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Mark (Albert Finney) et Joanna (Audrey Hepburn) sur leur transat à la plage dans Voyage à Deux
Esthétique

« Voyage à deux » de Stanley Donen : Le temps des amoureux qui jouent

Des Nouvelles du Front cinématographique
Avec Voyage à deux de Stanley Donen, la comédie hollywoodienne n'a pas dit son dernier mot, elle en aurait encore sous le capot. Pour sauver les meubles du classique du dépôt au musée des antiquités, rien de mieux alors que le véhicule dynamique de la modernité. Ce n'est pas que la modernité s'opposerait au classicisme comme le présent au passé, c'est qu'elle en représente au contraire la relève héroïque, à l'heure critique des bilans qui concluent les épopées méridiennes sur le crépuscule de la tragédie.

« Voyage à deux » (Two for the Road), un film de Stanley Donen (1967)

Avec Voyage à deux (Two for the Road), la cure de jouvence pour la vieille comédie hollywoodienne consiste en effet à plonger gaiement dans un bain de modernité européenne – fantaisies pop à la Richard Lester et John Boorman, montage non chronologique à la Alain Resnais, coq-à-l'âne et dos d'âne godardiens.

Voyage à deux, deux pour la route, c'est entendu : classique et moderne se rejoignent à l'horizon, sur la route à deux bandes d'une histoire d'amour aussi singulière que quelconque et si la fin approche, le chemin n'est pas encore fini quand la mémoire de ceux qui l'empruntent lui font faire des tours et des détours comme sur un ruban de Möbius. La route continue à défiler encore, même sur ses bas-côtés, même à l'envers, si l'histoire est davantage celle de la comédie amoureuse et des relances ludiques comme autant de points de fuite que des renoncements dramatiques et des trahisons fatidiques.

La route, ses connecteurs et ses fourches

Deux pour la route : c'est donc que le voyage est dialectique en divisant la route des vacances estivales. Le voyage à deux appelle à l'écart parallactique. Sur un axe (en abscisse), la route est celle des amours tumultueuses de Joanna et Mark Wallace qui se rejouent à chaque séjour passé pour ce couple d'anglais sur les routes de la campagne française en été. De la rencontre à l'installation, de l'aventure bohème à l'embourgeoisement, du refroidissement des premières ardeurs à l'épouvantail grandissant de la séparation. Elle et lui tiennent à vivre l'amour dans l'heureuse coïncidence de l'instant et de l'éternel, autrement dit du classique et du moderne. D'accord pour le mariage et oui pour l'enfant mais pas tout de suite, pas maintenant, rien ne presse, sinon l'amour vécu comme un jeu par des adultes qui, ensemble, tiennent à ne pas céder sur leur enfance. Pourtant la disharmonie fait entendre de moins en moins superficiellement ses dissonances entre elle (qui désire avoir un enfant) et lui (qui ne veut en rien rater des opportunités professionnelles), de moins en moins synchro s'agissant de chanter la même chanson.

Sur un autre axe (en ordonnée), l'histoire a une narration complexe dont les biffures se déploient en séries à partir de quatre moments privilégiés inscrits à l'intérieur du même cadre (les vacances d'été en France). La perspective narrative est longitudinale en explorant toute la mémoire d'un amour qui se joue et se rejoue à chacune de ses conjonctions. Reliant un temps avec un autre, elles sont des intensités qui font disjoncter les successions chronologiques. Le temps de la rencontre hasardeuse dominé par l'auto-stop, le temps de l'épanouissement avec la première voiture défectueuse, le temps de l'installation routinière en compagnie des amis américains et le temps de la distance, de la dislocation et de l'éparpillement jusqu'à l'entropie composent ainsi quatre étages et l'étagement autorise, avec les vues en coupe et les connexions disjonctives, des raccords qui court-circuitent toute linéarité, qui zèbrent toute univocité. L'intermittence est interruptive autant qu'associative : l'amour se vit et revit sur le mode bigarré du ressouvenir, de la mémoire de l'événement transversale à toute continuité, à toute succession cumulative.

Dans Voyage à deux la narration est une route comme une bande de Möbius et elle a tantôt des connecteurs comme des échangeurs, tantôt des carrefours comme des fourches d'où peuvent surgir des idées visuelles significatives. Par exemple les images superposées de Mark croisant en voiture une charmante vacancière qui lui fait du rentre-dedans. La route des vacances se retourne alors sur des mensonges et se divise aussi sur le fil du rasoir des adultères cachés. Avec une face pour l'origine toujours virtuellement là afin de sauver le réel, et une autre pour la fin possible qui s'oppose à l'existant au risque de s'y substituer en se réalisant. Chaque raccord interruptif se comprend comme une connexion disjonctive en imposant plus d'une torsion du ruban, à la fois suture et faux-raccord, pli et court-circuit.

