« Survival Family » : À l'aveugle sur la route de la survie
Revisite habile et drôle du thème de la route peuplant les récits post-apocalyptiques, Survival Family prend à contre-pied les codes du genre. Le héros est une famille tokyoïte ordinaire, le transport se fait à pied ou à vélo, et le principal obstacle est un tunnel non éclairé.
Survival Family (2017), un film de Shinobu Yaguchi
Qu’il s’agisse du désert de Mad Max, des chemins froids et vides de The Road ou encore des rails enneigés que traverse continuellement le Snowpiercer, nombreuses sont les figures de la route peuplant les récits post-apocalyptiques. Leurs héros doivent y avancer, souvent en ligne droite, vers un ailleurs incarnant un dernier espoir de retour à la civilisation : le paradis perdu où est née Furiosa chez Georges Miller, la mer du Sud chez John Hillcoat/Cormac McCarthy ou le premier wagon du train chez Boon Jong-Ho/Lob-Rochette. Cette narration se prête bien au cinéma, puisqu’elle repose essentiellement sur le mouvement. Présenté au BIFFF 2018, le film Survival Family de Shinobu Yaguchi revisite ce « code de la route » en le prenant à contre-pied de manière assez rafraichissante. Ici, le héros est une famille tokyoïte ordinaire, le transport se fait à pied ou à vélo, et le principal obstacle sur la route est un tunnel non éclairé.
Survival Family débute, contrairement à la majorité des films du genre, avant la catastrophe, pour ensuite tenir l’essentiel de son récit dans les premiers jours qui la suivent. Les premières scènes marquent peu de mouvement, présentant la famille Suzuki et son quotidien à Tokyo, dans des postures plutôt immobiles. Ils sont assis pour travailler devant un ordinateur, debout pour cuisiner, assis devant la télévision, couchés sur le lit devant le téléphone. Le lendemain, c’est le blackout généralisé : privés d’électricité, de transport, de technologie, les personnages sont totalement désemparés. Cette société moderne s’effondre par petites touches : il n’est plus possible de travailler, d’aller à l’école, de se nourrir. Les personnages entament alors un long périple à travers le Japon, vers une ville lointaine où, selon la rumeur, il y aurait encore de l’électricité, reprenant le code des routes dans le film post-apocalyptique. Le cinéaste s’amuse à détourner cette structure avec humour. Il montre d’abord plusieurs moyens de transport dans des positions immobiles ou absentes : voitures en panne, métro-trains n’arrivant pas, avions condamnés à rester cloués sur le sol. Les Suzuki prennent la décision de parcourir ces routes à vélo, connaissant alors de nombreuses mésaventures, dont la plus intéressante est probablement la traversée d’un simple tunnel.
Vers le milieu du film arrive une séquence clé, celle du tunnel. Notre famille cycliste arrive en face d’un long tunnel pour automobiles, plongé dans l’obscurité. Hésitant, ils remarquent un groupe de femmes aveugles assises sur le côté de la route, proposant de faire traverser le tunnel contre une bouteille d’eau ou un sac de riz. La fille Suzuki se moque et avance, déclarant que le tunnel est de toute façon en ligne droite. La famille suit son mouvement. Le plan suivant les montre en train de rouler vers le tunnel, jusqu'à être engloutis par la pénombre. Le spectateur ne voit plus les protagonistes, mais les entend crier et paniquer. L’avancée est vite abandonnée, et ils font demi-tour, mouvement traduisant leur défaite. L’image suivante révèle leur seconde traversée : avec une facilité déconcertante, l’une des aveugles mène le chemin, battant la route de sa canne, suivie par toute la famille, marchant d’un pas très lent à côté de leurs vélos, tous reliés par une corde. Une fois arrivés de l’autre côté du tunnel, la guide improbable les salue et repart seule dans l’obscurité avec toujours autant de facilité. Plusieurs enjeux importants sont racontés dans cette petite scène très drôle. Ce tunnel sombre aurait pu constituer une sorte d’épreuve initiatique pour les personnages : un passage symbolique vers un autre monde, où il faut avancer sans technologie. Ici, l’initiation est manquée. Les Suzuki n’y apparaissent d’ailleurs jamais complètement à l’image : absents dans l’obscurité, ils réapparaissent sous forme d’ombre quand ils courent pour revenir à l’entrée, puis cadrés de façon incomplète alors que l’aveugle apparait en premier et entièrement à l’image.
Cette séquence raconte aussi une intéressante inversion des rôles et des mondes. Les vieilles aveugles y deviennent des guides toutes-puissantes, là où auparavant elles seraient restées sur le bord de la route, marginales. Ceci complète une scène antérieure, dans laquelle une commerçante échange du riz contre d’autres produits, l’argent n’ayant plus de valeur. Un homme lui propose sa montre de luxe et les clés de sa Maserati, sans succès (« ne me proposez pas des choses inutiles ! »). Les parents Suzuki, eux, parviennent à obtenir un vélo et un sac de riz en échange de… bouteilles d’alcool. Cette remise à zéro des différences sociales, où les rapports de force ne sont plus déterminés par la possession des richesses, est un autre poncif du genre post-apocalyptique (présent par exemple dans le troisième Mad Max), revisité avec beaucoup de légèreté et de fraicheur par Survival Family.
Enfin, ces guides omnipotentes et ce tunnel obscur amènent l’idée du retour à un autre monde. Il pourrait s’agir du monde primitif, le tunnel s’apparentant à une caverne, renvoyant aussi à l’une des scènes précédentes qui montrait le père Suzuki tenter, sans succès, d’allumer un feu par friction. Surtout, le choix du terme « guide » ainsi que la vision omnisciente des aveugles amènent l’idée du retour d’une certaine civilisation passée, celle qui existait avant que la rationalité et la technique ne produisent le « désenchantement du monde ». Et si l’initiation des Suzuki se trouvait plutôt là ? Si l’épreuve, pour cette famille moderne asservie aux technologies et au rationalisme économique, était en fait de donner foi au pouvoir quasi magique de ces « guides », en acceptant de marcher derrière elles ?
Après cette épreuve, la famille Suzuki continue son périple en avançant à travers d’autres routes : celle d’un certain retour à la nature via un cochon à attraper, celle de l’eau via un radeau de fortune, et finalement celle du rail, basculement vers le retour à la civilisation moderne, incarnée par un train en mouvement. La conclusion de ce film, décidément bien surprenant, ressemble à un retour à sa situation initiale, un statu quo où les protagonistes habitent à nouveau une mégapole avec des téléphones bien chargés. Certes, le père repart au travail à vélo, mais cela suffit-il pour marquer l’évolution entre le début et la fin ? Il revient au spectateur de décider si les Suzuki ont gardé des traces des différentes routes parcourues, et s’ils se montreront désormais moins immobiles, se rappelant que le mouvement, pour eux, c’est la (sur)vie.