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Temps sans pitié de Joseph Losey
Esthétique

« Temps sans pitié » de Joseph Losey : Hauteurs de vue

Maël Mubalegh
À partir d'une histoire de cinéma assez classique – rétablir la vérité pour innocenter le faux coupable et traduire en justice le véritable assassin – Joseph Losey propose avec « Temps sans pitié » une mise en scène ingénieuse faisant peser les enjeux du scénario sur les positions tenues par les personnages : il y a un lien étroit entre « détention » d’une vérité et ascendant spatial ou visuel sur autrui.
Maël Mubalegh

« Temps sans pitié » de Joseph Losey (« Time without pity », 1957)

Dans Temps sans pitié, Joseph Losey raconte une histoire des plus simples : au début du film, David Graham (Michael Redgrave), homme brisé par la vie, rongé par l’alcoolisme, vient de sortir d’une (énième ?) cure de désintoxication. Peu de temps auparavant, son fils, Alec (Alec McCowen), a été reconnu coupable du meurtre d’une prostituée danseuse de revue (la courte séquence de pré-générique nous montre pourtant le visage du vrai meurtrier), à Londres. Convaincu de l’innocence de son fils, David se lance dans une course contre la montre pour débusquer la ou les preuve(s) décisive(s).

Vacillements

Pour autant, la mise en scène de Joseph Losey se révèle, quant à elle, compliquée, presque maniérée – elle étoufferait sous les jeux d’ombres, les surcadrages (miroirs, architectures clivées, etc.), n’était la sécheresse d’exécution qui la préserve d’une sophistication un peu trop consciente de ses effets. Cette mise en scène pourrait être ici résumée de la façon suivante : pour atteindre la vérité, il faut (savoir) prendre de la hauteur. Mais, si la formule est à entendre tout d’abord dans son acception spatiale, celle-ci se double très vite d’un sens métaphorique – intelligence morale qui implique de quitter sa position de surplomb pour voir les choses en face.

La brève scène de pré-générique, en plus de révéler l’identité du vrai coupable (Robert Stanford, joué par Leo McKern, riche industriel dont le fils adoptif était un ami d’Alec), offre une vision elliptique, lacunaire, de l’espace du « drame » (le riche appartement des Stanford). Le générique s’inscrit sur un plan où la lumière (source : une lampe qui vient de tomber) « vacille », éclairant dans ce vacillement un tableau accroché au mur (l’agrandissement d’une gravure de Goya qui représente un taureau aux prises avec des chiens de chasse). Vacillement de la lumière : chancellement du réel, mise en doute des vérités acquises. Mais peut-être plus encore : traduction formelle et synthétique de l’état d’hébétude (en grande partie dû à l’alcool) dans lequel s’enfonce David à mesure que son « enquête » progresse.

On retrouvera un pareil effet d’éclairage peu de temps après, alors que David se trouve dans le cabaret où travaillait la victime. Dans les coulisses, il entame une discussion avec la sœur de la danseuse assassinée, elle-même membre de la troupe – dans le plan, il est alors placé à droite tandis que la jeune femme lui fait face, dans la moitié gauche. Pendant ce temps, l’une des suspensions lumineuses fait des va-et-vient au-dessus de la scène. Vers la fin du film, alors qu’il est sur le point de faire éclater la vérité, David retrouvera son interlocutrice revêche dans un bar situé non loin du cabaret. Au moment de lui exposer les faits « véridiques », David la plaque presque violemment contre le comptoir, inversant alors les positions (il est dans la gauche du plan, elle dans la partie droite). Tout au long du film, Joseph Losey joue de ces renversements de position(s), parfois savamment chorégraphiés, un jeu qui prend sans doute sa forme la plus intéressante (et la plus « expressive ») dans le motif du « surplomb ».

Surplombs

Au début du film, David rend visite une première fois à son fils en prison. Ils se parlent à travers une vitre carrée. Le champ/contrechamp de leur conversation accentue les reflets : quand la caméra est centrée sur le visage du fils, celui du père se reflète à côté, et inversement. Mais, du fait de l’alignement des regards, les deux « pans » de ce champ/contrechamp ne s’équivalent pas : lorsque la caméra est tournée vers le fils, les deux visages sont « juxtaposés », ils sont placés en ligne – le reflet de David apparaît estompé, « mangé » par le décor de l’arrière-plan. Quand la caméra est orientée vers le père, en revanche, le visage du fils, tel qu’il se reflète, apparaît en léger décalage. La pâleur de la peau d’Alec ressort alors avec netteté et l’on a la sensation qu’il « surplombe » son père du regard. Ici, Losey semble poser un lien étroit entre « détention » de la vérité (ou du moins, d’une vérité) et ascendant spatial ou visuel sur l’autre : car, à ce moment-là, Alec fait – sans ambages – comprendre à son père qu’il ne croit en rien aux belles histoires qu’il se met soudain à lui raconter (non, la cure de désintoxication de David n’aura eu aucun effet bénéfique sur son état psychique ; il est et restera toujours aussi « atteint » – ce que confirme, du reste, toute la suite du film). À l’issue de cette première entrevue, David, au cours de son échange avec l’avocat de son fils (lequel essaye de le persuader de la culpabilité d’Alec), déclare, pensif : « Somewhere… There must be something that everybody overlooked. » Cet « overlooked » induit bien évidemment l’omission d’un élément important, signifiant, qui permettrait de disculper Alec. Mais sans doute faut-il aussi le comprendre dans le sens du « surplomb », tant celui-ci s’est incarné avec force dans la scène qui a précédé. La même scène « se répète » lorsque David, pour les besoins de son investigation, rend visite à la mère d’une autre danseuse de revue de la troupe, alcoolique elle aussi, alors passablement imbibée : David refuse le verre d’alcool que son hôte lui offre, laquelle lui signifie à ce moment-là qu’elle a vu sa faille (oui, il est tout aussi alcoolique qu’elle-même) – elle se met soudainement en position de surplomb par rapport à lui (installée jusque-là dans le fauteuil, en face de celui de son interlocuteur, elle se lève et se rassied sur l’accoudoir ; le cadrage accentue alors sa position de domination sur David).

