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Matt Damon dans son bureau dans Air
Critique

« Air » de Ben Affleck : L'odyssée du marketing

David Fonseca
Sur fond de choc civilisationnel, après avoir démonté les fous de Dieu de la République islamiste d'Iran à coup de farce hollywoodienne vantant les mérites de l’héroïsme cool de l'empire démocratique dans Argo, Ben Affleck continue son travail d'homme de main du rêve américain. Dans son dernier film, il réalise une pub sur un coup de pub, ou comment Nike l'outsider du début des années 80 a fait d'un pas sept lieues en chaussant le pied de l'agile Air Jordan. Air possédait pourtant un potentiel autocritique comme la possibilité d'une charge subversive. Las, il opte pour la success story du capitalisme décontracté, les deux mains sur la galette de son panier, non pas une balle ronde en pleine tête du système.
David Fonseca

« Air », un film de Ben Affleck (2023)

Air est un scénario, un film à sujet. S'il naît d'une nécessité, elle ne proviendra pas du cinéma. Ben Affleck aurait pu se contenter d'un article de journal. Mais il veut nous faire voir plus large, chaussant les lunettes écran total de Phil Knight, ce milliardaire de Nike qu'il incarne à l'écran, pour nous faire mieux adhérer au monde où il prospère. Air raconte ainsi sous forme de leçon de marketing et communicationnelle la réussite d'un second couteau (Nike) qui mise tout son avenir financier sur un joueur simplement en devenir, un rookie, un jeune joueur n'ayant pas encore fait ses débuts de professionnel au sein de la NBA, un novice qui y fait ses premiers pas : Michael Jordan, en 1984/1985. Une firme, donc, à la traîne de ses concurrents et devanciers principaux de l'époque (Adidas et Converse), une sorte de débutante dans le métier qui pour muscler son jeu s'en remet à son cheval de traîne, un personnage grassouillet fin connaisseur de basket/en basket, Sonny Vaccaro (Matt Damon), directeur sportif du département chez Nike, qui parie sur un bleu génial (Michael Jordan) comme il joue sa vie au casino.

Sous cet abord, la ligne du film est homogène : parler d'un jeune joueur, qui n'est pas encore une légende, pour une firme qui n'occupe pas le haut du panier en 1984/1985, à partir d'un personnage aussi rond qu'un ballon, Sonny. Car Michael Jordan, en son début de carrière, n'est pas un premier choix pour les équipes de la NBA, lui qui s'était déjà fait renvoyer de l'équipe de son lycée. En 1984, lors de la draft(1), il n'arrive qu'en troisième position. Il ne sera ni le choix des Rockets ni des Blazzers. Les Bulls, qui n'avaient jamais gagné le moindre titre, en hériteront pour leur plus grande gloire comme celle de Jordan. Adidas, par ailleurs, refuse de le signer en 1984 lorsque Michael Jordan se cherchait un sponsor, lui qui ne jurait pourtant que par la firme rappée par Run-DMC dans un titre à la gloire de la marque (My Adidas). La société allemande misait alors sur les grands et dominants pivots, à l'instar de Patrick Ewing ou Kareem Abdul-Jabbar. Un an plus tard, après sa première saison aux Bulls, Adidas se ravisera. Le film de Ben Affleck s'ouvre sur ces rivalités.

Sur le plan de sa cohérence, qualifié de feel good movie par une partie de la critique, Première en tête, il faut prendre acte de ce que Air nous en-feel. Si Niké, au plan mythologique, qui donnera son nom à l'entreprise, est la personnification de la victoire en toute circonstance, sans doute est-ce parce qu'elle est ailée comme Jordan sera logoisé en être flottant par le concepteur de sa chaussure dans le film, la Air Jordan. Toutefois, par l'effet de ce logo créé à son effigie sur sa basket, Jordan saisi en plein vol n'est plus alors conçu comme une énergie de pénétration de l'espace : il se propulse en créant devant lui un vide qui l'absorbe. Au lieu de prendre appui sur la résistance de l'Air, il atteint par ce logo le point centrifuge, excentrique, où sauter, par la grâce de sa vitesse, produit le vide qui l'engloutira bientôt tout entier. Ce moment de vertige deviendra celui de son effondrement dans Air, comme tout ce qui a perdu sa formule ne peut plus s'arrêter. Il aurait alors fallu lire Amérique de Baudrillard avant de penser le film : « La vitesse est créatrice d'objets purs, elle est elle-même un objet pur, puisqu'elle efface le sol et les références territoriales, puisqu'elle remonte le cours du temps pour l'annuler, puisqu'elle va plus vite que sa propre cause et en remonte le cours pour l'anéantir. […]. C'est une sorte de suicide au ralenti, par l'exténuation des formes, forme délectable de leur disparition »(2).

