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Une image de l'univers dans Voyage of Time
Rayon vert

« Voyage of Time » de Terrence Malick : À la recherche du supplément d'âme

Guillaume Richard
Avec Voyage of Time, Terrence Malick ouvre un dialogue avec Mother, la force qui a créé l'univers, la nature et les différentes formes de vie qui ont peuplé notre planète. Il lui pose la grande question de la métaphysique : qu'est-ce que signifie être et exister ? Terrence Malick voyage ainsi dans le temps à la recherche de quelques traces qui seraient autant d'éléments de réponse.
Guillaume Richard

« Voyage of Time », un film de Terrence Malick (2017)

De tous les films tournés à ce jour par Terrence Malick, Voyage of Time est certainement le plus radical. D'abord parce qu'il se passe d'acteurs professionnels et que les seuls humains à apparaître dans le film figurent dans des images documentaires. Ensuite parce que Terrence Malick ne s'embarrasse plus de tout l'arsenal diégétique imposé par la fiction pour construire un poème visuel où il « ouvre un dialogue » avec la force qui a créé la matière et l'univers, la nature et les différentes formes de vie qui ont peuplé notre planète. Enfin, Voyage of Time est peut-être le moins chrétien des films de son auteur, qui n'en demeure certes pas moins religieux, mais il dialogue ici avec celle qu'il appelle Mother, la mère de l'existence : celle qui fait qu'il y a de l'être et de l'étant, quelque chose plutôt que rien.

Terrence Malick a réalisé de brillantes études en philosophie à Harvard et Oxford où il a plus spécifiquement étudié la phénoménologie. Il a par exemple lu et traduit Martin Heidegger, celui qui a justement souligné l'oubli de l'être dans la pensée occidentale, qui est la question (difficile) de la métaphysique par excellence. Voyage of Time remonte à la racine de cette problématique en passant de la plus petite cellule aux plus grandes constellations. C'est une question d'origine et de naissance, posée à une entité féminine, et bien sûr de sens : qu'est-ce que signifie être et exister ? Comment l'être au monde se manifeste depuis le big bang, il y a plus de 13,77 milliards d'années ? A-t-il pris une direction, un même élan vital aux règles communes ? Terrence Malick voyage dans le temps à la recherche de quelques traces qui seraient autant d'éléments de réponse. Ces nombreux détracteurs diront qu'il plaque seulement sa propre compréhension de l'univers, forcément obscurantiste, sur des faits et des mécanismes qui n'ont pas le supplément d'âme qu'il leur accorde.

Dans Voyage of Time, Terrence Malick attribue deux caractéristiques à sa Mother : l'amour et l'abandon. L'amour, tout comme la compassion et l'empathie qui lui sont liés, constitue de prime abord le mode d'être inconditionnel de ce qui est et reçoit la possibilité d'exister. Mais dans le même mouvement, celui qui est se trouve livré à lui-même et abandonné par sa créatrice. « Mère, pourquoi nous as-tu abandonnés », répète plusieurs fois Cate Blanchett, la narratrice de Voyage of Time. Cet abandon serait à l'origine de ce qui ne tourne pas rond, la tristesse et le désœuvrement, d'où le terrible contraste avec les images documentaires des SDF au début du film. L'amour et l'abandon forment ainsi la terrible dichotomie de l'existence dans notre monde et ailleurs dans l'univers. Cette conception reste bien entendu enracinée dans la pensée chrétienne avec cette idée de Dieu invisible et les mots célèbres de Jésus abandonné et crucifié sur la croix, mais Terrence Malick est trop intelligent pour croire littéralement à tous les enseignements de la Bible. C'est un métaphysicien hors pair dont la pensée est à la fois panthéiste et spirituelle.

Terrence Malick a par exemple filmé une première fois les dinosaures dans The Tree of Life (2011), qui est « un ressouvenir aux dimensions cosmiques et qui se ressouvient de l'histoire de toute la vie, dinosaures compris, à partir de l'histoire d'un enfant »(1). La scène, mémorable, montre un prédateur épargner un jeune hadrosaure malade allongé le long d'une rivière. La bonté serait-elle le propre de la nature, et donc une loi de l'être ? L'image que l'on peut se faire de l'ère des dinosaures est loin de celle proposée par Malick. Elle est bien plus darwinienne, les animaux évoluant dans un monde féroce et sans pitié où seule compte la survie. Dans Voyage of Time, Malick filme cette fois-ci un grand carnivore qui a un geste d'affection pour son petit. Les plans suivants montrent ce dernier errer seul jusqu'à l'impact fatal de la météorite, et on ressent alors toute l'absence de sa mère. Ces deux séquences font apparaître l'affect lié à la dichotomie amour/abandon : une injustice amère et souvent triste qui fait que toute forme de vie oscille entre l'affection et la désaffection avant de connaître la solitude de la mort. Malick n'a pas converti les dinosaures au christianisme. Il veut introduire de la compassion là où de nombreuses recherches récentes ont prouvé que les animaux étaient capables de comportements qui n'ont jamais été le propre de l'homme, comme le prouve par exemple depuis longtemps le grand primatologue Frans de Waal (L'Âge de l'empathie, Actes sud, 2011).

La séquence avec les dinosaures dans Voyage of Time
© Mars Films

Dans Voyage of Time, Terrence Malick veut alors célébrer la lumière jetée sur notre monde depuis que la vie s'y est installée et le temps s'est écoulé, cette lumière qui irrigue aussi tous ses autres films où les personnages errent dans les interstices du monde en célébrant l'incarnation de l'amour tout en ressentant la fatalité de l'éphémère et du temps qui passe : telle est la poétique phénoménologique du désœuvrement chez Terrence Malick. Et la phénoménologie, on le sait, est une affaire de lumière et d'incarnation qui révèle le visible et l'invisible à celui qui le reçoit dans sa relation avec un objet. C'est pourquoi Terrence Malick filme comme personne la présence. Sa caméra flottante capte même quelque chose d'irréaliste, à l'instar des séquences avec les singes dans Voyage of Time. Elle saisit toujours quelque chose d'invisible qui est très difficile à traduire par des mots : une éclosion du fameux supplément d'âme qui accompagne la matière et le temps. C'est cela que veut filmer Terrence Malick et qui littéralement voyage dans le temps.

Cette conception de l'univers et du temps n'a rien avoir avec « le réenchantement du monde ou le fait de faire sentir le précieux de ce que nous avons perdu au cours des siècles d'arraisonnement technique de la nature. Le propos de Malick ne cède à aucune nostalgie ou millénarisme écologique »(2). Malick n'est pas un fataliste et un neuneu qui aurait lu de travers Jean-Jacques Rousseau. Ce qu'il raconte est beaucoup plus fort et cruel à la fois car il se place dans la posture du phénoménologue qui observe le monde en dialogue avec une mère créatrice de sens qui reste cachée. Les vérités de la science ne sont alors jamais aussi poétiques et mystérieuses car à la grande question de la métaphysique posée par Leibniz — « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » — il est toujours possible d'introduire une croyance en quelque chose qui dépasse le cartésianisme. Malick y croit et Voyage of Time, plus encore que The Tree of Life, invite le spectateur à partager, sous la forme d'une triade, une expérience à la fois de décentrement et de retour sur soi, puisqu'au bout du compte, le spectateur doit comprendre qu'aimer et ses déclinaisons sont la chose la plus précieuse (on est guimauve mais pas totalement), à l'image de tous les films de Terrence Malick.

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