par nature déceptif, le lecteur ou spectateur doit redéfinir sa relation au texte, car l'arbitraire du récit, ses lacunes, l'absence de consécution et de logique des actions, sont impossibles à aborder avec un mode de lecture fictionnalisant(4).

Cosmopolis, comme Crash et Le Festin Nu, déjoue la logique narrative la plus élémentaire. Il n'y a pas de réels liens de causes à effets et les personnages semblent agir de manière totalement arbitraire. Ainsi Eric, bien que sa coupe de cheveux soit parfaite, veut à tout prix se rendre chez le coiffeur tandis qu’Elise se rend soudainement compte que son mari a les yeux bleus. Cronenberg, contrairement à Robbe-Grillet, ne conteste pas directement le récit. Ses films, bien qu'ils revendiquent leur statut de fiction, ne sont pas pleinement autoréflexifs. En effet, ses personnages, si l'on excepte le cas particulier d'eXistenZ, ne remettent pas en question leur statut de personnage ni le récit dans lequel ils se trouvent(5). Ils sont ancrés dans une fiction qui apparaît, à leurs yeux, comme la réalité. Le spectateur n'adhère cependant pas à cette réalité subjective qu'il ne peut faire sienne. Les mondes de Crash et de Cosmopolis, contrairement à ceux clairement oniriques ou hallucinogènes de Vidéodrome, du Festin Nu et d'eXistenZ, mettent en scène une image trompeuse du réel. Le spectateur, bien qu'il n'assiste pas à des événements surnaturels, se retrouve face à des situations si étranges et abstraites qu'il peut difficilement les considérer autrement que comme des visions fantasmées.

Pour Gilles Deleuze, les états oniriques sont par rapport au réel comme les états anomaux d'une langue par rapport à une langue courante, s'il peut y avoir surcharge, complexification ou encore saturation, l'élimination, l'ellipse, la rupture et le décrochage sont également possibles(6). Cosmopolis illustre parfaitement cette double postulation. Les éléments du quotidien, sous la caméra de Cronenberg, gagnent en étrangeté. Ils semblent devenir autres même quand leur matérialité ne change pas. Sous bien des aspects, Cosmopolis est le récit d'une métamorphose invisible. La plus perceptible est, sans doute ici, celle de Robert Pattinson qui a gagné, grâce à ce film, une crédibilité certaine aux yeux de cinéastes aussi prestigieux que les frères Safdie, Claire Denis ou encore James Gray. Si Eric Packer est aussi pâle que le vampire de Twilight, il en est surtout la négation totale. Il est moins un personnage qu'une page blanche sur laquelle l'acteur Pattinson continue d'écrire son histoire.

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