
« Asteroid City » de Wes Anderson : L'harmonie du chaos
Asteroid City fracasse le plan stellaire pour nous envoyer des nouvelles sur le sens de la vie. En voici un fragment, astéroïde perdu dans les confins andersonien.
« Asteroid City », un film de Wes Anderson (2023)
Une fantaisie triste, pastellisée, le drame surmonté de couleurs vives, une signature originale, variation sur un drame avec casting hors du commun pour un film qui ne l'est pas moins. Sur la mort, l’amour, l’art, la science, le cosmos. Un multivers, film gigogne, où une émission de télévision ouvre sur une pièce de théâtre qui ouvre sur un film. Un spectacle en trois actes dans un long-métrage où les acteurs font les acteurs, où les décors sont des décors. Asteroid City, dans son apparent immobilisme, pris dans un carcan, va vite. Brise le quatrième mur, cet écran imaginaire qui sépare l'acteur du spectateur. La frontière entre le réel et l'imaginaire s'efface au point de ne plus exister. Quand la suspension de notre incrédulité nous tient en haleine, Asteroid City cherche en nous son point d'équinoxe. Quand son absurde s'offre au sourire, il nous réfléchit encore comme il réfléchit ce que nous sommes, chacun pour les autres, des Asteroid City, singularités occasionnelles dont Wes Anderson envoie des nouvelles. Son message se cache là, quelque part, dans cet agglomérat de scènes à l'apparence insensée, accompagnées de personnages caricaturaux, toujours complexes. Des gens qui se demandent ce qu'ils peuvent bien faire ici-bas, sur terre, sauf à errer. Et comme pour mieux sentir la distance qui les sépare de leur étoile, les intrigues sont anti-conventionnelles, ou plutôt, créent leur conventionnalité. Un normal qui ne connaîtrait pas la normativité.
D'un côté, la pièce de théâtre, film dans le film, surmontée d'un deuil, dans une ville en proie à une invasion extra-terrestre. De l'autre, les coulisses, des acteurs-miroirs, qui se demandent pourquoi ils agissent de telles façons, l'ignorent parfois, tout en ne cessant jamais d'aller leur pente : des acteurs contraints de suivre un scénario qui leur échappe, qui le suivent pourtant. Un jeu de réflexion sur le sens de notre vie quand Wes Anderson se confronte à la peur du vide en plein désert.
Asteroid City vient ainsi du plus loin. Fait de plusieurs couches, sur une terre qui n'en compte pas moins. Chacune avec un niveau d'interprétation possible. Des planètes en orbite sur un même plan, qui s'axent. Sont en chemin comme elles font chemin. Mais comme l'univers est bien trop vaste, à la fois réel et si lointain, on en viendrait à douter de sa matérialité. Wes Anderson loge alors le monde, son monde, dans un décor de cinéma. Tout y est de stuc et de bois. Un univers en papier mâché. Un décor fait de caravanes, pour des hommes qui ne sont que de passage sur terre, prises dans un désert, une photo en fond. Cette contrefaçon n'est toutefois pas le faux du toc. Chez Wes Anderson, le décor vaut comme représentation humaine. À échelle. Un narrateur bien vivant nous y introduit, dévoile les coulisses. Le film joue tellement de ses éléments constitutifs qu'il semble en devenir pièce de théâtre, si ce n'était les couleurs andersonienne : en vérité, nous voici dans la tête du cinéaste. Dans les coulisses, un homme se tient, le réalisateur devant sa machine à écrire. Des scènes qui sont en noir et blanc quand le reste est en couleur. Un enfièvrement. Le monde semble pris dans deux dimensions distinctes : comme si Asteroid City se déroulait directement dans la tête du scénariste, qui lui permettait de voir les couleurs, de mieux comprendre son propre système de pensée où le faux paraît si vrai. Soit de produire la suspension d'incrédulité utile au spectateur pour se plonger dans une histoire.
Chat sur la souris, Wes Anderson s'en amuse. Une manière de dire : si le scénariste est réel, le reste est de l'ordre de sa création. Ce qu'il s'agit de comprendre à propos de chaque personnage, un propos, son histoire. Ainsi dans les coulisses, lorsque l'on voit les personnages redevenir acteur. Augie en est emblématique. Personnage principal, il affronte un deuil. Un personnage bloqué sur la page, incapable de la tourner. Augie cherche un sens à la mort de sa femme. L'acteur derrière le personnage se pose en permanence la question de son devenir comme celui du rôle qu'il incarne. Il ne faut pas simplement se contenter de vivre, mais regarder les étoiles : exister. Cette quête de sens en devient le fil conducteur du film. Toutes les intrigues s'y mêlent, où le pragmatisme s'oppose à la foi religieuse. La ville – Asteroid City – s'appelle ainsi car un asteroïde s'est écrasé en son sein. Cet astre du lointain, sur celle qui n'était que désert, lui a donné un nom. Sa direction, son sens.