Sur ce plan, Air aurait pu être autrement ambitieux, par le seul choix de son sujet. En effet, ce que rappelle le film, la chaussure sera finalement fabriquée contre les règles de la NBA qui exigeaient un pourcentage majoritaire de couleur blanche sur les chaussures des joueurs. L'idée de Nike : mouler à ce point la chaussure aux pieds de Jordan qu'elle en portera les couleurs de son club, à dominante rouge et noire, une manière de transgression, quitte à payer les amendes pour ce forfait commis. Un joueur unique ne peut être qu'à soi seul sa loi, pleinement souverain du terrain où elle s'applique. Cette affaire de couleur sur une paire de chaussures aurait pu cependant engager Ben Affleck sur une autre voie que celle de l'autocélébration de l'Amercatique. Il aurait ainsi pu emboîter le pas à Soderbergh, en 2019, avec son film sur les coulisses du basket, High Flying Bird. Soderbergh y avait pris très au sérieux la thèse du sociologue Harry Edwards(3) développée dans son ouvrage non traduit Revolt of The Black Athlet(1969), mise en pratique un an auparavant, à son instigation, lors des JO d'été de 1968, lorsque Tommie Smith et John Carlos levèrent leur poing ganté de noir au moment de l'hymne américain sur le podium. Soderbergh raconte précisément dans High Flying Bird le quotidien de rookies, appuyé par les témoignages de véritables jeunes joueurs de la NBA, lors d'une saison non-régulière qui a connu un lock-out, une grève lorsque ces derniers, représentés par leur syndicat, se sont opposés aux grands propriétaires blancs des équipes de la NBA comme à la ligue. Des champs de coton au terrain de basket, High Flying Bird, à travers les revendications salariales de ces jeunes joueurs, montre que les conditions de l'esclavagisme n'auraient pas changé. Ces affranchis, Soderbergh les filme à l'aide d'un iPhone 7, tout comme il l'avait fait précédemment pour son film Paranoïa, qui montre l'urgence des enjeux tout comme l'usage du téléphone traduit visuellement l'instabilité de la situation pour chacun des protagonistes.

Dans Air, Ben Affleck aurait pu greffer à son propos l'histoire de ce soulèvement des classes prolétaires en filmant combien le racisme ne consiste pas en une attitude, mais qu'il est consubstantiel à la division sociale du travail qu'il filme pourtant, de la division du monde en centre-périphérie, ce qu'il ne cesse pourtant jamais d'avoir pour pseudo-enjeu, et de la structure de l’État-nation établie lors de l'avènement de l'économie capitaliste(4), l'Amérique étant propice à cette réflexion. Ce choix aurait été possible en raison du sujet même de Air (Jordan, comme les Bulls et Nike, n'occupent pas alors le centre, mais la périphérie du système sportivo-capitaliste), tout comme par la manière dont la mère de Michael Jordan va s'efforcer de modifier les règles du jeu capitaliste en contraignant Nike d'accepter que son fils touche une part du capital de chaque vente des chaussures portant son nom, quand la logique capitaliste voudrait que les bénéfices n'aillent qu'à ceux qui ont engagé des fonds. L'actualité de la firme Nike aurait pu encore l'engager sur cette voie, lorsqu'elle a détourné son célèbre slogan : « Just do It » en « Don't Do It », après l'affaire George Floyd aux États-Unis, publiant le communiqué suivant : « Pour une fois, ne le faites pas. Ne prétendez pas qu’il n’y a pas de problème en Amérique. Ne tournez pas le dos au racisme. N’acceptez pas que des vies innocentes soient enlevées. Ne faites plus d’excuses. Ne pensez pas que cela ne vous affecte pas. Ne restez pas immobile et silencieux. Ne pensez pas que vous ne pouvez pas participer au changement. Faisons tous partis du changement. »

Ben Affleck avec ses lunettes noires dans Air
© Ana Carballosa - Amazon Content Services

Mais chez Ben Affleck, la lutte des classes, qui est une lutte des races chez Soderbergh, se résout autrement et problématiquement dans Air. Le libéralisme actionnarial y devient libérateur de son basketteur noir le plus emblématique, par un non-choix de casting pour l'incarner qui produit une logique de l'effacement à l'écran.

