« Bonne conduite » de Jonathan Barré : Politique de la fausse route
Bonne conduite raconte l'histoire d'une gérante d'auto-école le jour, serial killeuse la nuit, qui élimine les nuisibles en un cinéma appliqué, un cinéma dépassé, qui ne passera jamais la seconde, incapable d'inventer sa route, sauf à rester sur son bord avec les rieurs de l'époque. Ou quand un film sous ses allures de légèreté fait un cinéma bien droitier.
« Bonne conduite », un film de Jonathan Barré (2023)
Jonathan Barré aurait pu être un cinéaste prédestiné. Il ne portera pas bien son nom. Bonne conduite, son dernier long-métrage, prétendument déjanté prend la tangente. Il ne connaît aucun accident malgré ses intentions de départ, pas de sortie de route. Un cinéma balisé. Un film de flic bâton en main, propret, qui se termine avec le good cop du cinéma français, Olivier Marchal, Droopy en fin de vie. Un cinéma de la réaction, barré dans ses voies. Un film du rétroviseur qui regarde les cinéastes des années 90, en tête de cortège les frères Coen, rallye-circuitant toute leur filmographie, le Seven de Fincher, qui voudrait la couleur des livres de John Doe, qui n'en aura jamais l'odeur, Tarantino, pour ne laisser de son Boulevard de la Mort que la couleur triste des trottoirs, les truands de Guy Ritchie dont le film n'aurait conservé que la botanique, un film sous opiacé herbeux, somnolent, qui voulant rendre mémoire à chacun de ces cinéastes n'en aurait conservé que les trous. Bonne conduite voudrait regarder en arrière, comme s'il était à l'avant-garde. Il est à la traîne, ne voit que leur plaque. Il ne produit pas un cinéma de la réactivation comme le meilleur des Coen, mais maniériste maniéré, reste pris dans le cahier des charges de son apparent second degré. Bonne conduite n'est jamais dans la déviation. Il est sans cesse dans les clous... Un cinéma du clin d’œil à ce point appuyé (au cinéma des autres, au spectateur) qu'il s'aveugle sur son programme in fine, transformant son sale petit secret parodique en comédie de bons sentiments. Et l'on en viendrait presque à se demander si ne serait pas préférable un certain cinéma de comédie française qui assume son racisant-racisme, à l'instar des bondieuseries crétino-catholiques de Philippe de Chauveron.
Cinématographiquement, filmer cette serial killeuse, c'eût été pourtant s'offrir une chance, donner un point de côté allégorique au sens commun, lorgner autant vers Maniac Cop version MeToo. Traverser des images, les reprisant, qui n'appartiendraient plus à personne. Tenter un cinéma du palimpseste. Encrapuler le cliché. Mais Bonne conduite n'est rien d'autre que du tourisme, qui interdit. Car rien ne dépasse dans le film. On respire en mesure le bon air de la mer, où nos héros se retrouvent en fin de film, apaisés, la certitude du contrat rempli, quand la tueuse en série se range des voitures, apprenant que le chauffard qui avait tué son mari, une fois sorti de prison, n'était pas celui qu'elle croyait, mais le saint père de famille martyr qui s'était dénoncé en lieu et place de son fils indigne, mort dans un accident de voiture depuis. Mais quand on cite, qu'on se trouve à ce point dans une économie de la dette parce que tout aurait été filmé, en mieux, on s'essaie au moins au travail du faussaire qui s'efforce de copier avec suffisamment de talent sinon d'effort dans le but, sans doute vain mais pour le beau geste, d'effacer les dernières traces du maître. Mais ici, tout conspire à la déréliction. Bonne conduite n'est plus de la copie, un simple mauvais calque, qui a tout oublié des marges, ces bandes d'arrêt d'urgence qu'il voulait emprunter. Il souhaitait faire de la comédie avec du drame, du drame avec de la comédie comme le pratiquent les Coen, il sera demeuré au milieu du gué, nulle part, pris dans ses phares.
