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Les deux acteurs de Twentynine Palms dans le désert
Rayon vert

« Twentynine Palms » de Bruno Dumont : Construire et s’auto-détruire

Thibaut Morand
Dans Twentynine Palms, deux cinémas — contraires et inconciliables — engagent une lutte pour gagner l'émotion du spectateur : d'un côté, la sexualité crue et le sentiment morbide de l’existence propres au naturalisme, de l’autre, les expériences formelles d’un cinéma expérimental. Ce processus bipolaire donne au troisième film de Bruno Dumont sa singulière qualité de rendre sensible l’incompatibilité absolue entre le naturalisme outrancier d’une partie du cinéma contemporain et la recherche artistique.
Thibaut Morand

« Twentynine Palms », un film de Bruno Dumont (2003)

Dans Twentynine Palms, deux cinémas — contraires et inconciliables — engagent une lutte pour gagner l'émotion du spectateur : d'un côté, la sexualité crue et le sentiment morbide de l’existence propres au naturalisme, de l’autre, les expériences formelles d’un cinéma expérimental. Ce processus bipolaire donne au troisième film de Bruno Dumont sa singulière qualité de rendre sensible l’incompatibilité absolue entre le naturalisme outrancier d’une partie du cinéma contemporain et la recherche artistique.

Katia, modèle, et David, photographe, errent dans le désert californien, s'étreignent dans la piscine d'un motel, se disputent le long des rues et des routes dépeuplées de Twentynine Palms. Leur couple est dans l’impasse. Ce sujet fait immanquablement penser aux fameuses « scènes de ménage » de Rossellini (Stromboli, Voyage en Italie), un peu aussi aux égarements d’Antonioni (L’Avventura, Le Désert rouge), et donc, au sujet de prédilection du cinéma moderne : un homme et une femme en crise dans un environnement hostile et dans un monde devenu mystère.

Après un voyage en voiture qui fut sûrement long, ils s’arrêtent, Katia interpellée par un spectacle qu’on suppose sublime, peut-être une vue immense du désert. C’est un interminable train de marchandises avec ses wagons défilant à l’infini ; plus loin, le mouvement fascinant et démultiplié des hélices d’un champ d’éoliennes. Le format scope qui bombe légèrement l’image donne l’impression que le train tourne sur lui-même, grand cercle tracé dans l'espace désert combiné à ceux des éoliennes hypnotiques — c’est peut-être le sentiment de l’infini dans une vision en apparence ordinaire. On ignore tout du couple, on comprend mal les raisons de leur séjour à Twentynine Palms, mais peu importe après tout : ils sont menés par le sentiment d’une beauté indicible, et c’est pour la contempler qu’ils semblent être venus errer dans le désert. Ils abandonnent la voiture, marchent vers la forêt d’éoliennes, observent le tournoiement des hélices comme une chose fantastique, et nous expérimentons avec eux l’émotion du Beau. Mais, tout à coup, on trébuche du haut de notre contemplation et tombe brutalement par terre : Katia se baisse, retire sa culotte et urine les fesses à l’air, ça coule entre ses jambes.

Ce court-circuit, ou même ce sabotage, semble conduire Twentynine Palms : une émotion naît d’une certaine organisation des apparences, créant un état contemplatif, avant d’être subitement liquidée par un geste vulgaire ou obscène de l’acteur. À deux reprises, la piscine de leur motel devient d’abord l’espace purement symbolique de leur relation amoureuse pour enfin n’être plus que le bassin vulgaire de leurs pauvres ébats. Par exemple, la piscine devient un espace pictural — construction par l’image des surfaces (briques, carrelage, eau) en aplat — et leur corps dans l'eau, comme la figure humaine dans la peinture, est arraché au temps ; ils s'aiment de toute éternité ; ils sont comme libérés de l’existence, avant que David ne se colle violemment à Katia et lui demande de l’aider à la pénétrer. Une autre fois, il se joue entre les deux baigneurs une chorégraphie aquatique, où leurs mouvements dans l’eau semblent être devenus le rituel de la relation amoureuse entre l’homme et la femme — et il serait possible de décrire tous les mystères de l’amour dans ce bassin qui n’est plus de carrelage et d’eau mais la source même des sentiments. Ici, il suffit d’un plan de pur suspense où David s’approche lentement de Katia au premier plan de l’image, et ensuite de la prendre dans ses bras et de l’emporter dans l’onde, pour sentir comme une distance infranchissable entre les sexes tout à coup s’abolir par une étrange et inquiétante attraction. Mais il suffit aussi d’une outrancière simulation sexuelle pour abolir l’émotion qu’une subtile mise en scène dans l’eau venait tout juste miraculeusement de produire.

