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Carmen (Aline Küppenheim) dans la poterie au début de 1976
BRIFF

« 1976 » de Manuela Martelli : Petite histoire d'une seconde chance

Guillaume Richard
En faisant revivre le spectre d'une grand-mère partie trop tôt, 1976 est porté par un refus de la fatalité et de la tristesse. Loin de toute démonstration de force, Manuela Martelli, sous l'influence de Chantal Akerman, fait le choix d'une certaine forme de minimalisme pour raconter son histoire de seconde chance.
Guillaume Richard

« 1976 », un film de Manuela Martelli (2022)

Manuela Martelli présente 1976 comme un hommage à sa grand-mère qu'elle n'a pas connue. Jusque-là, rien de bien original. Lorsque la cinéaste a présenté le film à la cinquième édition du BRIFF de Bruxelles, elle a plus précisément employé ces mots : donner une seconde chance. Le propos s'affine. Il s'agit alors de faire revivre une morte et d'utiliser le cinéma comme un moyen de rattraper l'Histoire pour la réécrire et en changer le sort funeste. La grand-mère de Manuela Martelli, Carmen dans le film (interprétée par Aline Kuppenheim), est en effet décédée beaucoup trop tôt et, selon les histoires familiales, elle aurait connu une vie difficile. 1976 est ainsi porté par le beau geste de vouloir essorer la lourdeur du passé, refuser la fatalité et la tristesse, et surtout faire revivre le spectre d'une personne qui n'a pas eu le temps d'accomplir son existence terrestre et d'y trouver la sérénité.

Avec ce postulat de départ, il y avait beaucoup de chance que 1976 évite la lourdeur du drame historique, le film à thèse bien pompeux sur le Chili sous Pinochet et la fadeur du récit autobiographique à la première personne. De ce contexte historique qui sert de cadre au film, nous en saurons effectivement très peu car le film se concentre sur le quotidien de Carmen et son rôle de mère de famille qui, à la demande d'un prêtre, va aider un jeune dissident à guérir. Ce qui intéresse d'abord Manuela Martelli, c'est bien la présence de Carmen comme incarnation spectrale de sa grand-mère qu'elle filme avec une discrète dignité, à "hauteur de femme", sans jamais se servir d'elle comme le faire valoir d'une cause ou d'un combat politique. Pas question, donc, d'évoquer sa naissance ou sa mort, mais bien un moment précis arraché au temps. On pourrait justement reprocher cela à 1976, mais c'est ici selon nous une qualité car tout le film laisse le soin au spectateur d'imaginer ce qui se déroule hors-champ.

Carmen (Aline Küppenheim) en train de soigner Elias dans 1976
© Dulac Distribution

1976 se situe à l'exact opposé d'un film que nous détestons et qui a rencontré un immense et incompréhensible succès, La Voix d'Aïda. Dans le film de Jasmila Žbanić, la pornographie du drame personnel atteint des sommets d'indécence lorsque la volonté d'Aïda de sauver ses deux fils prend le dessus sur la représentation de la tragédie de l'Histoire. Le peuple bosnien est réduit à une foule anonyme et tout le supposé humanisme du film se concentre uniquement sur le combat égoïste d'Aïda qui dédouble celui, tout à fait maladroit, de la cinéaste. Jamais le récit de 1976, qui certes se construit aussi à la première personne, ne vient se mêler aussi grossièrement à toutes les subtilités et les horreurs d'une représentation cinématographique du coup d'État du général Pinochet.

Dans 1976, le cadre est très restreint, aussi bien d'un point de vue narratif qu'esthétique, et il ne cesse d'être éprouvé. On comprend assez vite que la famille bourgeoise de Carmen n'est pas opposée au régime. Pourtant, des éléments extérieurs menacent ce cocon protégé en apparence. Dans la première séquence du film, ce sont bien sûr les gouttes de peinture qui tombent sur la chaussure de Carmen qui matérialisent cette idée tandis qu'au même moment un opposant est kidnappé dans la rue. On retrouvera ce motif plusieurs fois dans le film. Le cadre perce de tous les côtés, des fissures le menacent constamment. On pense par exemple à la jeune femme retrouvée morte sur la plage ou aux trous dans la chaussure du dissident dont s'occupe Carmen.

Loin de toute démonstration de force, Manuela Martelli fait le choix d'une certaine forme de minimalisme pour raconter son histoire de seconde chance. Si la cinéaste choisit de travailler le cadre et ses limites, c'est bien parce que filmer le spectre de sa grand-mère à qui une nouvelle vie d'une heure trente est offerte — sa simple présence comme un cadeau — s'avère bien plus important. On peut clairement percevoir ici l'influence de Chantal Akerman. Est-ce que l'effet aurait été le même si Manuela Martelli avait fait le choix inverse ? Elle filme quand même Carmen comme une héroïne du quotidien sans avoir besoin des artifices scénaristiques du biopic taillé à l'échelle de l'Histoire. Mais peut-être que créer un personnage engagé dans l'Histoire et plongé dans un cadre beaucoup plus ouvert peut faire oublier la présence et la matérialité du spectre qui passe par là.