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Jonathan Pryce dans son armure dans Brazil
Rayon vert

« Brazil » de Terry Gilliam : Le rêve du dormeur totalitaire

Des Nouvelles du Front cinématographique
Le totalitarisme est une fête, proposition difficilement tenable. Terry Gilliam s'y accroche pourtant, en se donnant un évidant modèle (Le Procès d'Orson Welles) comme Jonas heureux dans le ventre de la baleine. Le carnaval baroque n'est cependant pas le meilleur moyen de rendre à Kafka ce que sa lucidité nous aura donné, qui tient moins du vacarme que du piaulement. Brazil est un samba endiablé et son auteur, un démiurge pressé semble-t-il de ne jamais traiter son sujet. Le film devient cependant réellement effrayant quand Sam Lowry, celui qui dort en courant après l'image de la femme de ses rêves, est l'activiste inconscient, z'ailé et zélé, d'une surchauffe du système dont l'emballement vérifie seulement que les rêveurs en sont les meilleurs alliés. On n'aurait rien vu à Brazil si l'on ne voyait pas, avec les deux hémisphères du cerveau totalitaire, social et mental, que la folie d'un homme résulte autant de son environnement qu'elle est le symptôme d'une profonde adéquation. Arbitraire et réversibilité généralisée. Quand le con à la fin s'endort les yeux grand ouverts, la ritournelle brésilienne qui berce le sommeil du rêveur se révèle la perceuse des caboches sans cervelle.


« Nous sommes le rêve d'un dormeur
qui dort si profondément qu'il ne sait pas qu'il nous rêve.
»
(Jean Cocteau, L'Aigle à deux têtes, 1946)


Le totalitarisme,
ses fêtards et leur gueule de bois

Le totalitarisme est une fête. On voit bien à l'écrire que la proposition est difficilement tenable. Avec Brazil, Terry Gilliam s'y accroche pourtant, en se donnant un évidant modèle (Le Procès d'Orson Welles) comme Jonas heureux dans le ventre de la baleine. Le carnaval baroque n'est cependant pas le meilleur moyen de rendre à Kafka ce que sa lucidité nous aura donné, qui tient moins du vacarme que du piaulement(1). L'impasse grandiose de Welles a consisté à établir une vulgate kafkaïenne en cinéma qui est devenu l'espéranto exténuant de tant (de Kafka de Steven Soderbergh à Ombres et brouillard de Woody Allen) et tant (même une série Marvel comme Loki s'y est mise)(2). L'impasse a pu toutefois produire de grands éclats, sur le plan documentaire (l'usage de la gare désaffectée d'Orsay) comme sur un versant plus allégorique (avec les tournages à Paris, Rome et Zagreb, la description du monde administré inclut indistinctement l'est et l'ouest), et la parabole « Devant la loi » illustrée par l'écran d'épingles d'Alexandre Alexeïeff et Claire Parker. L'aporie émeut pourtant quand elle donne à voir en biais, comme le crâne des Ambassadeurs (1533) d’Holbein le Jeune, l'autoportrait d'un homme blessé, démiurge aux pieds d'argile entré dans un exil dont il ne sortira plus, enfermé avec ses clés dans le labyrinthe de ses projets avortés, dans le dédale de ses ruines.

Les héritiers de Welles pensent, eux, tellement à refaire en plus riche les images du maître qu'ils en oublient l'écriture de Kafka, jamais mieux servie au cinéma qu'avec Amerika / Rapport de classes de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub... sorti en 1984. Synchronicité explosive.

Terry Gilliam se veut wellesien parmi les wellesiens à une époque où triomphe alors une autre vulgate, plus idéologique celle-là, celle de l'anti-totalitarisme qui est, après tout, un carnaval moche, bête et méchant de reniements médiatiques. L'ancien compagnon d'armes des Monty Python a comme il se doit l'imagination gargantuesque ou pantagruélique, comme on voudra, les perspectives exacerbées et les yeux exorbités par la consommation abusive et addictive des focales courtes. Comme des liftings à l'envers qui distendent les tissus faciaux au lieu de les resserrer. La distorsion carnavalesque de Brazil lui permet au moins d'aller voir un cran plus loin que là où s'arrête son adversaire d'alors, 1984 de Michael Radford, qui réduit la prose orwellienne aux stéréotypes d'une dystopie aussi consensuelle qu'académique. Parce que l'on sait avec Mikhaïl Bakhtine et ses lectures rabelaisiennes que s'il y a carnaval c'est pour mener à un procès. Et l'on sait aussi que l'inversion transgressive des valeurs est une parenthèse avant le retour à la normale.

La fête est la décompensation nécessaire au maintien de l'ordre existant. C'est pourquoi les fêtards ont toujours la gueule de bois dans le métro avant de retourner le lundi au bureau.

