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Omar Sy est le soldat "inconnu" dans "Tirailleurs" de Mathieu Vadepied
Critique

« Tirailleurs » de Mathieu Vadepied : L’illustre inconnu

Thibaut Grégoire
Poussé par la présence imposante à son affiche d'Omar Sy et par sa sélection à la très "sérieuse" et "parallèle" section Un Certain Regard à Cannes, Tirailleurs de Mathieu Vadepied se paie un succès commercial et se voit érigé en exemple, alors qu'il n'est au fond qu'un téléfilm académique et didactique. Plus grave, son twist final utilise une "trouvaille" scénaristique à des fins douteuses, jusqu'à prétendre à une ampleur qu'il ne mérite assurément pas. De "film pour les écoles", Tirailleurs passe à "cas d'école", exposant ce qu'il ne faut surtout pas faire.
Thibaut Grégoire

« Tirailleurs », un film de Mathieu Vadepied (2022)

Si tant est que l’on s’intéresse parfois de près où de loin à la vie des films en tant qu’objets commerciaux ou produits culturels, il est parfois comique de se rendre compte à quel point la destinée parallèle et contradictoire de certains d’entre eux est injuste voire désespérante. Ainsi, au moment où une grosse production hollywoodienne très ambitieuse et très réussie telle que Babylon de Damien Chazelle se prend une volée de bois vert par son échec au box-office et par son absence presque totale parmi les nominations d’une célèbre remise de prix dorés, un film français, dont on n’aurait pas cru une seconde à la vocation de succès populaire, réalise une prouesse commerciale tout en étant élevé au statut d’objet patrimonial et politique important. Il faut dire que Tirailleurs de Mathieu Vadepied a, dès le départ, bénéficié d’une bonne étoile ou, plus précisément, d’une série de coups de pouce plus ou moins providentiels qui lui permirent de se hisser au rang de film « sérieux », de film d’auteur à sujet. Honoré de la présence imposante d’Omar Sy à son casting et sur son affiche, le film a également été poussé par sa sélection dans la très « sérieuse » et « parallèle » section Un Certain Regard à Cannes, qu’il a fort normalement et légitimement utilisé comme rampe de lancement prématurée mais finalement payante.

Maintenant qu'on peut voir le film en salles – et que beaucoup de monde l’a vu, apparemment – on peut se rendre compte à quel point Tirailleurs est un téléfilm France 3 d’un académisme désespérant. Rien ne dépasse du cadre dans ce récit linéaire et didactique d’un itinéraire individuel censé représenter celui de l’entièreté des tirailleurs sénégalais enrôlés de force ou manipulés pour servir de chair à canon à l’état français durant la guerre des tranchées de 14-18. Il y a bien là la tentative de faire du cinéma réaliste, caméra à l’épaule, suivant un personnage dans ses déambulations et sa quête personnelle, le tout avec un arrière-fond historique et dans des plateaux de cinéma dédiés à une reconstitution « de bonne facture » et prétendument spectaculaire. On voit d’ailleurs bien à cet égard que Tirailleurs est postérieur au 1917 de Sam Mendes, comme quoi il n’y a pas que les chefs-d’œuvre qui s’influencent entre eux : il y en a aussi de très mauvais qui en inspirent d’encore pires. Le film essaie également d’investir le terrain du drame familial émotionnel en faisant de son héros Bakary Diallo (Omar Sy) un père suivant son fils dans son enrôlement pour le protéger coûte que coûte, mais le film réussit l’exploit de ne jamais émouvoir malgré les grosses ficelles et les violons déployés. Ne surnage vraiment que le didactisme tenace du projet, le pénible fardeau d’un film à débat et/ou pour les écoles, qui n’en a sans doute pas fini de faire croire à des classes entières que l’art a toujours quelque chose à dire, qu’un bon film c’est avant tout une bonne histoire, une bonne histoire et une bonne Histoire.

Bakary Diallo (Omar Sy) protège son fils (Alassane Diong) dans "Tirailleurs" de Mathieu Vadepied
© Marie-Clémence David 2022 - Unité - Korokoro - Gaumont - France 3 Cinéma - Mille Soleils - Sypossible Africa

Mais, dans ce joli cadre d’où rien ne dépasse, dans la croûte académique, survient fort bizarrement, in extremis, un twist « abracadabarbant », qui sort réellement de nulle part, en dépit de tout pacte avec le spectateur, juste pour asséner une petite trouvaille d’écriture et l’ériger en éclair de génie et faire prétendre le film à un élargissement, à une universalité et une ampleur qu’il ne mérite certainement pas. Dans un épilogue donc édifiant, les os de Bakary sont récoltés par des soldats en mission et ramenés à la patrie pour être enterrés à la capitale. Où ? Nous vous le donnons en mille… sous l’Arc de Triomphe, évidemment. Bakary n’est ni plus ni moins que le soldat inconnu, et la voix-off de son interprète vient souligner l’incongruité de cette « révélation » par un monologue – dit en peul et sous-titré – aux accents pathétiques et grandiloquents (« Au-dessus de moi, les bruits ont changé. Où suis-je ? Suis-je dans votre cœur ? Ai-je ma place parmi vous ? Souvenez-vous de moi. Souvenez-vous de nous. »).

Au-delà de l’aspect inopiné et véritablement kitsch de ce twist, un parfum d’inconvenance et d’obscénité s’en dégage, lorsque l’on réalise tout de même que Tirailleurs vient d’associer le visage sympathique du comédien préféré des français, d’une « star », à un symbole des dommages collatéraux et des pertes humaines occasionnées par toutes les guerres. Se servir de cette « trouvaille » scénaristique comme d’un levier dramatique pour essayer d’inscrire le film dans une sorte de mythologie « cinégénique » et d’en faire par ce biais un exemple, un mètre-étalon du film de guerre engagé et humaniste, pose question sur l’éthique des auteurs et de leur responsabilité envers les sujets qu’ils traitent et se réapproprient. Le didactisme et la vulgarisation ont bon dos, et Tirailleurs, s’il est correspond parfaitement à un « film pour les écoles », est aussi et surtout un « cas d’école » exposant de manière définitive ce qu’il ne faut absolument pas faire.