Asteroid City est le film de la crise existentielle de Wes Anderson. Il y répond. Mélancolique, son merveilleux voudrait faire la vie en mieux. Car comment ne pas connaître l'angoisse quand tout y conspire ? Cette femme, incarnée par Margot Robbie, est décédée. Un monde chu en tombe pour Augie. Sa vie en est devenue plate. À l'horizontale. Un désert. À l'arrêt, comme sa voiture est tombée en panne. Dans sa vie, plus possible d'avancer. Que faire, maintenant ? Continuer. Bip Bip sans Coyote. Assez vite, un oiseau étrange apparaît dans le film, de façon sordide. Plus tard, quand un bus arrive, que des enfants en sortent, on apprend que, sur le chemin, ils ont écrasé un coyote. Bip Bip a perdu sa raison de vivre. A-t-il encore besoin de courir ? Que lui reste-t-il ? Exister, tout simplement ? Peut-être. Si dans le dessin animé Bip Bip est sans cesse poussé en avant, il ne peut échapper au coyote qu'en courant quand le coyote ne peut autrement que le poursuivre. Bip Bip/Coyote, insécables, tout granitique, à l'image de ces policiers poursuivant des criminels en voiture sans jamais s'arrêter, dont la raison d'être n'est pas tant, finalement, d'endiguer le crime que de le relancer à l'infini par cette course-poursuite, faute de quoi chacun perdrait sa raison d'être. Dans le monde andersonien, il ne semble y avoir que deux possibilités, soit poursuivre quelque chose/quelqu'un, soit échapper à quelque chose/quelqu'un. Dans un cas comme dans l'autre, ne jamais s'arrêter.

Ainsi en va-t-il de la scène de la panne, chez le mécanicien. En voyant l'état de la voiture, tout auréolé de son expérience, le garagiste expose l'alternative précédente à son client quand, au vrai, la panne est due à un troisième cas de figure, impossible à imaginer, parce que jamais rencontré : non plus simplement poursuivre ou échapper, mais laisser faire en épicurien, prendre une porte jamais ouverte. Ainsi, l'acteur qui joue Augie s'échappe d'une scène-clé pour se retrouver dans les coulisses, sans prévenir, sans qu'on puisse l'imaginer. Bip Bip se retrouvera tout le long du film, ainsi. À errer entre les scènes. Mais tous ceux qui vagabondent ne sont pas perdus. Pendant le générique, Bip Bip danse. Il n'a plus rien à craindre sans son coyote. Il demeure sis à Asteroid City sans ne plus se soucier de son existence. Mais ce n'est pas le cas pour tous les personnages du film comme nombre d'entre nous. Êtres absurdes, nous avons besoin d'être rassurés sur le sens de notre présence sur terre, quand tout est accidentel dans notre venue au monde. Nous cherchons des raisons en lieu et place des questions. Et, parfois, nous regardons le ciel, où certains y voient Dieu, d'autres le vide stellaire. À chacun ses voies pour guide, mais la même nuit en fond.
L'astéroïde en est une. Un lien étroit existe entre elle et la femme d'Augie. De même que son mari comme ses enfants chérissaient une femme, une mère, la ville célèbre l'astéroïde. De même que cette femme donnait son unité à cette famille, l'astéroïde confère une identité à ce lieu désertique qui en était dépourvu. Tous les célèbrent, tous les commémorent. Aussi, lorsque l'alien arrive sur terre, emporte avec lui l'astéroïde, présente sur terre depuis si longtemps, chacun se trouve plongé dans un état de sidération. À ce qui était constant dans leur existence, ils vont devoir lui substituer son absence. Ce qui conférait sens en est évidé. Reste un cratère en partage. Ce gouffre qui est en chacun ce qu'ils ont de plus profond à offrir. L'astéroïde, métaphore de la mort, témoigne de ce que chacun réagit de manière différente à cette perte. Une seule certitude demeure face à l'incertain qui viendra toujours : lorsque quelqu'un meurt, comme cet astéroïde disparaît, ses traces ne s'effacent pas. Demeure un trou, lieu à combler du souvenir. Les individus s'inventorient dans les traces qu'ils ont laissées, autant que cet Alien vient faire sur terre un inventaire. Avec le temps, va, tout s'en va ? Non pas. Chez Wes Anderson, la somme de ces souvenirs forme une boule, font foule, un peuple d'astéroïdes.
