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La famille en promenade dans Still Walking
Rayon vert

« Still Walking » de Hirokazu Kore-eda : Les intermittences de la mort

David Fonseca
Nul ne déchiffrera jamais l'abîme de la mort. Mais dans Still Walking, Hirokazu Kore-eda parvient à glisser sa caméra dans la nervure. Pour nous faire vivre à hauteur de l'événement, parce qu' « il faut bien tenter de vivre » (Paul Valéry).
David Fonseca

« Still Walking », un film de Hirokazu Kore-eda (2009)

Un été à Okoyama. Sur la côte du Japon. Une famille se réunit pour le quinzième anniversaire de la mort de leur fils. Sous une chaleur de resserre. Mais si le temps est sec, les questions pluvinent, en guise de consolation : peut-on vivre de ce que l'on a perdu ? faire d'un vide un plein, voir la montagne sous le ciel ? Faire de l'invisible vu un trou dans l'obscur ; d'une perte, une chance ; de la vaste iniquité des ténèbres, une lumière ? Mais fut-elle aussi loin que l'hiver, l'été n'est pas prêt de la vérité. Reste alors quelques cercles tracés ici et là, à l'intérieur desquels cheminent les personnages du beau film d'Hirokazu Kore-eda, Still Walking, à partir de la disparition d'un enfant.

Mais comment filmer cette mort au présent ? D'emblée, Hirokazu Kore-eda ne cherche pas à résoudre cette question, mais à la dissoudre, quand bien même s'agirait-il de célébrer l'anniversaire du défunt, ici et maintenant, en nul autre endroit. Aux hommes à la mer, à ceux qui ont des respirations de noyé, Hirokazu Kore-eda vient leur dire que le présent n'existe pas. Rien ne peut se dire au présent, dont il s'agirait pourtant de célébrer la présence minérale, en honorant tristement le décès du fils pour cette famille. Ce présent que filme Hirokazu Kore-eda n'existe pas. Il n'a jamais existé. Il n'y a que du passé, du mort qui parle en eux, sa compacité dont il s'agirait de faire un atout pour réinventer leur drame au matin. Les membres de cette famille n'y peuvent rien, comme la mort arrive soudain. L'effet relève des forces de la physique, des particules dont ils sont faits à l'égal des étoiles. Tout se trouvera toujours à distance, infime infini, un fils parti, un enfant dans le noir. La lumière de la lune met une seconde à leur parvenir quand il faudrait à celle du soleil huit minutes. Ce qu'ils croient voir au présent est absent. Et quand la lumière possède sa vitesse particulière, le son comme le toucher ont leur propre agilité. À l'instant où ils disent « moi », ce moi n'est déjà plus là, mais une version ancienne de quelques millionièmes de secondes. En permanence, un enterré vivant parle en eux, qui les tient par ses territoires. Comme chacun, ils ne peuvent pas faire autrement que d'être au passé – d'être situé par le passé d'où ils perçoivent simplement les ombres du fils les agiter. Le présent sera toujours balayé par le souffle de la mort.

La mort est donc le grand sujet, qui dit d'où nous venons, où nous irons. Hirokazu Kore-eda en filme la famille. Une famille de mort, où la mort les tient debout, à marche forcée. La mort, qui amarre aux autres, comme la matière noire insaisissable l'univers. Autre chose que nous tout près de nous, dit Hugo dans Le Promontoire des Songes. L'inaccessible presque touché par Hirokazu Kore-eda.