En effet, seul Michael Jordan pouvant être et jouer Michael Jordan selon Ben Affleck, celui-ci ne sera jamais montré à l'écran autrement que de dos. Aucun acteur ne l'incarnera de face, pas plus que Michael Jordan, devenu trop vieux, expliquera encore Ben Affleck, ne pourra jouer dans Air son propre rôle, le rajeunissement numérique ayant été écarté. Ce choix se justifie sans doute à maints égards. Mais, conséquemment, il faudrait alors faire jouer tous les acteurs de biopics de dos et s'interdire de voir, par exemple, que le visage de Nathalie Portman, incarnant Jackie Kennedy chez Pablo Larrain, par son dédoublement offre une mise à nu qui ne fait qu'épaissir davantage le mystère d'une fortitude blessée, une femme redevenue étrangère au spectacle de l'Amérique auquel elle s'est pourtant livrée.

Plus ambigu, cet effacement de la figure de Michael Jordan à l'écran montre combien le film n'est pas tant fait à sa gloire qu'à celle de Nike. Air fait de l'air. Il fait place nette, nettoie Jordan du parquet, car son objectif est autre. Il fait du placement de produit. La chaussure qui devait être unique, à l'image du basketteur, ravale Michael dans son génie. Modelée sur le pied de l'artiste, elle devient la véritable star du film. Les pieds de Michael sont bien Niké. Il n'est plus un homme, mais réifié, objetisé dans un écrin à chaussettes. Jordan disparaît dans ce pod d'une nouvelle espèce. L'Invasion des profanateurs se rejoue autrement pour Michael dans Air : une paire de chaussures a pris place dans son corps. Just do it, donc : un numéro de claquettes pour le grand capital.

Des histoires de chaussures, il en existe pourtant tellement. Quand Les vieux souliers de Van Gogh, ce tableau qui date de 1886, par le vide de toute présence humaine à l'intérieur, essaie de nous faire marcher, de nous lever de notre place de spectateur, Air veut nous laisser en place. Il produit un cinéma des assis, un cinéma de consommateurs que les cinémas premium de Jérôme Seydoux et consorts ont pensé comme cinéma-canapé, le lieu de tous les enfouissements, le drame de tous les endormissements. Les chaussures de Ben Affleck, si elles font marcher, c'est à la baguette. Elles veulent faire croire que la logique capitaliste, qui repose sur l'extorsion de la plus-value, est un conte où le merveilleux a perdu son honneur/son horreur. Elle n'y renoncera jamais. Cette extorsion est la part non-négociable de son rêve au « travail ».

Michael Jordan tient bien ainsi le premier rôle des Body Snatchers, version Ben Affleck. La chaussure, c'est la cosse. Elle a pris la place de tous les êtres humains qui la chaussent, Jordan compris. La substitution a lieu dans le film. Elle se solde par une liquidation. Michael, l'homme volant, y devient un homme privé de son Air dans le film. Renvoyé à un état purement végétatif. Atone. N'obéissant qu'à une série de réflexes, de routines plutôt. Lui si vivant, si intransigeant comme le montre le remarquable documentaire à son endroit, The Last Dance. Il est agi dans le film par un programme neuroleptique. Il y devient le petit-fils du capital zombie. En ne le montrant que de dos, toujours silencieux, jamais dans le game, Air le fait passer du sur-régime au sous-régime. Il lui défait l’espace et son intrigue. Ben Affleck le place en situation d’inaction permanente. Il devient une effigie. On ne le verra ainsi à l'image (documentaire) que sur un seul shoot, répété à l'envi par Sonny le directeur marketing se persuadant de son génie. Un passage en boucle qui, déjà, le commercialisant, le fordise en Jordan fabriqué en série. Air crée sans doute du mouvement (par les nombreuses conversations qu'il filme, ce téléphone omniprésent), mais à perte. Il n’y a plus que du plat dans cette vie. De l’horizontalité. Le temps qui passe, mais sans aucune aiguille qui en laisse la trace pour nous faire courir, acheter son produit.