Symptomatique de Bonne conduite est en effet son rapport au cinéma des deux frères, qui voulant choisir le meilleur ont opté pour le pire de leur filmographie, Lady Killers, Intolérable Cruauté, qu'annonçait déjà O'Brother, un cinéma de la commande, mimétique, des films singeant au risque de la grimace les comédies classiques hollywoodiennes. Bonne conduite voulait ainsi rétrograder, prendre la roue des frères. Il sera rétrograde, s'écrasera sur sa ligne de départ. Pourtant, carte routière en main, la destination était promise. Si les frères ont toujours choisi le ventre mou de l'Amérique (Minnesota, Texas) pour y filmer des trajectoires maudites, Jonathan Barré va opter autant pour le décentrement territorial, faire le choix du Finistère, ce bout du monde de la Bretagne qui tend malheureusement impossiblement sa main vers l'outre-Atlantique : dans le film, cette main se replie. Elle serre, poing fermé sur un vide. Ainsi, quand il entend pratiquer le décentrement jusqu'à son terme en optant, sur la forme, pour Laure Calamy afin d'interpréter son personnage vengeur, Jonathan Barré ne s'aperçoit pas que par ce seul choix de casting il ruine son projet. Laure Calamy est le personnage passe-partout qui voudrait détrousser le cinéma français, un nain qui se prendrait pour un géant, artefact qui aspirerait à jouer les premiers rôles, prendre la place de... (voir son rôle caractéristique dans L'origine du mal de Sébastien Marnier). Une actrice strapontin qui rêve d'occuper la salle, dans un film qui voudrait gagner de vitesse, mais qui croyant semer ses illustres devanciers se perd dans les fumées de son moteur qui tourne à vide. Plus Bonne conduite appuie sur le champignon, plus il fait du surplace. Il n'avance pas. Il tournoie. Creuse sa tombe, s'ensevelit sous le monceau de ses références. Il eût été préférable qu'il en soit dans l'ignorance. Car, quand les personnages des frères Coen sont des machines à créer de la fiction (John Turturro dans Barton Fink en étant le motif), ceux de Bonne conduite croulent sous leur scénario ; quand ceux des Coen ne seront jamais à la hauteur des archétypes dont ils s'inspirent, ceux de Bonne conduite veulent être dans la maîtrise, jamais dans la déprise, qui devient une traîtrise.
De la même façon, les frères Coen sont toujours pris de tendresse pour leur personnage bouseux. Spectateur du monde, il y est en complet décalage, ne vit pas sous le même fuseau horaire. Et lorsqu'il lui vient à l'idée de faire son retard, se mettre à l'heure d'été, un minuit qui se prendrait pour midi, devenant enfin acteur de sa vie, tout dérape dans ce monde qui ne sera jamais fait pour lui. Traiter ce sujet avec un tel personnage récurrent, ce n'est dès lors jamais faire preuve de condescendance pour les Coen quand les personnages bouffons, antipodes et bis de Jonathan Barré (du dealer Tchéky Karyo à tous les canards boiteux du crime) sont parfaitement congruents au monde du réalisateur, de simples personnages programmatiques, sans aucune forme de vie, qui n'expriment plus, au fond, aucun second degré mais un cinéma du premier degré, bas du front, un cinéma de connivence qui révèle la vérité des premiers rôles (voir le faux personnage féminin irlandais en trafiquante de drogue) : faire un cinéma de la collusion, consensuel, un cinéma des puissants qui fixe son programme politique, par-devers lui, qui roule bien à droite quand il se rêvait gaucho dans l'esprit. A contrario, The Big Lebowski, par exemple, raconte un melting pot impossible, l'histoire d'un mélange qui ne prendra pas entre les habitants d'une ville carburant, Los Angeles, filmant des gens qui parlent la même langue, ne partagent pas le même langage. Jonathan Barré pratique plutôt l'esperanto, Babelise son rire, oubliant la leçon de Bergson, pour qui le rire est une punition sociale envers ceux qui se laissent aller à la rigidité, oubliant la souplesse exigée par la vie. À l'inverse, ces personnages sont faits de marbre marmoréen. Ils sont les ironistes de l'époque quand ceux de Fargo, autre exemple, s'efforcent de coller à un monde qui les chasse en permanence de leur présence, leurs efforts à s'y arrimer provoquant le rire malgré eux. Ils sont dans l'abandon de leur forme, dans un rapport de sincérité à leur univers lorsque Jonathan Barré fait un cinéma pousse-pousse, de la caisse à savon qui voudrait tellement provoquer le rire jusqu'à pincer. Mais l’humour des Coen n’est jamais une galéjade. C’est le soutien affiché aux petits, aux obscurs, aux sans-grades, car c’est par l’entremise de l’humour, unique droit laissé aux opprimés, que l’histoire des hommes peut quelquefois excéder la philosophie de l’histoire martelante des puissants quand Jonathan Barré est tout du côté des rugissants.
Le cinéma des Coen, le cinéma tout court, c'est pourtant celui qui secoue les chaînes et celui qui s'en charge, une lutte pour respirer. Il est le déchiffreur de mystère en jachère depuis toujours. Mais Bonne conduite filme à l'envers cet héritage, à l'écrevisse. Il a des images Jeanne d'Arc. Il entend des voix, mais se cogne finalement à tous les murs comme une chauve-souris affolée, avec son petit commerce d'éclipses. Il n'est fait que d'images éponges, qui s'effacent aussitôt mises en service, pour que le tableau reste noir, très noir, on ne peut guère plus noir, mais proprement : un cinéma tranquille, de troisième voie, un cinéma de co-voiturage, définitivement cuit, encendré. Un cinéma à la place du mort.