Still Walking en est la chronique familiale, ce face à face dans l'ombre avec cette mappemonde de l'ignoré. Cela semble impossible. Cela est. Dans le film d'Hirokazu Kore-eda. Qui n'est donc pas simplement le carnet intime d'une famille traversée par la mort de l'un de ses membres, mais la chronique de la mort, qui contient toutes les morts, dans un film où les vivants semblent morts, ou le mort est encore vif. Une façon de se mettre dans les pas d'Ozu et Naruse, cinéastes du sensible et de la mémoire. Entre l'hier et l'aujourd'hui d'une famille, Hirokazu Kore-eda raconte son lignage cinématographique. Il lance des ponts, celui que le vieux père dans le film ne veut pas emprunter dans un premier temps, qu'il prendra enfin pour aller voir de l'autre côté de la route s'il fait bon y marcher, accompagné de Ryôta, son fils cadet improdigue au côté de son petit-fils illégitime. Hirokazu Kore-eda pose alors en nouveaux termes la question de ce qui fait famille et nous repose de tout ce que le cinéma donne à boire et à manger habituellement sur les petites dynasties s'auto-célébrant dans leurs drames de table. Contre toutes les conventions du genre, le cinéaste se retranche du spectaculaire qui accompagne trop souvent les retrouvailles familiales, qui nous égare de ce qui fait la puissance de ce haut lieu où commence et se termine les généalogies. Il rompt tranquillement. La brutalité de la vie y est adoucie. Le surgissement soudain de la fatalité de la mort d'un enfant chéri, l'aîné de la famille, son étalon-or, y est amortie par un choix de mise en scène qui l'éloigne de son comparse Kyoshi Kurosawa, la même année, dans Tokyo Sonata. Aussi tragique soit-elle, cette mort n'est pas une fin, plutôt le moyen d'accommoder les pas de chacun à sa marche. Malgré tout.

Ce malgré tout est capital. Il sur-détermine les enjeux de Still Walking comme il (re-)compose la famille autant que le destin qu'il s'agit pour chacun de s'inventer à partir de cette mort quasi-inaugurale. Mais comment mettre en images l'inracontable de la mort ? En circonscrivant l'aire de son périmètre infini par son rayon le plus court, soit lors de la commémoration du quinzième anniversaire de la mort de leur fils, Junpei. Hirokazu Kore-eda s’en tient alors à la pure linéarité d’une chronologie resserrée sur près de vingt-quatre heures et trouve, dans la sereine succession de ce que la vie a de plus banal – et donc dans ce qu’elle rassemble de plus commun, partageable par chacun – matière à révéler singularités et fêlures. Still Walking ne traite donc pas tant d’un effondrement que d’une continuité. Vingt-quatre heures pour ramasser la vie ordinaire d'une famille. Malgré tout.

La grand-mère dans Still Walking
© Pyramide Distribution

Tout en retenue, parce que la mort, malgré la rudesse de sa poigne, continue longtemps de faire son œuvre au noir, Still Walking transmue sans cesse son matériau dramatique où sa sensibilité n'est jamais mièvre, sa dureté non pathétique, sa comédie toujours humaine. Hirokazu Kore-eda opte pour l'entre-deux, niché sur le seuil, un passage par où vient la vie, par où passe la mort. Un site transitoire, car la famille sera toujours à la fois le haut lieu de la conservation nécessaire au risque de la rigidification comme celui rassurant des repères qui font les trajectoires. La famille comme territoire silencieux mais tectonique de la construction comme de la destruction des individus, qui trahit des innocences, dérobe ses diamants. Famille je vous aime, famille je vous hais, elle tient les comptes comme elle décompte. Elle assigne à résidence les destins individuels qu'il s'agira toujours de subsumer sous le plus méritant (ici, le père, médecin retraité, comme le fils disparu) autant qu'elle libère possiblement en appelant à transgresser ses propres normes d'engourdissement par l'intrusion d'un nouveau membre, une impureté qui en sera à la régénération. L'occasion favorable de cet anniversaire, fut-il mortuaire, comme pour toutes les familles, sera donc toujours le moment opportun par lequel cette petite société se revitalisera en se racontant ses histoires de mort à dormir debout afin de réassurer en permanence sur des assises fermes et solides ce qui tangue en permanence à cause des accidents de la vie. Hirokazu Kore-eda filme cette structure rigide posée sur des individus changeants, qui ne se réunit que pour donner à ses membres le spectacle d’une permanence toute fictive, qui ne correspond qu’à ses modèles de légende. Car toute famille, pour asseoir ses fondements, dispose d’une mythologie domestique propre, qu’elle loge en un passé glorieux ou dans la figure d’un ancêtre charismatique. En comparant le destin manqué de chacun (du fils cadet à leur fille, en passant par chacun de leurs compagnons) à celui du père comme à celui qui aurait pu lui succéder, Hirokazu Kore-eda nous permet de comprendre à quoi ressemble trop souvent le trajet des choix dans la vie : à la répétition. Le reste du temps consistera à tenter de se désaffilier. De se retrancher du livret de famille, en respirant avec les espoirs familiaux dans les poumons, s'efforçant de les empêcher de remonter le long de la poitrine. Sera-ce possible ? Péniblement. Il n'est pas simple de soigner ce genre de symptômes : la toux récurrente, les sibilances, l’essoufflement anormal. L’asthme de la vie. Parce qu’on ne peut jamais véritablement se soustraire du contact des rêves allergènes parentaux partout en suspension dans l’air.