Outres, noix de coco
et trou du cul de la tortue

Brazil, donc, est un carnaval métissé (la référence à la samba Aquarela do Brasil d'Ary Barroso énonce d'emblée à quelle sauce festive et bariolée on va être mangé). On s'évitera de dresser la liste des références, y penser fatigue déjà. On rappellera seulement que le prologue du Sens de la vie (1983), The Crimson Permanent Assurance, est l'esquisse de bon nombre d'idées développées dans Brazil. La convulsion des transitions narratives, les manières tapageuses et les injections caricaturales donnent l'outrancière impression que Terry Gilliam, emporté par son furieux élan de brandir son image monumentale de démiurge farceur ou d'imagier azimuté comme on érige un building, fait tout son possible pour ne surtout jamais traiter de son sujet. Le folklore des décors, costumes et effets spéciaux nous éloignerait cependant du constat froid d'une actualité de l'idée totalitaire, malgré les tentatives de courts-circuits, nombreuses, entre l'ancien (l'administration policière) et le nouveau (l'injonction à la consommation). Le barnum a, en effet, des enflures qui s'apparenteraient de trop près à toutes ces outres, poches et poires offrant de respirer artificiellement dans la tuyauterie mal embouchée d'un monde des petites jouissances que l'on garde pour devers soi en ne discutant jamais que les plus grandes reviennent au grand Autre, à la fois tout le monde et personne, le Mabuse caché qui est plus qu'un alien en réalité mais une aliénation généralisée.

Le récit de Sam Lowry dans Brazil, petit bureaucrate qui voudrait donner chair à l'image érotique de ses rêves jusqu'à ce qu'il finisse trépané par son meilleur ami, jouit pourtant d'une innervation plus électrisante que le cliché d'un idiot qui se retrouverait à la suite d'une série de hasards le dissident d'un système auquel il adhérait servilement jusqu'à présent. Une contingence (un insecte écrabouillé tombe dans une machine à écrire) a valeur de hasard quand un nom (Tuttle est proche de turtle signifiant tortue) se substitue à un autre (Buttle ferait entendre Butthole, autrement dit trou du cul). Le trou du cul de la tortue est le poinçon dans la tête de Sam. Et le plombier Harry Tuttle d'être un héros idéal qui s'amuse à jouer des tuyaux en ridiculisant des agents se noyant dans leurs excréments. Mais il y a deux types de tuyauterie et leur écheveau ne sera jamais démêlé : la tuyauterie objective d'une organisation sociale où la société civile est absorbée dans le ventre de l'État ; et la tuyauterie subjective d'un cerveau régressant dans les joies infantiles de l'imaginaire.

Jonathan Pryce se fait écarteler les yeux dans Brazil
© Mary-X Distribution

« Le battement d'ailes d'un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? » : à la fameuse question du mathématicien Edward Lorenz qui réfléchissait aux attracteurs étranges orientant de façon irréversible un système dynamique, Terry Gilliam répond ironiquement dans Brazil : d'un insecte écrabouillé à l'autre qui, le crâne trépané, tourne autour du trou d'une ritournelle brésilienne.

Alors, Brazil devient un film réellement effrayant quand celui qui rêve en courant après l'image de la femme de ses rêves est l'activiste inconscient d'une surchauffe du système dont l'emballement vérifie seulement que les rêveurs en sont les meilleurs alliés. Les trous du cul le sont d'une tortue qui prend son temps pour cultiver les psychoses infantiles nécessaires à la reproduction du programme totalitaire. On n'aurait rien vu au film de Terry Gilliam si l'on ne voyait pas, avec les deux hémisphères du cerveau, social et mental, que la folie d'un homme est autant la conséquence logique de son environnement qu'elle est l'expression d'une profonde adéquation symptomatique.

À un bout la cybernétique de l'État totalitaire, à l'autre la dérive dans la psychose infantilisante : les deux hémisphères cérébraux et Brazil d'en être le corps calleux, ses interconnexions comme un réseau médullaire de conduits, de canalisations et de tuyaux. Sans oublier la pompe d'un aspirateur qui remplace le landau de la scène des escaliers d'Odessa du Cuirassé Potemkine (1925) de Sergueï Eisenstein. Un gag rappelant que l'humour des Monty Python a pour précurseur celui des Marx Brothers (passe à la télévision le film Coconuts qui fait rire Jill prenant son bain) : le gag des aspirations révolutionnaires finissant moins dans une noix de coco que dans un sac à poussières.

Super-héros z'ailé, Icare plombé

Terry Gilliam voit donc dans le cinéma une affaire de plomberie et d'autres plombiers le suivent de près, pour le pire (Jean-Pierre Jeunet) comme, parfois, pour le meilleur (Guillermo del Toro et surtout Bong Joon-ho). Certes, le plombier a la fâcheuse tendance à plomber le cinéma de ses idées montées sur ressort qui s'accumulent en bouchant tout hors-champ, le démiurge si replet de lui-même qu'il en devient ignorant de ses propres propensions totalitaires. Reste alors la réversibilité du sens qui a besoin de voir en chaque image ses deux versants : la face gauche et maternelle (la femme rêvée est une mère liftée avant d'être décomposée) et la face droite et paternelle (le vice-ministre qui est le double en miroir du père défunt finit en père Noël tétraplégique). C'est que le surmoi est aux commandes en ayant besoin de deux manettes pour boiter : manche d'une injonction policière à la consommation et joystick du sujet répondant à une pulsion incestueuse autoritaire.