D’égal à égal

Toute la stratégie de David (fût-elle inconsciente) sera alors de rivaliser d’ingéniosité pour contrer les effets « paralysants » de l’alcool – gagner du temps ; gagner le plus de temps possible malgré l’alcoolisme et contre l’injustice. Ce temps, il ne pourra le rattraper que « dans » et sur l’espace ; en prenant de la hauteur sur les événements et (peut-être un peu paradoxalement) en quittant simultanément sa position de surplomb – de mépris offensif – vis-à-vis de son antagoniste. L’ultime duel entre les deux hommes prend pour théâtre les bureaux de Stanford, derrière lesquels se trouve un circuit automobile. David le découvre du haut des marches ; Robert Stanford est en bas, il s’apprête justement à tester une voiture de sport. David dévale les marches, se poste face au véhicule et crie, en somme, « à l’assassin », alors que son adversaire est en train de démarrer. David tente de ne pas perdre des yeux Stanford et se dirige vers un petit pont qui, là encore, surplombe la piste. Mais, l'alcool aidant, la vitesse étourdissante du « spectacle » a tôt fait de lui donner le tournis. David fait un premier pas décisif vers la victoire : à nouveau, il descend de son promontoire et se place en marge de la piste, agitant sa veste, qu’il tient d’une main, afin de déconcentrer Stanford, lequel arrive alors à sa hauteur. Peine perdue. Une fois la course d’essai terminée, l’assassin monte à son bureau d’un pas soutenu, suivi de près par David (sa position de surplomb, qu’il n’a ici pas encore tout à fait quittée, est accentuée par la grande différence de taille entre les deux hommes – Redgrave est nettement plus grand que McKern). C’est dans le bureau que tout se joue. Au départ, Stanford semble de nouveau dominer David (le premier se tient debout, plein d’aplomb face à un David à bout de souffle, en état d’ébriété, qui s’est assis au bureau). Celui-ci s’apprête à téléphoner – le changement d’axe nous le montre de face, assis au bureau, tandis que Stanford est toujours debout, cette fois à l’arrière-plan, près de la fenêtre. Dépité (l’appel ne servirait effectivement à rien, en l’absence de preuve tangible), David se lève et attrape le pistolet qu’il avait caché dans sa poche, puis le pointe vers Stanford (qui continue de le narguer). Comme saisi d’une illumination, David comprend soudain que, dans ces dernières minutes décisives (la femme de Stanford et leur fils adoptif sont en train d’arriver, ce que trahit l’agitation de Stanford qui regarde par la fenêtre), il ne pourra prendre le dessus sur son adversaire qu’en se résolvant pleinement à quitter la position de surplomb qui avait été la sienne jusque-là. Il va donc faire appel à la ruse : feindre un moment de faiblesse, lâcher le pistolet en le laissant choir sur le bureau. Plan ingénieux : Stanford est immédiatement attiré vers le bureau, il se saisit de l’arme. David va inverser le rapport de forces (basculement qui s’accompagne là aussi d’un renversement des positions dans l’espace du plan : David va acculer Stanford contre le bureau). Il amène en effet Stanford à tirer « malgré lui » (Stanford a toujours le pistolet dans la main, pointé vers David, mais celui-ci parvient à appuyer sur la détente). L’ultime plan du film, qui acte visuellement cette « prise de hauteur » (en même temps que la victoire de David, puisqu’il y a de nouveau changement d’axe), est aussi l’un des très rares plans d’ensemble de Temps sans pitié qui réunisse dans le même cadre les protagonistes du drame. Stanford est dans la moitié gauche, occupé à redonner vaille que vaille au « faux » meurtre de David sa véritable apparence de suicide. Mais sa femme, Brian leur fils, ainsi que l’avocat d’Alec, sont déjà en train d’entrer par le fond de la pièce ; ils restent cois, dans la moitié droite du plan, avant que le meurtre ne soit « constaté » et que Brian ne s’avance vers le bureau pour téléphoner à la police. La chorégraphie des acteurs achève d’établir le délitement de la « famille » Stanford – l’ultime vengeance de David sur l’injustice du destin.

Ressorti par Carlotta Films début mars 2020 dans une copie restaurée, le premier film de la « seconde période » de Joseph Losey est visible actuellement en streaming sur la plateforme VOD de l’éditeur.

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