Comment dès lors se sentir exister, pour un être doué de conscience ? Cioran raconte depuis quelque part que la conscience est une plaie à l'homme. Un questionnement métaphorisé par cet adolescent qui, pour se prouver l'existence, se met en gage en permanence à travers des expériences. S'exprime en lui le principe de l'absurdisme camusien. Si la vie n'a pas de sens, il appartient à chacun de s'en rendre l'acteur. Pour s'inventer une autre main que celle laissée par son milieu familial, social, l'autre main du destin.
Ce qui est intolérable pour chacun des personnages : l'incertitude. Ils en développent une intolérance, comme d'autres corps se réfugient dans la maladie. Autant que le seuil de la douleur est différent chez les êtres, autant cette intolérance varie. Elle pousse à redouter le futur, repousser l'inconnu, à considérer qu'un événement puisse contrarier le cours des choses. Sur cette palette, chaque personnage d'Asteroid City présente une certaine couleur. Ce qui survient les affecte tous différemment. L'alien en devient la pierre d'achoppement sur laquelle elles se réfractent.
Mais ce scénariste, Wes Anderson à la machine, à tout planifier ex-cathedra, ne demande-t-il pas finalement à son petit monde de simplement suivre le script, si tout échappe en permanence ? Faire fi du caractère énigmatique de ce qui survient ? L'incertain est tout ce qui échappe au contrôle. Une voiture qui tombe en panne. La mort d'un proche. Une histoire d'amour. La vie, c'est le hasard tissé par le temps qui s'étend dans l'espace. Personne ne pouvait augurer de la mort de la femme d'Augie quand nul ne pouvait prédire qu'il s'éprenne d'une star de cinéma. La vie nous tire sur un rail. Or, si chacun peut décider de la vitesse, de son mouvement, chez Wes Anderson les rails semblent immuables. N'y a-t-il donc aucune issue ? Peut-être pas. Si Dieu est mort, pour Wes Anderson, l'art y pourvoira. Asteroid City est aussi et sans doute avant tout un témoignage sur le pouvoir transcendant de l'art.
Schopenhauerien, Wes Anderson semble montrer combien l'art est une manière de voir les choses au-delà du principe de raison suffisante ; ce principe stipule que tout a une cause, une raison. Mais la mort. Mais l'amour ? Là où des philosophes comme Aristote considéraient que toute chose existe pour remplir une fonction, Schopenhauer se positionne, lui, comme un philosophe de l’absurde. Nous n’avons en effet que des buts à court terme, qui nous sont dictés par nos désirs. Cela engendre souffrance, car la succession de ces buts ne peut pas nous cacher que le monde, lui, en est dénué. Chacun se représente le monde comme régi par des règles obéissant à des buts variés, mais il n’en est rien : absurde, ce décalage entre la représentation et la volonté. Tout comme chez Schopenhaueur « la vie oscille comme un pendule de la souffrance à l’ennui », chez Wes Anderson les individus paraissent balancer entre l’envie de fuir la souffrance que leur cause leurs désirs, et l’envie de fuir l’ennui causé par l’absence de désir.
Face à cet état désespérant, que reste-t-il ? L'art. Car l’art vise la chose en soi, et, par là, « a partout son terme ». Elle offre enfin à chacun un havre de paix, hors du monde, dans ce désert. Délivre de l’enchaînement du temps et de l’espace. Place chacun hors du monde, en repos. Dans un monde où le vide provoqué par la mort n'est pas l'absence, quand tous pouvaient le croire. Le vide est au centre de tout, la mort qui guette partout. Et Wes Anderson, pourtant, de s'émerveiller que de lui puisse naître un monde, porté par un projet tendre et moral : nous qui sommes tous déjà abîmés par les jours et les amours empêchés, après une parenthèse aux allures de petit théâtre, nous disparaîtrons bientôt dans l’horizon. Dans l'attente, faisons société, avec, comme seul bagage, le pied léger de l’alien posé sur le sol contre toute forme de pesanteur. La grâce ? Nous rêver en plus grand pour nous sortir de nos drames intimes. Faire l'expérience de l'abandon, ce sera toujours tenter d'y survivre.
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- Jérémy Quicke, « Rushmore de Wes Anderson : Réinventer l’espace pour reconstruire le collectif », Le Rayon Vert, 10 novembre 2019.