Quand on cache ses jouissances comme les collègues du bureau qui regardent des westerns en loucedé, la paranoïa des surveillants en est accentuée mais c'est un jeu de dupes, tout le monde travaille et rien ne dysfonctionne. Quand on court à les réaliser, on se montre plus activiste et dépensier que jamais, moins dissident que complice zélé. Dans Brazil, Sam prend ainsi en otage de son désir une femme, Jill, autoritairement, sans lui demander son avis (et le gag est que Jill, camionneuse aux cheveux courts et aux manières de garçon, arbore les signes d'une féminité peu encline à l'amour des hommes). Qui est le terroriste ? Cela n'empêchera pas Sam de lui prêter ses propres fantasmes de super-héroïsme qui sont des gamineries. Pire, de la paperasserie à l'image de celle dans laquelle disparaît le héros Harry Tuttle, moins modèle d'autorité que projection narcissique, moins idéal-du-moi que Moi idéal, outre du néant. Et Sam Lowry de truquer un rapport de police qui fait d'une mort fictive la prophétie autoréalisatrice d'une mort réelle, celle d'une femme dont la volonté aura consisté à tenter de rendre justice à l'homme qui a été abusivement confondu et pris pour un autre.

Réversibilité, encore, celle des doubles qui ne sont que des doubles de doubles, des simulacres à l'infini. Horreur, alors, qu'une femme désireuse de stopper la machine de réversibilité parce que, ici, même les innocents sont toujours coupables des fautes que leur attribue l'État afin de pouvoir faire oublier les siennes finisse broyée dans la programmation d'une substituabilité généralisée.

Dans Brazil, Sam Lowry est un pathétique Narcisse qui se bat et se débat contre personne d'autre que lui-même. Qu'il s'imagine Saint-Michel aux aigles de plastique luttant contre un colosse de briques ou un samouraï géant qui est un autre double en lui montrant comment la modernité robotique et technologique venant du Japon véhicule un archaïsme despotique quasi féodal. Ou bien qu'il se retrouve à tenter romantiquement de gagner la fille à ses convictions alors qu'il se bat littéralement contre un miroir. L'idéaliste en étant au service de ses fantasmes est au service de l'imaginaire objectif et fonctionnel de la domination. La psychose régressive et infantilisante n'empêche pas, loin de là, le fonctionnaire de faire fonctionner à plein régime la machine cybernétique, qui est une machine de computation paranoïaque et despotique, maternelle-paternelle. Le plombier reconnaît alors dans son héros z'ailé un Icare plombé, le zélateur de ce qui consume ses ailes, l'insecte gluant dont la chute ne déchaîne rien, sinon la vérification du règne, délirant et intégral, de l'arbitraire.

Dans le mille-feuille des références de Brazil, celle à Don Quichotte, une marotte de Terry Gilliam, est terrible parce que Sam Lowry substitue à la dialectique de l'idéalisme et du pragmatisme, qui allégorise déjà la triade lacanienne imaginaire-symbolique-réel, la saturation puérile et hégémonique de l'imaginaire. Comme si Sancho Panza avait fusionné avec le Chevalier à la Triste Figure, la défaite de la pensée dans le triomphe de la panse. Les moulins à vent moulinent des vents, des pets, des gaz quelquefois hilarants, toujours asphyxiants. Le faussement sympathique Sam figure ainsi l'omnipotence ventripotente du consumérisme, qui a pour tuyauterie les industries du contrôle et de l'information, et pour plombiers les agents rivalisant d'obséquiosité pour les lubrifier.

Le sommeil du con, le rêve du condor

Alors on repense à la chanson brésilienne de Brazil et l'on se dit qu'il y a, au-delà des frivolités ironiques d'un fêtard postmoderne, du vrai à avoir repris la samba d'Ary Barroso dont les joies métissées révèlent leur facticité en ayant servi d'hymne culturel à la dictature de Getúlio Vargas imposée au Brésil en 1937. Il fallait alors rassurer les touristes occidentaux et Walt Disney participa à la fête en incluant la chanson dans son neuvième film d'animation, Les Trois Caballeros (1944). La samba se devait alors d'être purifiée de ses éléments africains caractérisés par les percussions. Élire cette chanson dans un film de 1985, c'est aussi se réjouir des dialectisations de l'Histoire qui font que le film de Terry Gilliam est l'exact contemporain de la fin d'une nouvelle séquence dictatoriale au Brésil. L'un de ces pires épisodes aura été l'opération Condor, une vaste entreprise de répression des guérillas menée de concert par les dictatures sud-américaines avec la CIA.

Sam Lowry se rêve tel : un condor d'argent qui ne voit pas dans le ciel barbe à papa que le rapace est le symbole de pierre de l'ordre despotique qui lui reprend la raison qu'il n'a jamais eue au fond.

Quand le con s'endort les yeux grand ouverts, trépané, la ritournelle brésilienne berçant le sommeil du dormeur encamisolé n'est que la perceuse des caboches sans cervelle rêvant encore d'être nées.

Notes[+]