L'événement, l'origine et la fin

Deux pour la route : la fiction est classique, sa narration est moderne. La comédie sentimentale sort de ses gonds ou fait une sortie de route quand, ponctuée de gags pop, elle se voit revisitée surtout par une philosophie du temps toute bergsonienne. La modernité consiste ainsi à voir dans une histoire d'amour une mémoire vivante et fourchue qui, en en dynamisant les liaisons alors que s'affirme le temps de la déliaison, en motive intimement les fuites et les relances. L'histoire se répète alors comme elle se réinvente, elle piétine comme elle recommence, elle bégaie comme sa langue fourche en glissant sur le dos-d'âne des lapsus. L'amour de Mark et Joanna a une histoire qui a un début certain mais dont l'image reflue progressivement et une fin qui se fait toujours mieux voir en approchant. Mais l'amour est un événement et s'il l'est vraiment, l'événement déborde alors toute chronologie. L'amour comme événement n'a pas le temps pour un plan de consistance horizontal mais, transversalement, l'entre-temps (l'internel disent Gilles Deleuze et Félix Guattari en citant Charles Péguy) qui divise tous les temps polarisés par la différence entre la virtualité (l'origine est coprésente à chaque souvenir) et la possibilité (de la fin dont l'avènement sonnera alors le glas de l'impossible).

Avec l'amour ainsi ressaisi dans sa dimension de mémoire impersonnelle et partagée (elle n'est le propre ni de Joanna ni de Mark mais le milieu impropre et inappropriable qui les partage en s'émancipant des remémorations croisées en voix-off), le moderne actualise ainsi le constat posé par ce bon vieux Augustin d'Hippone : il n'y a pas hier et aujourd'hui qui se font la gueule en se tournant le dos mais, à chaque fois, le présent – le présent du présent, le présent du passé, le présent de l'avenir.

Mark (Albert Finney) et Joanna (Audrey Hepburn) s'amusent dans un tunnel dans Voyage à Deux
© Ciné Sorbonne

D'un côté, Voyage à deux fait du raccord l'opérateur de connexion disjonctive d'instants appartenant aux différentes séries du temps des vacances, à distance variable des époques et entre les moments. Mark qui se plaint de ne pas être pris en stop affirme à Joanna qu'il ne laissera personne sur la route quand il sera le propriétaire d'une voiture. Un automobiliste lui passe devant le nez sans s'arrêter, c'est lui-même à une autre époque où le vieillissement et l'embourgeoisement font oublier les promesses de la jeunesse. Le raccord est ici le plus contracté quand un autre raccord joue sur de plus grandes distances temporelles en rappelant à un œuf en prétexte de départ précipité d'un hôtel d'autres œufs ou objets apparentés à des périodes moins plombées par le sérieux, autre série, plus formelle, de l'œuf dans la bouche de Mark réparant la vieille MG auquel succède une balle de ping-pong que Joanna fait semblant d'avaler en la jetant dans la piscine pour y précipiter Mark. La mémoire partagée qui est vécue comme un milieu partageant ses habitants avère ainsi la plasticité du temps vécu et la réinvention ludique de ses enchaînements.

Le film de Stanley Donen a des connexions souvent drôlatiques (un plat de homards prépare à la séquence des deux tourtereaux cramés par le soleil), des gags modernes (la visite d'un château en accéléré lorgne du côté de la fameuse séquence de la course à pieds dans le Louvre de Bande à part de Jean-Luc Godard), d'autres qui font venir le rire mais pour l'étrangler (l'arrêt sur image de l'adultère de Joanna est poussée jusqu'à l'anamorphose, contemporain de Blow up de Michelangelo Antonioni). C'est pourtant une tristesse qui, toujours, enfle et progresse dans chacune des séries et sa vague se fait de plus en plus nettement sentir dans la dernière époque en disloquant les souvenirs du couple jusqu'à l'éparpillement. La modernité est un bain de jouvence pour la comédie sentimentale mais le sentiment apocalyptique de la fin semble bien l'emporter toujours plus sur les rires et les jeux à l'origine du couple.