Hirokazu Kore-eda en filme les restes cendreux. Il montre la famille comme l'urne funéraire qui contiendrait toutes les vies, qui les domesticise au risque du domesticide. La mort y est son ciment, comme le sol sur lequel elle fermente. Pas une pièce traversée dans Still Walking qui ne débouche sur le petit autel votif où trône la photographie du fils défunt. La mère du disparu y tient déjà résidence, tout à ses côtés. Elle a trouvé asile dans une forme de folie douce. Son fils continuerait de lui rendre visite, réincarné en papillon jaune, ce papillon blanc qui aurait survécu à l'hiver, une manière de se fictionner avec lui. Une mère par qui tient la maisonnée, autant par les repas qu'elle prépare que par la haine irascible qu'elle ressent à l'endroit de celui que son fils a sauvé des eaux, qu'elle invite chaque année pour se complaire de l'humiliation qu'elle lui inflige. Lui, devenu gros, tellement gros, dont la suée ne suffira jamais à rendre toutes les eaux du chagrin. Salinité de la mère à la mer, liquide amniotique par où la vie vient comme elle est partie un beau matin. La mort partout, qui les observe quand le fils mort les regarde, cette image figée dans un cadre qui donne vie et mouvement à chacun, autour de qui la vie s'ordonne, se désordonne, se donne, plus simplement.

Unité de temps (la commémoration d'un mort sur une durée de vingt-quatre heures), unité de lieu (la maison familiale), Hirokazu Kore-eda, sur un seul choix de mise en scène, filme dans le même temps le ressentiment, le silence, la confrontation, la culpabilité autant que l'harmonie. Un seul cadre pour dire une famille, son énigme, entièrement tenue par le souvenir de Junpei, le fils disparu, celui-là seul qui était en capacité, selon le père, de reprendre son officine médicale, barrant la route à Ryôta, le frère laissé en jachère, le cadet, en état de minorité perpétuel, qui n'a toujours pas d'emploi ni voiture, l'enfant laissé sur le rivage du frère disparu. Une mort dont le ressassement confine chez la mère à l’obsession du vestige d'une vie trépassée, chez le père à la rancune. Et parce que les morts continuent de vivre, les parents fêtent chaque année l'anniversaire de ce fils corsaire, qui s'est un jour jeté à l'eau pour sauver un enfant qui se noyait, qui y laissera son trésor au secret de la mer.

