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Timothée Chalamet dans Beautiful Boy
Critique

« Beautiful Boy » : La circulation de la misanthropie chez Felix Van Groeningen

Thibaut Grégoire
Avec « Beautiful Boy », réalisé aux États-Unis en anglais et avec des acteurs américains, Felix Van Groeningen porte les clichés d'un certain cinéma d'auteur sur la scène d'un cinéma mondial : histoire d'une récupération industrielle annoncée depuis "The Broken Circle Breakdown".
Thibaut Grégoire

« Beautiful Boy », un film de Felix Van Groeningen (2018)

Le sixième long métrage de Felix Van Groeningen, Beautiful Boy, pour la première fois réalisé aux États-Unis en anglais et avec des acteurs américains, nous amène à nous poser une double question : celle des clichés et de la manière dont ils sont utilisés dans un cinéma d’auteur mondialisé, industrialisé ; et celle qu’ils ont de traverser les genres et les frontières, en se transformant et en s’adaptant aux milieux tout en conservant leurs propriétés intrinsèques. Si l’on peut parfois se demander pourquoi des producteurs américains confient un projet à un réalisateur étranger, repéré pour sa singularité, son « originalité », mais dont on attend finalement qu’il se conforme à une certaine norme d’un cinéma anglo-saxon – qu’il soit commercial ou « indépendant », force est de constater que ce qui « doit » rester (à savoir ce qu’on attend au départ de ces réalisateurs : une trace de leur signature lors de leur passage à la mondialisation) est finalement contenu dans les thèmes abordés et dans l’écriture scénaristique, beaucoup plus que dans la mise en scène ou dans un travail esthétique global.

Steve Carell porte Timothée Chalamet dans Beautiful Boy
"Beautiful Boy", de la misanthropie déguisée ?

Ainsi, ce que Felix Van Groeningen conserve de son cinéma lors de ce passage à l’économie de grande échelle, c’est l’idée du mélodrame et, surtout, de l’histoire « véridique », conforme à la réalité telle qu’il se la représente probablement. À savoir, un personnage écrasé par une forme de déterminisme – social dans La Merditude des choses et dans Belgica, psychologique dans Beautiful Boy – qui se retrouve constamment plombé par celui-ci, malgré ses vains efforts pour s’en défaire. Et, comme dans les films belges tournés en flamand – qui servent désormais de mètre-étalon de ce que doit être un « bon » Van Groeningen –, lors d’une fin sortie de nulle part, grâce à on ne sait quel deus ex-machina, ce personnage finit malgré tout par s’en sortir et par trouver un chemin hors du trou que lui avait creusé son « destin ». Dans le cas de Beautiful Boy, ce personnage est Nic, joué par Thimothée Chalamet, qui, pris dans une spirale infernale, s’enferme dans un cercle d’addiction à toutes sortes de substances, jusqu’à sombrer de manière apparemment irréversible dans l’addiction aux cristaux de meth.

Ce qui change dans Beautiful Boy, par rapport aux films précédents de Van Groeningen, c’est que ce n’est pas le personnage enfermé dans cette spirale qui tente de s’en sortir, mais bien un second personnage – le vrai personnage principal du film – à savoir son père, l’héroïque David (interprété par Steve Carrell), qui fait tout pour l’en extirper. Le plus étrange, c’est que, le temps de quelques séquences vers la fin du film, le récit, la mise en scène et le montage – dans un grand exercice de grandiloquence surjouée – conspirent pour faire croire au spectateur que, cette fois-ci, Félix Van Groeningen va aller jusqu’au bout de ce qu’il semble vouloir faire depuis le début de son cinéma : laisser le personnage broyé à sa place de victime exemplaire de la société ou de ses démons intérieurs, et utiliser pour ce faire l’autre personnage, à travers un processus d’acceptation, afin de mieux faire avaler ce destin tragique, cette fin désespérée, à son spectateur. Même si son projet initial et sa manière de procéder pour l’atteindre sont fondamentalement malsains et rebutants (l'utilisation ampoulée de la musique, particulièrement pénible, et la volonté d'exhiber dans les moindres détails la déchéance de Nic, en sont deux exemples), il faut reconnaître que cette démarche aurait eu pour elle de porter une certaine forme de cohérence. Enfin, Van Groeningen aurait assumé la misanthropie qui sous-tend son œuvre, et l’aurait affichée clairement. Mais, par une porte de sortie dérobée, posée là comme une échappatoire des plus malhonnêtes, le réalisateur parvient une fois de plus à se dérober et à se cacher derrière un pseudo-humanisme bien pratique et profondément hypocrite. Le personnage s’en sort, bien évidemment, mais non sans l’aide d’une ellipse abracadabrante, ce fameux deus ex-machina – ici incarné par le montage et l’utilisation d’un intertitre explicatif final, disant que tout va bien, que tout s’est arrangé. Comme si le « coup-de-force » final, ce climax en forme de coup de poing que Beautiful Boy nous aura imposé violemment, n’était qu’une farce, une fausse piste destinée à jouer avec nos nerfs.

Par cette pirouette finale, Beautiful Boy prouve deux choses : d’abord que le passage à une économie et à un modèle hollywoodiens n’est pas forcément castrateur pour un cinéaste européen, qu’il peut au contraire le conforter dans ses travers ou accentuer ses tares ; ensuite que les clichés que véhicule un cinéma d’auteur formaté peuvent être largement conservés lorsque l’on déplace ce cinéma d’un terrain vers un autre – d’un genre vers une autre, d’un espace géographique vers un autre – moyennant finalement assez peu d’adaptations, si ce n’est peut-être le recours à un certain euphémisme visuel, à une atténuation de ce qui rendait le coup de poing particulièrement traître et abasourdissant. Le cinéma de Felix Van Groeningen semblait de toute façon promis à ce destin et taillé pour sa récupération industrielle. Il suffit de revoir The Broken Circle Breakdown, sorti en 2012, pour s'en convaincre définitivement.

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Fiche Technique

Réalisation
Felix Van Groeningen

Scénario
Felix Van Groeningen, Luke Davies, David Sheff

Acteurs
Steve Carell, Timothée Chalamet, Maura Tierney, Amy Ryan, Kaitlyn Dever

Durée
1h52

Genre
Drame

Date de sortie
2018