Le démenti du raccord et la loi de l'entropie

Voyage à deux est l'un des tout meilleurs films de Stanley Donen tournés durant les années 1960, à l'époque où la réalisation de films anglais l'emporte sur des productions strictement hollywoodiennes. Le film est peut-être meilleur même que ses luxueux divertissements d'alors comme les appréciés Charade (1963), Arabesque (1966) et BedazzledFantasmes (1967) en dépit de leurs qualités d'écriture respectives. La magnifique partition easy-listening écrite par Henry Mancini, qui considérait que c'était sa meilleure composition, ainsi que l'interprétation merveilleuse de fantaisie d'Audrey Hepburn (d'origine anglaise la star est l'une des actrices hollywoodiennes les plus empreintes de modernité apparues au début des années 1950) et d'Albert Finney (l'un des jeunes acteurs importants du nouveau cinéma britannique, éclatant chez Tony Richardson et Karel Reisz) ajoutent décisivement à la réussite cinématographique de Voyage à deux. Les difficultés conjugales alors éprouvées par Audrey Hepburn sur le point de se séparer de son compagnon, l'acteur Mel Ferrer, et la probabilité d'une aventure sentimentale réellement partagée sur le tournage avec Albert Finney donneraient incidemment à la fiction de Stanley Donen une consistance troublante d'origine documentaire.

Peut-être tiendrions-nous avec Voyage à deux une version hollywoodienne de Voyage en Italie (1952) de Roberto Rossellini, à ceci près que le documentaire est dans le film italien le contrechamp d'une fiction dédiée au délitement d'un couple bourgeois dont la rédemption est une grâce que le premier accorde à la seconde, hors toute raison et causalité. Stanley Donen et son scénariste Frederic Raphael, aussi modernes se veulent-ils, font cependant moins confiance au documentaire en croyant davantage à la force prescriptive des raccords, qu'elle s'impose d'emblée ou bien en reposant sur des effets d'intervalle, d'échos et de distance temporelle plus subtile. Moyennant quoi, l'on n'est jamais loin de convenir aussi que le montage moderne et les facéties pop de Voyage à deux servent aussi à redonner un peu de vigueur narrative à la fiction plutôt convenue de l'amour qui s'épuise forcément avec l'installation dans la durée. L'intelligence du dispositif aurait même tendance à se retourner contre lui, mécaniquement, quand les raccords attestent qu'ils sont des démentis infligés à une jeunesse ayant cru pouvoir se prémunir des déceptions qui viennent en étant toujours déjà advenus.

Ce serait comme la deuxième loi de la thermodynamique appliquée à la tentation moderniste de revitaliser la comédie sentimentale hollywoodienne : l'amour est voué à l'entropie que vérifie le raccord rabattant le passé des origines sur celui de la fin possible.

Un réflexe symptomatique : la répétition à travers les époques de l'idée qu'un couple qui n'a plus rien à se dire est un couple mort s'incarne à de multiples reprises dans les dernières époques, en voiture, à l'hôtel, chez des amis, ad nauseam. Une autre scène aussi habile que significative : un couple de vieux hôteliers français se dispute derrière une vitre, Joanna et Mark s'amusent off à inventer des dialogues dont un raccord révèle pourtant qu'ils ne sont pas un jeu mais la matière même d'une énième scène conjugale les concernant. La construction narrative exerce ainsi des effets pervers dont le systématisme rétrospectif assombrit tous les moments vécus sous le poids de la fin qui s'approche parce qu'elle aurait toujours été déjà là. Le systématisme du procédé, au lieu d'équilibrer les polarités de l'origine et de la fin, balance du second côté en préférant aux espérances messianiques de la relance l'impossibilité de retenir les espoirs déçus, l'amour achevé s'apparentant dès lors à une apocalypse sans rédemption.

Le bruit du ressort et la retrouvaille du passeport
(le poulet et l'ange)

Pourtant, le pessimisme n'est pas si évident et si entier que cela. Voyage à deux ne lâche pas aussi facilement l'origine qui se tient toujours devant soi, qui est toujours à venir quand la fin se joue toujours déjà, dès le début là. Le ressort de la vieille automobile de marque MG qui fait chtonk (dunk en version originale) peut bien trahir un défaut d'origine, en déterminant au départ une catastrophe qui pourrait bien ne pas se réduire seulement à l'incendie comique ravageant la voiture d'occasion. Mais le défaut d'origine dépose aussi la vérité de l'interruption comme principe de la relance quand, des années plus tard, Mark ne cesse pas de freiner et de redémarrer sa voiture neuve quand il est en situation de conversation sérieuse et critique avec Joanna. Le bruit du ressort, de quoi est-il la signification ? Le chtonk est le bruit du défaut d'origine déterminant autant la fêlure allant jusqu'à la dislocation amoureuse et la faillite conjugale, que la relance impromptue d'une histoire rigidifiée dans une mécanique routinière trop bien huilée. Au-delà des connexions narratives directes qui tissent à distance des relations entre époques différentes, en passant par la série diagonale des rapprochements de situations, des associations poétiques ou des homologies objectives, il y a des échos plus fins, plus transversaux, qui glissent dans l'anneau d'autres intervalles et leur ambivalence se joue en offrant au recommencement possible des chances égales à l'achèvement qui vient.