À Yokohama, dans la maison familiale, ce caveau à ciel ouvert, tête coincée entre les souvenirs du fils, maison prise entre la plage où le garçon s’est donné à la mer et le cimetière où il est enterré, les parents reçoivent ainsi leurs deux autres enfants, le choix du roi blessé, un garçon, une fille. Toujours vivants et donc, nécessairement imparfaits aux yeux du père, sans cesse décevants, êtres impurs, ils y viennent accompagnés de leurs petites familles respectives : Chinami, mère de deux enfants, mariée à un commercial vide d'être comme de sens, briguant la maison parentale, et Ryôta, frère bis, central pourtant, sans amarre : inemployé, sans véritable enfant, tardivement marié à une veuve déjà mère. Un personnage secondaire qui devient pourtant, par le seul effet de sa présence, zénithal. Lui aussi avait des rêves, qu'il transcrivait, qu'il dessinait enfant. Devenir médecin, comme le père. Il n'en avait pas la légitimité. L'onction paternelle était réservée au plus adulte des deux fils. Mais que font les rêves des gamins quand ils ont perdu leurs poumons ? Ils s'adaptent au reste. Aux miettes laissées sur la table le dimanche, après le repas de famille. S'en font un ballot pour continuer leur marche, à bas bruits, sur le côté, dans les marges où s'inventent les malhabiles. Ryôta deviendra restaurateur de tableaux. « Médecin de tableaux », dira sa sœur. Métonymiquement, Ryôta est Hirokazu Kore-eda à la réalisation, un peintre minutieux qui refait la gueule de son emploi, s'efforce à remodeler des traits pourtant hérités. En marchant. Par la grâce de ses pas. Par l'effet de ses déplacements, comme de chacun dans Still Walking, ces routes nombreuses, ces escaliers, à monter, à descendre, les haut, les bas de la vie, qui font de lui comme des autres des êtres de passage. Ryôta l'ignore peut-être, un proverbe africain le lui murmure : « Si tu recules, tu meurs ; si tu avances, tu meurs. Alors pourquoi reculer ? »

Cette marche, contre toutes les absurdités qui abattraient sur place, est en même temps une affaire hautement politique. Chez Hirokazu Kore-eda, la famille, ce berceau de l'homogénéité, fait dans le même temps l'épreuve de l'hétérogénéité. Pour perdurer dans son être, il lui est nécessaire de ramener de l’extérieur des hommes, des femmes qui ne lui appartiennent pas, afin de marier ses enfants. Un rite de passage, tout autant : il faut, pour Yukari (la femme de Ryôta) et son fils – traité en « invité », se faire accepter au risque de l'obséquiosité vaine. Veuve, son enfant n’est pas celui de Ryôta. La famille gardera toujours une rancune, une haine secrète pour ce qui draine avec soi un trop prégnant indice de l’extérieur. La mère la tient à distance. Elle apparaît dans Still Walking comme le représentant de la justice et de la force. Mais si elle est, par excellence, le héros civilisateur, à la fois gardienne et garante de l’ordre familial, l’être le plus civilisé, elle est en même temps le plus sauvage, en deçà et au-delà de la loi familiale. Elle est paradoxalement la source de toute la civilité (elle fait la cuisine, tient la maison) et de toute la violence licite qui peut s’exercer dans la famille (elle cherche querelle en permanence au père comme elle tance la femme de Ryôta quand elle humilie celui que son fils a sauvé de la noyade). Toute autre violence s’expose à rencontrer la sienne, toute autre civilité s’expose à être niée par la sienne. Elle se montre cruelle envers ce qui se glisse inopinément à l’intérieur de la famille et en interrompt le cours. Elle se charge des rejets – comme on le dit d’un greffe –.

Dans le même temps, cette mère est bien consciente que si elle cherchait absolument à protéger sa famille de toute forme d'immixtion étrangère, elle l'achèverait au même moment. Pour survivre, il lui faudrait l'auto-détruire. Dès l’origine, il y a infection, impureté, écrit Derrida. Quelque chose d’« autre » a provoqué une allergie. La chose, qui se vit comme propre, est donc toujours-déjà menacée. Ce surgissement a toujours été là ; la chose ou l’être apparemment indemne était déjà impropre. Il faudrait donc le sacrifier pour la mère : mais en le sacrifiant, c’est toute la communauté familiale qui périrait. En immunisant la famille de tout extérieur, elle en solderait le destin. Si la famille est toujours-déjà impropre, et ne peut être autrement, l’en préserver, c’est la sacrifier. Toute communauté est travaillée par ce mécanisme. Pour se protéger, elle remplace le plus souvent l’« autre » par un bouc émissaire : Athènes nourrissait déjà des étrangers pour les sacrifier. Cette immunisation serait alors le mouvement funeste par lequel la famille de Junpei, voulant se protéger elle-même, se détruirait. La famille ne peut jamais faire autrement que s'exposer à la contagion de la relation à l'autre. Le commun, tout ce qui a été mis en commun par la famille, y compris la mort de ce fils, n'est pas le propre, mais l'impropre.