Pire, cet évitement de la figure de Jordan redouble la logique du blackface dans ses intentions : si nul ne joue à l'écran Michael sauf un prête-dos, c'est qu'il est médiatisé par tous les protagonistes de Nike (sa mère comprise) qui, de cette manière, le griment. Ce sont eux qui l'incarnent. Air réécrit ainsi la légende américaine. Ce n'est plus tant Jordan qui serait exceptionnel que Sonny le directeur marketing de Nike. Personnage rondouillard roublard, c'est pourtant lui le personnage ailé du film. Il est l'incarnation à l'écran de la déesse Niké. Par la grâce de son don d'élévation, il voit ce que tous les autres concurrents ne perçoivent pas : le génie de Michael, avec lequel il faut absolument pactoliser. Or, seul un génie est capable de reconnaître un autre génie, le génie se caractérisant par l'absolue nouveauté de ce qu'il incarne, pour lequel il n'existe dès lors aucun critère pour l'identifier comme tel. Mieux, seul un génie, celui de Sonny, par son tact, sa sagacité, son intelligence supérieure, peut adouber un autre génie : seul un génie peut faire un autre génie. Sonny devient dans Air l'opérateur comme le révélateur du génie de Jordan avant la lettre. Il le prédestine par l'effet de son seul verbe. Sonny, rappelle le film, a été appelé ainsi par sa mère qui voyait en lui un « soleil ». Sonny a en effet le verbe performatif astro-solaire posé sur la langue. Le verbe divin, Fiat Lux permanent, il possède un don particulier. Il a le pouvoir de faire advenir ce qu'il décrit au moment même de le nommer. Soit de créer de toutes pièces Jordan à l'instant de le toucher de son doigt marketé.

Plus terrible, encore. Michael, en existant en tant que « Jordan » dans la bouche de Sonny, se découvre donc homme dans l’antre du grand capital qui devient l'incarnation du processus de civilisation et de la blanchitude par l'argent, la seule couleur de l'Amérique. Air a bien l’angélisme exterminateur : pour fonctionner correctement, il a encore besoin de ce point de vue dominant des blancs sur les enjeux qui le traverse. Ce que le film ne propose jamais, en effet, c’est la parole de Michael. Pas d'image de son visage, dont acte ! Mais le son ? Sa voix ? Pourquoi l'en priver également dans le film ? Air se termine précisément tandis que pour la première fois du récit il va discuter avec Sonny au téléphone. Mais nul ne l'entendra. Jordan y est encore médiatisé. Coupé, comme on coupe une conversation. Coupé de sa voix, étranglé par le fil de ce téléphone qui lui fait un joli nœud coulant, là où se sont retrouvés pendus tant d'autres noirs. Le scénario ne livre jamais la vision de Michael Jordan. Il n’y a plus qu’à lire le générique à la gloire de tous ceux qui ont fait son histoire. Jordan y est réduit à un chiffre, pas celui du nombre de ses points marqués : il portait le numéro 23, il devient « quatre milliards de bénéfices annuels ».

Sonny a réussi son pari tout comme Ben Affleck son film sur la philosophie de son marketing. Sonny est le personnage marketing que le cinéma américain n'espérait plus, que le réalisateur rend sympathique. Un Sergent Garcia qui aurait retrouvé ses esprits. Ben Affleck humanise cette stratégie qui cherche à connaître et à prévoir les besoins des consommateurs, mais également à les stimuler. Son marketing, emblématique de la World Company, est bien dans le film le résultat d'un double lien de causalité : Sonny, avec son équipe, cherche en permanence à s'adapter au besoin de Michael Jordan (une chaussure unique pour un joueur unique, tout comme il s'efforce d'être à l'écoute de sa mère) mais il crée en même temps ce besoin. Ben Affleck, au plan du cinéma, innove donc. Le capitalisme était sauvage. Il l'auréole d'une majesté particulière. Son marketing y devient émotionnel. Entre les désirs de chacun (être aussi unique que Jordan portant sa basket) et leurs imperfections (nul ne sera l'égal de Jordan sur le parquet), Air nous rappelle par-devers lui que le marketing vend bien du rêve, son rêve. Faire du monde une relation commerciale, un monde où les visages n'ont plus de face mais des chiffres en lieu et place, l'économie des hommes sans qualités : des petits chiffres qui totalisent le grand nul.

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