David Wissak et Yekaterina Golubeva dans la piscine dans Twentynine Palms

Twentynine Palms s’organise ainsi entre une force de construction et une force d’autodestruction. Et si ce qui construit est du domaine de la représentation — et même peut-être la dépasse, tel que vu plus haut —, ce qui détruit est du domaine de la performance. Toutes ces scènes où le film exige de ses comédiens des gestes impudiques, de ne plus donner que les manifestations ostentatoires d’une crise amoureuse singée par des cris et des pleurs, font appel au degré zéro de l’art de l’acteur en sollicitant sa seule technique d’imitation exubérante qui n’exprime rien d’autre qu’elle-même. Un procédé employé deux fois dans le film est exemplaire de cette technicité qui tourne à vide : un long plan fixe sur le visage de Katia qui au bout d’un certain temps se met à pleurer ou à rire, ou les deux. On se croirait durant une audition où l’actrice valoriserait la palette de ses talents.

Il est toujours possible d’imaginer qu’en passant du registre de la représentation à celui de la performance, Twentynine Palms exprimerait mieux son sujet du couple amoureux tiraillé entre ses capacités sublimes de voir à deux la beauté du monde et sa propre déchéance charnelle, homme et femme pris en étau entre leur double nature spirituelle et bestiale. Mais cette dualité n’opère ni contraste ni dissonance dans le film, mais l’interruption d’un processus, de la construction d’une pensée, par la performance technique d’une simulation sexuelle naturaliste — ou le naturalisme comme opération de destruction.

Deux manières, deux visions du cinéma incompatibles comme les deux mêmes pôles d’un aimant, mais qui, dans leur dualité même, révèlent d’autant mieux ce qui fonde, ici, l’art, là, son absence. C’est grâce à la maîtrise et à la compréhension de l’effet de montage Koulechov d’association des plans, ainsi que de la construction du regard chez Hitchcock que dans Twentynine Palms deux plans suffisent pour pénétrer les sentiments intérieurs les plus profonds du personnage. L’image des stores baissés de la fenêtre de la chambre du motel suivie de celle de David inexpressif couché dans le lit crée une relation entre son regard vague et cette fenêtre close qui devient l’image même de son être coupé du monde, manifeste le néant de sa volonté. Ailleurs, c’est le souvenir des mises en scène des frères Lumière — construite dans la profondeur selon un angle de trois-quarts — qui fait de cette vue large d’une rue déserte qu’arpente le couple, réduit à deux petites silhouettes dans ce décor sinistre de bourgade américaine, l’expression de leur rapport au monde où l’individu n’est rien dans un univers d’objectivité absolue ; expression poursuivie et confirmée par une construction géométrique de l’espace des rayons vides d’un supermarché.

Au contraire, l’emploi de ces caméras épaule — caractéristiques du naturalisme — fait de l’image, non plus l’instrument d’analyse poétique du monde et des êtres, mais un sac de sensations, le produit d’une boîte munie de lentilles qui tremble comme l’épaule de son cameraman. David et Katia marchent dans la rue, l’image tremble, marche avec eux, et ne fait rien d’autre. Comme l’acteur réduit à sa seule performance physique, l’image de cinéma est ici assujettie à son unique phénomène technique, le degré zéro de l’image.

Sûrement, la fin de Twentynine Palms est due à une volonté de régression. Remplie de cruauté, de violence, de sexe et de sang, elle fait preuve, en termes de cinéma, d’un terrorisme opérant un rapt de l’émotion par l’ignoble. Bruno Dumont voulait-il laisser libre cours à son désir immature de choquer en faisant un cinéma extrême ? En réalité, faussement extrême, car extrême seulement dans le choc et non pas dans le dépassement des limites — hormis celles de l’horreur — ni dans l’audace de la pensée. Si toute œuvre d’art est un crime non perpétré (Adorno), dans Twentynine Palms, Bruno Dumont l’aura en effet perpétré, et la victime aura été l’art.

Mais Twentynine Palms nous rappelle aussi qu’on peut faire autre chose. Si, comme dans ce film, à côté du naturalisme, l’art n’est pas loin, alors sont proches aussi du cinéma naturaliste contemporain d’autres voies, nourries des conquêtes artistiques des grands films d’avant et de la modernité. Comme dans cette scène de sexe sauvage au pied des canyons et de laquelle procède exceptionnellement une apothéose : de la simulation crue des acteurs, l’escamotage de leur nudité et de leurs ébats par des gros plans focalisés sur leur visage suggère un rapport spirituel, plus intellectuel de l’amour où, comme le pensait Lacan, en vérité, il n’y a pas de rapport sexuel. Enfin, leur corps nu au sommet d’un canyon n’est plus de chair, mais pur signe, la figure humaine confondue avec la pâleur de la roche et plongée au cœur de la nature déserte — volonté de s’abolir, et le monde avec soi, s’achevant dans un gros plan fixé tout droit sur le soleil. Illumination qui, finalement, redevient le soleil brûlant la peau. Alors, de la chair, l’esprit n’est pas loin.

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