Pour l'avoir secrètement saisi, la mère délègue implicitement à Ryôta, à la fin de Still Walking, la mission de reprendre le tableau familial, comme Matisse reprenait ses peintures par leurs faiblesses. Restaurer le tableau, en forme de palimpseste, recouvrir pour réinventer à partir de ce qui a déjà été tracé. Ainsi, dans les derniers plans du film, elle serre la main à la femme de Ryôta comme à son enfant, une poignée que refuse son fils, qui n'ignore pas que le passage de témoin vient déjà de se produire. La mère passe la main. Elle hésitait encore la veille, car Ryôta, autant que toute la famille, était encore dans l'adolescence impétueuse et fragile de la vie. Ils n'avaient tous que quinze ans, quinze ans depuis que l'abîmé s'était délesté de ses secrets sur l'épaule bleue de l'océan. Au matin, au moment de se séparer, c'est à Ryôta qu'il appartient désormais de continuer à restaurer le tableau familial pour ne plus simplement en faire un caveau. Il ira de son pas, accompagné de sa femme, d'une fille, plus tard, chacun reprenant le chemin des morts, donc de la vie, pour rafraîchir en été les tombes de la mère et du père désormais partis rejoindre en mer le fils naufragé de ses parents. Afin que nul ne soit plus tenu en suspens.

Cette fin du film est essentielle. Elle dit qu'une impureté est au principe de toute vie ; que les problèmes à résoudre se posent au niveau de la mitoyenneté qui est celle de notre intermédiarité, comme chacun des vivants, dans Still Walking : zone des mixtes, du concret, de l’approximation et des alliages impurs, qui n’est pas le lieu aseptisé du pur, qui invarie, qui avarie, qui tue. Contre le purisme, Hirokazu Kore-eda ne perçoit pas la famille comme une hiérarchie renversée, menacée, un corps meurtri, empoisonné de l’extérieur. Sa famille, à front renversée, se perçoit impure depuis toujours, bien avant la mort du fils, sans recours ni remède ; un monde dans lequel aucune action n’est pleinement satisfaisante ; où agir se fait sans point d’ancrage, sans point de mire, dans un risque absolu, en un espace ouvert, où l’obstacle n’est plus le but, puisqu’il ne peut y en avoir…le précipice de l’action, laconisme de funambule, - et le volubilis de l’absurdité qui s’accouple à l’action, qui s’enroule autour ; illisible mais déchiffrable graphie des mouvements de chacun où s’accrochent des parcelles de significations à défaut de sens général. Still Walking devient ainsi le journal de bord déchiqueté, le contre-lyrisme d’un territoire inédit qui, à chaque moment, s’édifie sur de nouveaux gravats, géomorphologie d'une politique, anfractueuse et dilacérée.

C’est pourquoi la famille, qui est une manière de penser encore la communauté, ce qui fait communauté, ne peut être pensée comme un corps chez Hirokazu Kore-eda, fut-il celui du disparu, comme une corporation dans laquelle les individus se fondraient en un individu plus grand. Elle ne doit pas non plus être entendue comme la « reconnaissance » réciproque et intersubjective qui pourrait leur renvoyer un reflet confirmant leur identité initiale. Elle ne doit pas davantage être envisagée comme un lien collectif qui viendrait, à un certain point, relier des individus auparavant séparés. La famille chez Hirokazu Kore-eda n’est pas une manière d’être – et encore moins de « faire » – du sujet individuel. Elle n’est pas sa prolifération ou sa multiplication, mais son exposition à ce qui en interrompt la fermeture et qui le retourne à l’extérieur. Elle est un vertige, une syncope, un spasme dans la continuité du sujet. Une respiration pour apprendre à vivre enfin, reprendre le tableau vivant de l'écorché vif des sciences naturelles, déposer les chairs qui manquaient à la famille.