Mark (Albert Finney) et Joanna (Audrey Hepburn) au restaurant dans Voyage à Deux
© Ciné Sorbonne

C'est un geste aussi, celui déjà décrit de Joanna qui, par provocation, jette la balle de ping-pong dans la piscine où tombe Mark. On pense cependant moins à la série diagonale des œufs qu'au geste insolent de la petite fille du couple américain qui jette la clé de voiture dans l'herbe pour embêter ses parents. Le geste de Joanna est au fond le même, c'est celui d'une petite fille en colère mais dont la colère n'en cesse pas moins de demeurer quand même un jeu. Le jeu, voilà la modalité d'origine, le nœud de l'événement amoureux : Mark en jeune auto-stoppeur croyait partir en vadrouille avec Jackie (Jacqueline Bisset) mais il se retrouve sur les routes des vacances avec sa camarade Joanna qui, contrairement à son amie, n'est pas touchée par la varicelle ; leurs chemins se séparent pour se recroiser plus tard quand Joanna réapparaît derrière un automate de signalisation en s'amusant à battre des bras. Non seulement elle imite la machine de manière comique, mais elle rigole surtout du sort affectant sa rivale atteinte de la varicelle (qui se dit en anglais chicken pox, soit variole de poulet). Le jeu a une grande portée signifiante quand Joanna, qui bat des ailes comme un poulet ou un automate, se met finalement à ressembler à un ange. C'est un dernier jeu qui est d'ailleurs toujours le premier, celui qui consiste, enfin, pour Joanna à toujours savoir où se trouve le passeport de Mark. Le jeu est décisif en ceci qu'il est la relance ludique de l'amour, l'événement ressaisi à l'origine comme un jeu d'enfant.

Un couple d'amoureux meurt du silence qui se comprend comme la disparition du jeu et ses enfantines complicités. Le motif des papiers d'identité perdus de vue par l'homme et retrouvés par la femme qui les voit mieux que lui se retrouve exactement au tout début de Eyes Wide Shut (1999) de Stanley Kubrick, qui est l'adaptation de TraumnovelleLa Nouvelle rêvée (1925) d'Arthur Schnitzler par Frederic Raphael, l'auteur du scénario original de Voyage à deux. Avec le motif d'un film l'autre partagé, il s'agirait peut-être d'indiquer aussi que si un couple survit à ses turpitudes apocalyptiques, c'est par sa capacité à savoir encore jouer, avec d'un côté un homme qui admet son impuissance et de l'autre une femme à qui il peut faire confiance en croyant à ses puissances de perspicacité.

Jouer, s'ennuyer
(la fin toujours déjà là, l'origine toujours à venir)

Le jeu est divers ici, play plus souvent que game, jeu en ses expressions mineures et ses manifestations souvent et sans prétention improvisées, tour de passe-passe avec le passeport, imitation d'une balise de signalisation ou d'un monstre en hommage aux studios de la Hammer quand Mark sort de l'eau en grimaçant et réclamant son bécot. Il s'agit pourtant rien moins que de quelques authentiques ponctuations de l'amour dont l'événement rappelle aux histoires finissantes que leur origine est à venir, toujours derrière et toujours devant soi – l'à venir est un revenir, l'événement comme entre-temps, l'éternel retour qu'est l'amour.

Un panneau avec le nom de Valéry serait en passant un indicateur aussi hasardeux qu'objectif, pas loin d'être surréaliste. Paul Valéry a en effet parlé de la bêtise autorisée dans la sphère amoureuse parce qu'elle est une sphère fondamentalement ludique, de désœuvrement et de jeu. Ainsi écrivait-il que « chaque personne est un jeu de la nature, jeu de l'amour et du hasard ». Il a également écrit ceci : « Pourra-t-on jamais séparer la bêtise de l’amour ? ». Et puis aussi : « On ne s’ennuie pas assez ensemble ». S'amuser non pas pour se distraire de l'ennui mais pour toucher au contraire à la vérité de l'être qui est désœuvrement, jouer en ne craignant pas de faire les bébêtes, voilà deux conditions primordiales pour que l'amour soit fidèle à l'événement de son origine.

L'événement a son temps privilégié, l'entre-temps qui traverse et divise toutes les époques et tous les temps, l'internel qui voit coïncider commencement et recommencement, même quand la possibilité de la fin devient une probabilité. Si la fin est apocalyptique, l'origine est messianique(1).

Dans Éloge de l'amour (2001), Jean-Luc Godard distingue quatre moments caractéristiques de toute histoire d'amour : la rencontre, la passion, la séparation et les retrouvailles. Dans Voyage à deux, l'amour est retrouvé, même quand il approche de sa fin, et il ne l'est que quand les amoureux s'ennuient d'un ennui supérieur partageant ceux qui ont encore le désir enfantin de jouer.

Notes[+]