Finalement, Still Walking s'inscrit dans une histoire des formes particulières, une manière de dire le fond de l'affaire. Dans toutes les civilisations, le thème de l’effacement, double de la mort, est majeur, avec des différences notables de l’une à l’autre, tenant notamment à des conceptions différentes de la présence. Ainsi, en Occident, l’art est en général soucieux de faire voir ou sentir la présence des choses en leur donnant des formes nettes, notamment en peinture. Sans vouloir généraliser, la peinture familiale chez Hirokazu Kore-eda cherche davantage, en glorifiant les ombres de chacun comme le montre Tanizaki dans son Éloge de l'ombre, à rendre les passages, les transitions, le moment des transformations, en somme des processus plus que des états. Une sorte d’évanescence des formes et des couleurs y a pour effet d’effacer la stabilité et la dure présence des choses au profit d’un fond invitant à une participation conviviale des choses dont, pour ce faire, les contours s’estompent. De la représentation des choses, cette peinture dans Still Walking exprime un refus d’achever, donc de clore. Les peintres occidentaux, eux, à l’exception des impressionnistes ou encore, par exemple, de la peinture silencieuse et monacale de Morandi comme celle de la beauté du vide et du silence figuré par Hammershøi, se refusent à effacer l’être des choses saisi dans leur permanence : le tracé des choses, leur contour, leur voluminosité se referment sur leur identité dans une durée uniforme et le fond sur lequel elles se détachent semble garantir, avec leur permanence identitaire, le sentiment fort de leur présence. Ignorée par Hirokazu Kore-eda, cette obsession de la présence est si incarnée dans la mentalité occidentale qu’elle sécrète, dans une climatique angoissée, son symétrique opposé : l’obsession craintive de l’absence ; de là, dans la culture occidentale, la série souvent tourmentée de couples oxymoriques qui se font écho de l’un à l’autre : apparition-disparition, création-destruction, jour-nuit, identité-altérité, lumière-ombre, vie-mort, être-néant...

Au contraire, il ne s’agit jamais pour Hirokazu Kore-eda d’éviter ce chaos, ce Tartare brumeux qui est le royaume de l’effacement, où rien n’y est distinct, qui ignore les repères et les orientations. Même si cette crainte s'exprime chez la mère dans Still Walking, personne n'y trouvera finalement de fascination morbide de la perte de l’identité où les êtres seraient travaillés par l’angoisse d’ignorer ce qu’ils sont et de quel côté ils se situent. Il ne s'agira jamais d’effacer ce qui efface : les ténèbres du voile, pour l’abolir dans son invisibilité. Renvoyer la Mort à sa mort. Au contraire, Hirokazu Kore-eda donne la possibilité à ces êtres de se réapproprier cette part d’eux-mêmes dans la consistance d'une nouvelle loi où ils pourront se sentir enfin présent à eux-mêmes : dans « un même monde », comme le dit Héraclite, où Junpei serait devenu un papillon. Un même monde pour rencontrer un autre que nul n'aura jamais fini d'arpenter. Un même monde pour tendre vers lui, parce que l'autre est une direction, qu'il faudra emprunter, toujours en marchant. Un idéal. Il n'y aura donc jamais de rencontre, ni avec les vivants, ni avec les disparus. Rencontrer quelqu'un ce ne sera finalement jamais parler avec lui, ce sera sempiternellement penser vers lui comme chacun pense ses morts. Une manière où vivre avec nos autres, avec nos hôtes, ne dépendra de rien ni de personne ; où dans l'inapparence, par une suite de glissements imperceptibles, elle s'accordera à quelque chose de plus essentiel, qui ne relèvera ni de l'acquiescement ni du refus, ni d'aucune appréciation sociale, quelque chose qui nous retranchera des airs familiers, qui s'apparentera au soulèvement, et ne se mesurera pas. La mort, qui dit dans Still Walking : j'étais les grands espaces, et ils marchaient sur moi. Parce qu'il faudra bien, d'une manière ou d'une autre, « tenter de vivre » (Paul Valéry).

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